Joseph Ratzinger, l’échec de toute une époque
Par René Poujol
Lorsqu’on découvre, avec horreur, que l’Église est d’abord victime d’elle-même.
« Défenseur de la foi » du réalisateur allemand Christoph Rôhl est programmé sur la chaîne de télévision Histoire le 2 juin prochain. (1) Ce documentaire de 90 minutes est consacré en totalité à la vie du pape Benoît XVI. Deux récits s’entrecroisent, illustrés de documents d’archives et de témoignages de personnalités (2) : le premier relate la vie du cardinal Ratzinger depuis sa participation au Concile Vatican II comme jeune théologien « progressiste », jusqu’à sa renonciation, le 28 février 2013 ; le second le tsunami des « affaires » de pédocriminalité et de dérives dont l’ampleur aura finalement raison de son pontificat et viendra tout emporter. Car si, à la suite de Jean-Paul II – et précédemment à son côté – Benoît XVI ambitionnait de rendre à l’Église sa force, son unité et sa puissance pour mieux affronter « le monde » jugé hostile, son chemin de croix aura été de découvrir que les coups les plus terribles venaient de l’intérieur même de l’Église, portés par ceux-là mêmes qui constituaient l’armature de l’institution et le fer de lance de la Nouvelle Évangélisation !
Un film « thèse » controversé, mais parlant
En Allemagne où le film est sorti dans les salles en octobre 2019, les critiques n’ont pas manqué, soulignant que le film était uniquement à charge et occultait les efforts engagés par Joseph Ratzinger avant et après son accession au pontificat. (3) Son secrétaire particulier, Mgr Georg Gänswein, qui intervient à plusieurs reprises dans le film, a même qualifié ce travail de « gâchis ». De fait l’œuvre n’est pas à l’abri de tout reproche (4). Chacun pourra se faire son idée, les lectures possibles étant au moins aussi nombreuses pour un documentaire de cinéma que pour un essai littéraire. Ce qui est clair est que le propos du réalisateur n’a jamais été d’offrir une biographie exhaustive – et encore moins édifiante – du style : Benoît XVI, sa vie, son œuvre ; ou de veiller par souci d’équilibre et de vérité à rendre justice à sa personne et à son pontificat pour leurs aspects positifs, malgré les zones d’ombre ou les erreurs. Le propos était de montrer comment, à ce moment précis de l’histoire de l’Église, à travers la personnalité de Benoît XVI assumant l’héritage de Jean-Paul II, l’institution a été incapable de faire face, prise dans ses contradictions, jusqu’à l’aveu d’échec final du pape, symbolisé par le renoncement de 2013, dont on n’a pas fini de prendre la mesure. Une lecture qui peut justifier le débat, mais qui vaut d’être écoutée.
Jean-Paul II et Benoît XVI : rendre à l’Église sa puissance et son autorité
Le film fait retour sur le Concile Vatican II (1962-1965) qui entendait « adapter l’Église aux temps modernes ». Joseph Ratzinger y fait figure de théologien « progressiste ». Mais les évènements de 1968, vécus à l’université de Tübingen où il a le théologien Hans Küng pour collègue, sont pour lui un véritable traumatisme. Profondément convaincu que la révolution en cours ébranle l’ordre voulu par Dieu, il entend désormais opposer au monde qui, selon lui, va à sa perte « la défense de la vérité ». Ce sera d’ailleurs sa devise épiscopale comme archevêque de Munich. Et c’est sur ce profil d’intransigeance doctrinale qu’en 1980, le pape Jean-Paul II vient le solliciter pour devenir Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi dont le rôle est précisément de « défendre la vérité de la foi et l’intégrité de la doctrine morale. » Il n’aura pas d’autre programme jusqu’à l’ouverture du Conclave de 2005. Et chacun s’accorde à reconnaître que, ce jour-là, ce sont ses déclarations, d’une extrême gravité, qui décidèrent les cardinaux à faire de lui le successeur naturel de Jean-Paul II : « Avoir une foi claire, basée sur le Credo de l’Église, est souvent taxé de fondamentalisme, alors que le relativisme qui consiste à se laisser porter ça et là par n’importe quel vent de doctrine semble être la seule attitude adaptée aux temps modernes. »
Dès 1980 le futur Benoît XVI et Jean-Paul II sont donc sur la même longueur d’onde : redonner à l’Église sa puissance et consolider son unité, en réaffirmant la doctrine et en s’appuyant sur sa structure hiérarchique : évêques et prêtres. Le documentaire illustre parfaitement comment c’est au nom de cette vision de la place de l’Église dans le monde et d’une stratégie de Nouvelle Évangélisation où la figure du prêtre est centrale, que seront soutenus jusqu’à l’aveuglement : aussi bien l’Opus Dei, que les Légionnaires du Christ, l’Œuvre ou l’ensemble des communautés nouvelles véritables « viviers » de vocations. Et que seront nommés, sur trois décennies et dans le monde entier, des évêques choisis pour leur spiritualité, leur orthodoxie doctrinale et leur fidélité inconditionnelle au pape et à son enseignement, plus que pour leur personnalité propre et leur capacité à gouverner réellement les Églises particulières (diocèses) qui leur sont confiées.
Depuis longtemps déjà, le diable était dans le bénitier
Une Église en ordre de bataille donc pour affronter l’hostilité supposée de la société et qui découvre soudainement, que l’ennemi est intérieur, que les remparts sont lézardés. Si bien que lorsque le scandale s’étend, ici et là, le corps épiscopal, choisi sur d’autres critères, s’avère bien incapable de faire face et le pouvoir central de la catholicité pas davantage. Certes, nul ne peut sérieusement accuser Benoît XVI d’avoir objectivement encouragé ces dérives ; nul ne peut contester qu’il ait eu, le premier, le courage de poser le principe de la « tolérance zéro », pourtant si difficile à mettre en œuvre par la suite. Mais enfin, sur certains dossiers tels celui des Légionnaires du Christ, il ne peut être exonéré de toute responsabilité. Comme dans d’autres affaires, à un degré moindre, qui lui sont semblables dans leur structure déviante.
Si Benoît XVI a bien démis le sulfureux Marcial Maciel (5) de son pouvoir absolu à la tête de la Légion du Christ, l’invitant à se retirer « dans la prière et la pénitence » on sait que le fondateur n’en fit rien et coula des jours paisibles jusqu’à sa mort, sans n’avoir jamais été inquiété du moindre procès canonique « eu égard à son grand âge et à son état de santé ». Quant à la Légion du Christ, derrière un vernis de réforme dénoncé par beaucoup, rien ne semble avoir vraiment changé (6). « Ratzinger n’a pas su voir au-delà des apparences, commente le prêtre irlandais Tonny Flannery. Mais cela va peut-être encore plus loin. Il y a des indications qui montrent qu’il voyait en eux l’avenir de l’Église. » C’est pitié, dans le film, d’entendre Benoît XVI saluer les légionnaires présents dans l’aula Paul VI, lors d’une audience publique, aussitôt salué par des salves d’applaudissements. Démettre le fondateur pervers sans toucher à la puissance d’un mouvement fortement soutenu au sein de la Curie, en l’absence de toute considération pour les victimes et au risque de bien des illusions, semble être devenu, sur cette période et jusqu’à il y a peu, la ligne de conduite de l’institution vaticane.
Depuis longtemps « Ratzinger savait », reconnaît dans le film son secrétaire particulier, « mais il pensait à des cas isolés. » Mgr Scicluna, lui, raconte comment il a pris ses fonctions à la Congrégation pour la doctrine de la foi en octobre 2002, quelques mois seulement après les révélations du Boston Globe. (7) Il a vu les dénonciations arriver en masse des États-Unis, dès le mois de décembre. « C’était une véritable avalanche, des dizaines de cas par jour. » À la fin de la décennie, le tsunami s’est étendu à l’Europe. En 2009-2010 « l’année du sacerdoce » par laquelle Benoît XVI voulait réhabiliter et magnifier aux yeux des fidèles, la « grâce de l’ordination » se transformait en annus horibilis. « Le diable nous a jeté toute cette saleté au visage au cours de l’année sacerdotale », dénoncera-t-il ultérieurement. « Le diable, mais quel diable ? » interroge le jésuite Klaus Mertes : « les victimes ? les médias ? » D’évidence, depuis longtemps déjà, le diable était dans le bénitier.
Un échec qui, ici et là, prend la forme d’un effondrement
« Les évêques qui dirigeaient l’Église catholique se sont protégés et ont protégé leur système à tout prix », analyse le dominicain américain Thomas P. Doyle. « Et ceux qui en ont payé le prix, ce sont les victimes d’abus sexuels. Ils ont été sacrifiés pour sauver la sécurité et la réputation du système hiérarchique. Et malgré la taille de l’Église, son pouvoir et sa richesse, les victimes ont une chose en plus qu’eux : la vérité de ce qui leur est arrivé. » Xavier Léger raconte dans le film, la gorge serrée, comment – par culpabilité injustifiée – il est tombé en sanglots dans les bras de sa mère le jour où il a décidé de quitter les Légionnaires du Christ et comment, à l’opposé, il a été pris d’un fou rire irrépressible et salvateur le jour où ont été rendues publiques les turpitudes criminelles de leur fondateur !
Bref : comment ne pas voir dans la renonciation de Benoît XVI l’aveu d’un échec ? « Un énorme échec » (Hermann Haring, théologien). Pourtant, commente le jésuite Klaus Mertes : « Ce n’est pas seulement son échec personnel, mais celui de toute une époque où l’Église a essayé, une fois encore, à travers un schéma dualiste “ami-ennemi” de sauver son identité. » L’illustration la plus impitoyable en est donnée dans le film par les images irlandaises. En 1979, la « catholique Irlande », donnée en exemple, fait un accueil triomphal au pape Jean-Paul II. Moins de trente ans plus tard, elle est le premier pays au monde à adopter le mariage gay par referendum, puis dans la foulée le droit à l’avortement. En une génération tout a basculé !
Comment une institution autoritaire peut-elle se transformer ?
Dans ce « voyage au bout de la nuit » il faut écouter le dominicain américain Thomas P. Doyle : « Il suffit de penser au début du XXe siècle. Il y avait en Europe trois familles royales qui dirigeaient le spectacle. Les Romanov en Russie, les Hohenzollern en Allemagne et les Habsburg en Autriche-Hongrie. Toutes les trois occupaient de vraies positions dirigeantes. C’étaient de vrais empereurs, rois et tsars. Ils avaient le pouvoir. Mais ils ne se rendaient pas compte que ce pouvoir était inutile et ils ne s’occupaient pas des vrais besoins de leurs peuples qui n’allaient plus se taire. Il y a une analogie avec l’Église catholique qui est également une monarchie absolue. Benoît a symbolisé l’Église catholique en tant que monarchie. Il espérait que cela puisse être une forme efficace de gouvernement, mais cela n’est pas le cas. »
Et le prêtre irlandais Tony Flannery de conclure : « Comment une institution autoritaire peut-elle se transformer en une institution qui traite les gens sur un pied d’égalité ? Qui sache écouter et pas seulement donner des ordres ? » Le pape François parviendra-t-il à enrayer l’échec « de toute une époque » qui se prolonge malgré tout sous son pontificat, à travers une hiérarchie catholique, un corps presbytéral et des fidèles « observants » majoritairement attachés à l’image de l’Église chère aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI ? Faire prévaloir une logique de collégialité et de synodalité – peut-être salvatrice – est-il seulement imaginable ? C’est tout l’enjeu du prochain synode des évêques reporté à l’automne 2013, qui sera précédé de deux étapes : d’abord dans chaque diocèse dès 2021 puis au niveau des continents l’année suivante.
Notes :
(1) Chaîne Histoire, 2 juin 2021 à 20 h 50.
(2) Nombre de théologiens, d’acteurs de premier plan parmi lesquels Mgr Scicluna, archevêque de Malte, qui a joué un rôle décisif sur les dossiers Maciel et Chilien, Mgr Georg Gänswein, secrétaire particulier de Benoît XVI, mais également des victimes comme Mary Higgins ou le français Xavier Léger animateur du site lenversdudecor.org
(3) La question est d’autant plus difficile à trancher que le Vatican s’est toujours refusé à la publication de statistiques précises sur les sanctions prononcées à l’encontre des prêtres, évêques ou cardinaux mis en cause. Si bien que les chiffres avancés ici ou là par certains auteurs restent invérifiables, de même que la matérialité de certaines « rencontres avec des victimes » au Vatican, évoquées tant pour Benoît XVI que pour François.
(4) Pour ne prendre qu’un exemple. L’un des temps forts du film est la dénonciation publique des entraves du Vatican à la justice irlandaise, portée par le chef du gouvernement Enda Kenny, en 2011. Le film ne fait aucune mention du fait que ces accusations ont fait l’objet d’un long démenti en vingt pages de la part des intéressés, quoi qu’on puisse en penser sur le fond.
(5) Convaincu de crimes sexuels sur de nombreux séminaristes comme sur ses propres enfants nés d’une maîtresse, de consommation et trafic de drogues ; de malversations financières…
(6) On peut lire les nombreux articles documentés de Xavier Léger, lui-même ancien Légionnaire du Christ, qui intervient dans le film, sur son excellent site lenversdudecor.org.
(7) Début 2002 le quotidien révèle les poursuites pénales engagées contre cinq prêtres de l’archidiocèse de Boston, travail des journalistes d’investigation de l’équipe Spotlight, qui donnera son titre au film de 2015 relatant cette affaire.
Source : https://www.renepoujol.fr/joseph-ratzinger-lechec-de-toute-une-epoque/