Le microcrédit : émancipation ou victimisation ?
Par Sushovan Dhar, Sankha Subhra Biswas
La pandémie et le confinement qui s’ensuit ont frappé l’Inde comme jamais auparavant. Un rapport de K Chandra Shekhar et Kasif Mansorr de l’université Azim Premji précise que « selon le rapport de l’OIT, en Inde, plus de 400 millions de travailleurs du secteur informel risquent de tomber dans une pauvreté encore plus grande en raison de l’épidémie de Covid-19 ; les secteurs tels que l’hôtellerie et le logement, le commerce de détail et de gros, les services commerciaux, la construction et l’industrie font face à des conséquences dramatiques avec une diminution de la production et des pertes d’emplois et d’heures de travail. Au total, 1,25 milliard de travailleurs dans ces secteurs, soit plus d’un tiers (37,5 %) des travailleurs du monde entier, sont à haut risque. La situation des travailleurs informels peu rémunérés et peu qualifiés est très préoccupante dans les pays à faible et moyen revenu où les industries et les services emploient une grande partie de ces travailleurs, qui représentent 61 % de la main-d’œuvre mondiale, soit 2 milliards de personnes, et ne bénéficient d’aucune protection sociale ni d’aucun filet de sécurité ».
Une autre enquête représentative de près de 100 000 familles dans 11 États menée par l’ONG Praxis India, basée à New Delhi, à révéler qu’alors que « les moyens de subsistance des dalits, des musulmans, des adivasis (indigènes) et des tribus nomades et “libérées de l’obligation de notification” disparaissaient, la perte de revenus a entraîné une augmentation de l’utilisation des prêts, y compris auprès de prêteurs locaux à des taux d’intérêt élevés ». En outre, « les prêts, principalement contractés auprès d’employeurs, de voisins, de parents et de prêteurs et à des taux d’intérêt élevés, ont été le déclencheur d’autres formes d’exploitation sociale et économique, notamment la traite, le travail en servitude et le travail des enfants. »
C’est également ce qu’ont constaté des membres de Prantajan – une initiative de la société civile engagée auprès des marginaux – lorsqu’ils sont allés organiser des cuisines communautaires dans plusieurs régions du Bengale-Occidental, en Inde. Ces cuisines avaient pour but de créer des réseaux de solidarité entre les personnes dévastées par le double coup du confinement et du super cyclone Amphan. En organisant ces cuisines communautaires, ils ont eu l’occasion d’interagir avec la population locale, hommes et femmes, et de connaître leur plus grande préoccupation pendant cette période difficile : la peur de devoir affronter les agents de recouvrement des différentes institutions de microfinance (IMF) qui leur avaient précédemment consenti des prêts.
C’est ainsi qu’a commencé le travail d’organisation des victimes du microcrédit, principalement des femmes dans les zones rurales.
Ce travail a commencé par une enquête auprès de plus de 100 femmes qui avaient contracté des prêts, mais n’avaient pas pu les rembourser depuis le début du confinement. Prenons l’exemple de Sabina Khatun, une villageoise qui travaille en sous-traitance pour l’industrie d’exportation du cuir. Elle a contracté un prêt de 80 000 roupies indiennes pour les besoins du ménage. Selon le contrat, elle doit rembourser 950 roupies par semaine pendant deux ans, soit un total de 98 800 roupies, ce qui correspond en fait à un taux de 21,73 % par an puisque l’argent est remboursé chaque semaine. Actuellement, elle est sans emploi et incapable de payer ses échéances hebdomadaires et donc, poursuivie par les collecteurs de prêts.
Cela se produit à un moment où il y a une augmentation des défauts de paiement de la dette des entreprises privées. Nous avons déjà constaté que « de grands chefs d’entreprise comme Vijay Mallya, Nirav Modi, Mehul Choksi, Jatin Mehta (Winsome Diamonds) et les frères Sandesara (Sterling Biotech) sont accusés de méfaits et ont fui le pays sans payer leurs dettes. Le “India Corporate Health Tracker” du Crédit Suisse d’août 2019 a montré qu’à quelques exceptions près, toutes les grandes entreprises privées sont lourdement endettées et “chroniquement stressées”. Il a averti qu’une nouvelle vague de crise des actifs non performants était à venir. (Pour en savoir plus, lire “Rebooting Economy XIII : Why Indian corporates are debt-ridden”) C’était avant que la pandémie ne frappe. La pandémie a entraîné un moratoire sur le remboursement des prêts, dont les grandes entreprises se sont délectées même lorsqu’elles étaient capables de rembourser. Le rapport semestriel de la banque centrale, la Reserve Bank of India (RBI) sur la stabilité financière (Financial Stability Report) de juillet 2020 indique que 70 % de l’offre de moratoire ont été utilisés par des entreprises cotées “A” et plus avec un ratio dette/fonds propres confortable (ce qui signifie qu’elles pouvaient payer, mais ont choisi de ne pas le faire). »
Ce rapport de la RBI avertissait que le ratio des actifs non performants bruts des banques commerciales régulières risquait de se dégrader, passant de 8,5 % en mars 2020 à 12,5-14,7 % en mars 2021, en raison de la détresse économique induite par la pandémie. [1]
En outre, « l’Inde a abaissé ses taux d’intérêt de 0,4 point de pourcentage, passant de 4,4 % à un taux annuel de 4 %. Les taux directeurs sont un outil utilisé par les banques centrales pour mettre en œuvre la politique monétaire. Ce changement est le premier à avoir eu lieu depuis le 27 mars 2020, date à laquelle la banque centrale avait abaissé les taux d’intérêt de 0,4 point de pourcentage pour les amener à 4,4 % » [2]. Le taux d’intérêt directeur est en baisse constante depuis le 25 octobre 2011, où il était de 8,5 %. Les taux d’intérêt directeurs sont normalement réduits pour contrer un affaiblissement des prix, ou une éventuelle situation déflationniste. Il vise également à revitaliser l’économie et à faciliter la hausse des exportations. De même, les intérêts du prêt à la construction de logements peuvent être utilisés à un taux d’intérêt aussi bas que 6,75 % par an et à 7,3 % par an pour l’achat d’une automobile.
Par conséquent, ce taux d’intérêt exorbitant dans le cas du microcrédit reflète un préjugé de classe où la classe supérieure et la classe moyenne sont autorisées à emprunter à des taux très bas et où les couches prolétariennes de la société sont escroquées au nom du « soutien aux moyens de subsistance ».
En 2005, la microfinance a fait la une des journaux lorsque les Nations unies ont proclamé pompeusement cette année-là l’Année internationale du microcrédit et ont déclaré que « le microcrédit change la vie des gens et revitalise les communautés depuis le début du commerce (…) L’année du microcrédit 2005 appelle à la création de secteurs financiers inclusifs et au renforcement de l’esprit d’entreprise puissant, mais souvent inexploité, qui existe dans les communautés du monde entier. » [3] Cela a non seulement légitimé ce type d’usure moderne et organisée, mais aussi présenté le microcrédit comme la solution clé à la réduction de la pauvreté. Cependant, en réalité, le microcrédit a mérité le surnom de « piège mortel », car il a coûté la vie à des millions de personnes.
Notre expérience a montré clairement que les IMF ciblent les pauvres, non seulement ceux qui gagnent moins, mais aussi ceux qui ne gagnent pas assez pour mener une vie digne. Les IMF attirent ces couches de la société avec des « prêts faciles » qui poussent des centaines de milliers de pauvres dans le piège de l’endettement. Dans son rapport, l’Organisation nationale d’enquête par sondage (NSSO) a déjà publié des données choquantes sur l’augmentation de l’endettement des ménages en Inde et a mis en garde contre une crise de l’endettement des ménages.
Alors que les IMF se livrent à pareils pillages, le gouvernement et les autorités de régulation comme la Banque de réserve de l’Inde ferment les yeux. Elle a créé un terrain vierge pour les IMF en supprimant, en 2014, le plafond d’intérêt le plus élevé (26 %, ce qui était déjà très élevé) [4]. En conséquence, les prêteurs ont fixé des taux arbitraires et ont forcé les emprunteurs à rembourser, souvent sans scrupules.
Non seulement les taux d’intérêt sont élevés, mais il y a aussi de graves violations des règles dans le processus de prêt. Dans sa circulaire [5] la banque centrale a clairement mentionné les règles de prêt qui doivent être respectées dans tous les cas, à savoir : pas de pénalités pour retard de paiement, pas de dépôt de garantie ou de marge de l’emprunteur, un contrat de prêt standard, la fourniture d’une carte de prêt indiquant : le taux d’intérêt effectif appliqué, toutes les autres conditions liées au prêt, des informations permettant d’identifier correctement l’emprunteur et surtout les informations et les inscriptions figurant sur la carte de prêt dans les langues vernaculaires. Cependant, notre expérience montre que ces dispositions sont violées délibérément. Il n’y a ni application des directives ni action pénale contre les IMF fautives.
Les IMF ne fournissent aucun contrat de prêt légal et les taux d’intérêt ne sont pas mentionnés dans les documents de paiement en langues vernaculaires. Les agents disent seulement aux emprunteurs de payer une certaine somme d’argent après une semaine. Si ceux-ci ne s’exécutent pas, les premiers les obligent à rembourser à tout prix. Or, en raison de la pandémie, de nombreux bénéficiaires de prêts n’ont déjà pas payé les échéances et ils n’ont aucune idée de la date à laquelle ils pourront rembourser leur prêt.
Conclusions
Dans ces circonstances, les membres de Prantajan ont commencé à organiser les victimes du microcrédit. En l’absence de véritables processus d’inclusion financière et dans un contexte de perte de tout moyen de subsistance, la tâche est ardue, mais néanmoins très importante. Outre l’organisation sur le terrain, plusieurs autres stratégies sont en cours d’élaboration, notamment une campagne plus importante et des recours juridiques. La demande d’inclusion financière légitime occupe une place essentielle dans ce contexte.
Des manifestations similaires ont également lieu dans différentes régions du pays et nous avons l’intention de nous y associer.
Notes :
[1] https://www.businesstoday.in/sectors/banks/indian-economy-who-needs-corporates-to-run-banks-and-how-will-it-help-indian-economy/story/423707.html
[2] https://countryeconomy.com/key-rates/india
[3] https://www.yearofmicrocredit.org/
[4] RBI removes 26% interest rate cap on MFI loans- Economic Times, Feb 08, 2014
[5] RBI/2015-16/20DNBR(PD)CC.NO.047/03.10.119/2015-1
Source : https://www.cadtm.org/Le-microcredit-emancipation-ou-victimisation
Traduit par Sushovan Dhar et Christine Pagnoulle