Interpréter le présent
Par Redes cristianas (Éditorial)
« Quand vous voyez un nuage se lever à l’ouest, vous dites tout de suite : Nous allons prendre une douche… Si vous savez interpréter l’apparence de la terre et du ciel, comment ne pas interpréter le temps présent ? Comment pouvez-vous ne pas juger vous-mêmes quoi faire ? » (Luc 12, 54-55). C’est l’exercice que François nous propose dans sa Lettre pastorale Fratelli Tutti. [1] Aujourd’hui, nous sélectionnons certaines de ses orientations pour « interpréter le présent ». Dans un éditorial ultérieur, nous présenterons vos propositions sur « ce qu’il faut faire ».
« Si tout est connecté, il est difficile de penser que cette catastrophe mondiale n’ait aucune relation avec notre façon d’affronter la réalité, en prétendant que nous sommes les maîtres absolus de nos vies et de tout ce qui existe. » (34). « Bien que les pays soient très connectés, on a observé une fragmentation ayant rendu plus difficile la résolution des problèmes qui nous touchent tous. » (7).
Quelques symptômes : « Certaines parties de l’humanité semblent mériter d’être sacrifiées par une sélection qui favorise une catégorie d’hommes jugés dignes de vivre sans restrictions. » (18).
Lorsque la pandémie a éclaté, nous avons vu des hôpitaux débordants, du personnel médical obligé de travailler pratiquement sans équipement de protection, des maisons de retraite transformées en morgues, des gens qui faisaient de longues files d’attente pour passer des tests.
Il présente la parabole du Samaritain comme une image de ce que nous vivons : « Un homme tombé entre les mains de voleurs, qui, après l’avoir déshabillé et blessé, est parti, le laissant pour mort ». Les voleurs de la parabole : « Nous avons vu avancer dans le monde les ombres épaisses de l’abandon, de la violence au service d’intérêts mesquins de pouvoir, de cupidité et de clivage. » (72). De grandes majorités privées de leurs droits et de leur vie.
Et il retrace un diagnostic des causes et des auteurs : « Les personnes âgées décédées faute de respirateurs, en partie à cause du démantèlement des systèmes de santé année après année » (35). « Le monde a inexorablement progressé vers une économie qui, en se servant des progrès technologiques, a essayé de réduire les “coûts humains”, et certains ont prétendu nous faire croire que le libre marché suffisait à tout garantir. » (33). « La spéculation financière avec un profit facile comme objectif fondamental continue de faire des ravages » (168).
Un communiqué des rapporteurs de l’ONU sur les droits sociaux dénonce : « Le coronavirus révèle les effets catastrophiques de la privatisation des services de base. La transformation des services publics en produit financier a entraîné une augmentation des prix, la détérioration de leur qualité et la précarité des conditions de travail de ses travailleurs. Les entreprises privées se consacrent à maximiser leurs profits et ne répondent pas aux intérêts publics, mais à ceux de leurs actionnaires ».
Des mécanismes de dépossession qui se consolident avec la mondialisation des relations internationales : « Les inégalités n’affectent pas que les individus, mais des pays entiers, et nous obligent à réfléchir à une éthique des relations internationales… La mondialisation se concrétise, en fait, dans la liberté des pouvoirs économiques d’investir sans entrave dans tous les pays. De cette manière, la politique devient de plus en plus fragile face aux puissances économiques transnationales » (12). « Le droit fondamental des peuples à la subsistance et au progrès est gravement entravé par le paiement de la dette qui non seulement ne favorise pas le développement, mais aussi le limite et le conditionne fortement » (126).
Par rapport à la nature, les banques et les grands fonds d’investissement investissent massivement dans la terre et les ressources naturelles : « Cette prise en charge de la maison commune n’intéresse pas les puissances économiques qui ont besoin d’un revenu rapide. Souvent, les voix qui s’élèvent pour la défense de l’environnement sont réduites au silence ou ridiculisées, tandis qu’est déguisé en rationalité ce qui ne représente que des intérêts particuliers » (17).
Qu’est-ce qui cause la dépossession des terres des communautés locales (en les affectant à la monoculture et à l’agriculture intensive), l’empoisonnement des sols, la déforestation, la perte de biodiversité et la destruction de l’environnement, qui est également à l’origine des pandémies.
Nous sommes confrontés à deux logiques, deux positions avant la vie et l’organisation des relations sociales et environnementales : d’une part, la logique de reconnaissance universelle des Droits de l’Homme proclamée par l’ONU en 1948 qui a donné naissance aux États-providence. De l’autre, la logique de l’accumulation des bénéfices économiques dus à la dépossession de ces mêmes Droits de l’Homme reconnus dans les constitutions politiques.
Thomas Piketty documente dans Le Capital au XXIe siècle ce processus de concentration des richesses et de creusement des inégalités : en trente ans (1978-2007) le PIB des États-Unis est passé de 2,5 billions [2] à 14,7 billions. Mais si, en 1978, le revenu était réparti entre les 10 % les plus riches et les 90 % les plus pauvres dans un rapport 33/67, en 2008, il était dans un rapport 50/50.
Le père du libéralisme économique le reconnaît : « Le taux de profit capitaliste est faible dans les pays riches et élevé dans les pays pauvres ; et il n’est jamais aussi élevé que dans les pays qui se précipitent vers la ruine avec la plus grande rapidité… L’intérêt du capitaliste est toujours différent de l’intérêt public et souvent ouvertement opposé à lui » (A. Smith, The Wealth of Nations).
Notes :
[1] http://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html
[2] 1 billion = 1 000 milliards