Saint-Merry : ces laïcs qui gênaient
Dans le numéro 661 de Golias Hebdo (Saint-Merry : la rupture) [1], Régine et Guy Ringwald nous ont décrit les conditions brutales de la fermeture du Centre Pastoral Saint-Merry, sur décision de l’archevêque de Paris. Ils nous disaient aussi ce qui va être perdu : présence aux périphéries, à toutes les périphéries, accueil de ceux qui se sentent étrangers dans l’Église catholique, un mode de fonctionnement en coresponsabilité prêtre-laïcs, une liturgie où tous participent et se sentaient concernés. Ils nous disaient aussi la foule immense des réactions.
Nous publions aujourd’hui le premier de deux articles (Quelle place pour les laïcs ?) où ils évaluent les causes et les conséquences de cet événement. Ils analysent les difficultés d’une vraie coresponsabilité dans l’institution catholique, les malentendus qui ont pu en découler, le problème que cela pouvait poser, dans l’évolution actuelle : retour en arrière, repli sur le culte.
Dans le second, qui fera suite (Dans la ligne d’une longue évolution), ils montreront le processus en cours, ou comment le repli sur une structure paroissiale prime sur l’essentiel. Ils font justice à la liturgie vécue à Saint-Merry qui pose un tel problème dans l’ambiance actuelle. Ils montrent aussi comment l’humain semble avoir été oublié, dans la décision de l’archevêque.
I. Quelle place pour les laïcs ?
La rupture consommée
C’était, dimanche 28 février, la dernière célébration du Centre Pastoral Saint-Merry, CPHB pour tout le monde. Quelques trois cents personnes, certaines dont la présence pèse lourd, venues comme pour un dernier hommage, la plupart « comme d’habitude », dans l’élan qui a toujours animé les liturgies de Saint-Merry.
Le lutrin, le bon vieux lutrin, affichait, calligraphiée par Mireille, comme chaque dimanche depuis tant d’années, la phrase qui sert de fil rouge à la célébration, choisie lors de la réunion de préparation. Cette semaine, la phrase choisie était le premier verset du psaume : « Je crois, et je parlerai ».
Dans une homélie où chaque mot, chaque évocation pèse son poids, remue un passé encore très présent, le célébrant parlant des « enfants turbulents » de Saint-Merry, s’interroge : « Serons-nous, comme Abraham, appelés à changer de nom et de vocation ? Sommes-nous prêts à risquer la perte de l’essentiel pour renaître à nouveau, sans en savoir ni le jour ni l’heure, ni le temps ni le lieu ? »
Pour la bénédiction, dix prêtres, dont un ancien responsable du Centre, et certains présents dans l’assemblée qui se sont déplacés pour bénir. D’autres l’ont fait de là où ils se trouvaient. Et on laisse penser que cette communauté n’aime pas les prêtres ? Chaque dimanche, il y en a parmi l’assemblée, habitués ou non, connus ou non, pas vraiment déstabilisés par l’ordonnancement de la célébration. Et puis il y a cet ancien prêtre responsable du Centre venu dire : « Vous m’avez rendu heureux pendant trois ans ».
Ne nous y trompons pas, interdire la célébration à un Centre Pastoral, c’est l’amputer de l’essentiel, c’est immédiatement le tuer. Ils le savent.
Deux jours après, sur Internet, l’occurrence « Centre pastoral Saint-Merry » ouvrait sur « Paroisse Saint-Merry ». Le contenu du site avait été dévasté. Tout ce qui concerne la crise, témoignages, documents, traces de la pétition, tout avait disparu. Restaient, comme oubliés ou perdus là, des documents postés par le Centre qui provisoirement ne gênaient pas. Les accès étaient interdits à ceux qui l’avaient créé et le faisaient vivre, au mépris de la propriété intellectuelle des auteurs. L’archevêque a refusé tout net qu’ils retrouvent leurs données, disant : « le Centre Pastoral n’existe pas ». A l’intention peut-être des « méchants » dénoncés par l’archevêque, on pouvait, enfin, trouver les horaires des confessions. Au Centre Pastoral, on ressent comme un geste de mise à mort, sans retenue. Essayons de comprendre.
Qui veut noyer son chien…
Quand on lit attentivement la lettre par laquelle l’archevêque a annoncé qu’il mettait fin à la mission du Centre Pastoral Saint-Merry, il faut bien constater une certaine incohérence. L’argumentation des reproches faits à la communauté – l’agressivité de « quelques-uns »- concerne des faits qui auraient dû être traités pour ce qu’ils sont, tandis que les décisions dures -fin de la liturgie propre au Centre et fin de l’ÉEquipe Pastorale- ne sont pas du tout expliquées.
Pour reprendre les termes de l’archevêque, « quelques-uns » sont donc responsables de la démission du Père Alex. De son côté l’Équipe Pastorale confirme si l’on peut dire, que les membres du Centre ont « été nombreux à exprimer au P. Alexandre Denis (leur) sympathie et (leur) émotion à l’égard de sa souffrance, ainsi que (leur) regret vis-à-vis de sa décision d’abandonner sa charge de curé de Saint-Merry » même si « certains des membres du Centre pastoral ont pu exprimer avec véhémence leurs désaccords ». Ces quelques-uns ne sont jamais identifiés. Si donc quelques personnes ont pu perturber le fonctionnement du Centre Pastoral, au point de rendre malade le Père Alex, n’est-ce pas quelque chose qui se règle normalement en s’expliquant, jusqu’à prendre des mesures s’il le faut ?
L’argumentation se poursuit par des assertions qualitatives sans fondement précis, mais qui portent : méchanceté, absence de charité, volonté de détruire. Voilà la charité convoquée : imparable en milieu chrétien, même si on ne donne pas le moindre exemple. Et « c’est pour cette raison que je vous annonce mettre fin à la mission confiée en 1975 par le Cardinal Marty ». Eh bien non, Monsieur Aupetit, tout porte à croire que ce ne sont pas les vraies raisons ! Le problème, avec les faux arguments, est qu’on a tendance à y répondre. Or, c’est un piège, et la réponse de l’Équipe Pastorale ne l’a pas complètement évité.
La place des laïcs en question
Personne ne s’y trompe, il suffit de voir les deux points spécifiquement désignés dans la lettre de l’archevêque : la célébration eucharistique, et l’Équipe Pastorale, qui est « encouragée (sic) à cesser toute activité pastorale ». Ce sont les deux points qui manifestaient dans les faits la participation des laïcs dans le cadre de la coresponsabilité. Comme l’exprime clairement un membre de la communauté : « sans célébration, il n’y a pas de communauté ». C’est bien là que se situe le point dur.
Saint-Merry qui avait poursuivi dans l’esprit né avec Vatican II, faisait figure d’anomalie, de survivance, d’anachronisme dans ce qu’est devenue l’Église catholique. Il y avait eu plusieurs lieux à Paris qui avaient vécu la participation des laïcs et la présence au monde. Au risque d’en oublier, citons Saint Séverin, où une ouverture au monde étudiant a été éteinte par le cardinal Lustiger, Saint Hippolyte, Notre Dame des Champs, la chapelle Saint-Bernard où Maurice Bellet [2] réunissait un auditoire, et qui fut l’avant-dernière victime. C’est fini. Hors de Paris, n’oublions pas Boquen, un autre laboratoire d’un christianisme nouveau, tué celui-là aussi, l’abbaye étant donnée, en 1976, aux sœurs de Bethléem. Dans une paroisse de la banlieue parisienne, à Châtenay-Malabry, une expérience de douze ans de coresponsabilité dans l’animation de la communauté entre le curé, Michel Jondot et une laïque, Christine Fontaine, qui portait la parole, a été brutalement arrêtée, sans suite et sans lendemain : retour à l’ancien régime, retour à la messe où on s’ennuie. L’avenir qu’on dessine à Saint-Merry ?
Benoist de Sinety [3], dans sa note du 20 février a constaté, que « la lettre du cardinal Marty qui date de cinquante ans, est caduque ». Dans l’Église catholique, si on considérait comme caduque tout ce qui a plus de cinquante ans… Cela fait plaisir de voir que ceux qui frappent de caducité les intuitions du concile Vatican II sont ceux qui reviennent au 19e siècle.
Mais voyons ce qui déplait tellement à l’archevêque dans l’implication des laïcs.
Coresponsabilité : les malentendus
Vatican II avait redéfini l’Église comme « peuple de Dieu ». Cette expression qui a été reçue avec joie à l’époque, était porteuse d’une modification fondamentale des rapports entre clercs et laïcs, une remise en cause de la forme et de la répartition du pouvoir. Au niveau local, cela vise le pouvoir du curé, jusque-là seul patron de sa paroisse. Il faut cependant se garder d’occulter une ambiguïté : le baptisé, membre de ce peuple de Dieu, est du même mouvement revêtu des titres de « prêtre, prophète et roi », du « sacerdoce royal » (1P 2,9). En bon français, cela crée une concurrence avec le sacerdoce ordonné. Un compromis a été tenté avec la notion de coresponsabilité, exposée par le cardinal Suenens, en 1968 [4]. En 1973, la Conférence des Évêques de France reprend le principe dans une lettre pastorale : « Tous responsables en Église ». A la même époque, en 1969, est créé à l’Institut Catholique de Paris, un cycle de formation théologique à l’intention des laïcs [5]. Quand le cardinal Marty remet au CPHB sa lettre de mission, il est directement dans ce mouvement.
La coresponsabilité a été effectivement expérimentée, sous des formes d’ailleurs différentes, (paroisses, regroupements locaux, initiatives personnelles). Un colloque, réunissant les acteurs et des chercheurs, a eu lieu en 2009 [6], à l’initiative du Centre Saint Luc à Marseille. Le Centre Pastoral Halles-Beaubourg y était représenté. Il est une des expériences fortes de la coresponsabilité, avec les caractères spécifiques qu’on lui connaît : ouverture au monde, accueil, présence des arts visuels et de la musique, recherche d’une liturgie adaptée. Innovation et créativité sont des caractéristiques communes à toutes les formes de coresponsabilité : il s’agit d’évoluer vers l’Église de demain. En principe, il n’y aurait pas là de quoi prendre peur, ou se scandaliser de ce qui s’écarte des formes classiques. La « pastorale du seuil » va permettre la venue de personnes à la marge, cela aussi fait partie du concept et cela aussi, c’est normalement attendu. Enfin, pour nous en tenir là, quelle que soit la forme de la structure qui vit la coresponsabilité, tous insistent sur le rassemblement eucharistique qui fonde et entretient l’existence du groupe.
Toutefois, ces expériences ont bien lieu à l’intérieur de l’Église catholique, et cela suppose une délégation de l’évêque -au CPHB sous la forme d’une lettre de mission-, cela suppose aussi que le prêtre qui va accompagner la communauté soit choisi en accord entre l’évêque et les responsables laïcs. C’est pour cela que la pratique au CPHB était de pressentir un prêtre qui était ensuite nommé par l’évêque. Par rapport à la situation du curé de paroisse, maître de tout, la coresponsabilité suppose de la part de la hiérarchie qu’elle se dessaisisse d’une part de son pouvoir. C’est là que le bât blesse.
Depuis le vent a tourné. Jean-Paul II a freiné des quatre fers toutes les orientations synodales, les synodes d’Églises locales sont devenus des caricatures. Les laïcs qui auraient voulu s’y engager en ont été découragés. Le prêtre a retrouvé son statut sacralisé. Benoît XVI a décrété 2009 l’année du prêtre, avec comme modèle le saint curé d’Ars : un peu loin des réalités du monde d’aujourd’hui. De plus en plus, on est retourné vers une conception essentiellement cultuelle de la pratique. Cette évolution n’a fait que s’accentuer dans la période récente. Pendant ce temps-là, le pape François paraît prêcher dans le vide quand il pourfend le cléricalisme qu’il présente comme la cause de bien des malheurs de l’Église, mais qui ne fait que prospérer.
Aujourd’hui, l’archevêque constate des dysfonctionnements du Centre Pastoral. Il dénonce l’attitude à l’égard du prêtre, sacré donc intouchable, et où frappe-t-il ? Il interdit la célébration, autrement dit, il frappe au point vital de la communauté. S’agit-il d’un hasard, d’une maladresse, ou est-ce voulu ? Si c’est voulu, c’est que l’objectif est de tuer le Centre Pastoral. Or, du même mouvement, il retire la lettre de mission.
Un malentendu s’était-il installé entre le diocèse et le Centre ? Du temps des cardinaux Lustiger et Vingt-Trois, l’archevêché faisait bien attention de ne pas trop regarder ce qui se faisait au CPHB. Le diocèse ne pouvait normalement ignorer ce qui se passait. Il y a toujours eu un prêtre responsable qui répondait à l’évêque. Mais l’évêché n’a jamais rien dit, jamais rien fait pour traiter les problèmes quand ils apparaissaient. Des manifestations dépassaient parfois les bornes, au point de gêner les autres activités, et de donner une image que tout le monde ne partageait pas. Le diocèse n’a-t-il rien su ? L’archevêché pourrait bien porter une bonne part de responsabilité dans la situation qu’aujourd’hui il condamne sans ménagement.
De cette distance marquée par les autorités du diocèse, au CPHB, on ne se plaignait pas trop, on préférait « regarder ailleurs ». Un sentiment diffus de vivre en marge de l’Église hiérarchique a-t-il pu s’instaurer ? Se sont-ils enfermés dans une bulle, un peu trop sûrs d’être autrement que tout le monde ? Arrive quelqu’un, Michel Aupetit, qui n’est plus dans la suite du Concile, qui a bien assimilé la restauration de l’ordre ancien, pour qui la coresponsabilité est un sacrilège. Une manifeste incompatibilité avec un prêtre qui entre en conflit de pouvoir avec les laïcs, un autre prêtre, écrasé par une charge excessive et à laquelle il n’était pas préparé, sombre dans la dépression, voilà l’occasion d’en finir avec le Centre Pastoral.
Un petit bonheur quand même : ils ont reconstruit leur site ! Il s’appelle « Saint-Merry hors les murs ».
Prochain article : Dans la ligne d’une longue évolution
Notes :
[1] Golias Hebdo n° 661, semaine du 25 février au 5 mars 2021 : « Saint-Merry, la rupture ».
[2] Maurice Bellet a sauvé quelques chrétiens en détresse, à certains, il a recommandé Saint-Merry pour se reconstruire.
[3] Vicaire général
[4] Léon-Joseph Cardinal Suenens : « La coresponsabilité dans l’Église d’aujourd’hui », DDB
[5] dit « cycle C » : il existe toujours, mais à quoi sert-il si les laïcs n’ont jamais la parole ?
[6] Ce colloque a donné lieu à la publication d’un livre : Olivier Bobineau, Jean Guyon, Alphonse Borras : « La coresponsabilité dans l’Église, utopie ou réalité ? » DDB coll. « Religion et politique » 2010, 170 p.
Source : Golias Hebdo n° 664