Par Robert Ageneau, Robert Dumont et Jacques Musset, de l’équipe « Pour un christianisme d’avenir ».
Il est admis qu’aujourd’hui la pratique dominicale, comme marqueur d’appartenance active à l’Église catholique romaine, est tombée à environ 2 % de la population en France, contre 25 à 30 % il y a soixante ans. C’est dire qu’un nombre considérable de personnes, et pas uniquement parmi les plus jeunes, s’est détaché, souvent sur la pointe des pieds, de l’Église catholique. Parmi cette masse, certains sont devenus des athées du Dieu de leur enfance, des agnostiques sévères ou des indifférents tranquilles. Chacun s’y reconnaîtra. À côté, il y a pourtant une population non négligeable qui cherche, elle, une autre manière de croire, une autre façon de se comporter comme chrétiens. Ceux qui le font visiblement se rattachent, à des degrés variés et sous des stratégies propres, à la Conférence catholique des baptisés francophones (CCBF), au Réseau des Parvis, à l’association Nous sommes aussi l’Église (NSAE), au courant historique Témoignage chrétien, à la communauté des lecteurs de Golias. La question en vient alors à se poser : à l’intérieur du christianisme catholique, qui aujourd’hui représente qui ? Qui parle pour qui ?
Dans notre pays, la situation est dans une situation médiatique qui n’est pas des meilleures. Les quotidiens et les périodiques dits catholiques ou chrétiens, qui ont pignon sur rue, ignorent ou négligent tout un pan de la recherche et des expériences menées sur un nouveau christianisme. Un constat relayé par la grande presse, la radio et la télévision jusqu’au plus haut niveau. Pour ne pas citer l’émission L’Esprit, le dimanche sur CNews, avec sa forte présence d’ensoutanés. On y donne la parole à ceux qui représentent la doctrine traditionnelle, autrement dit l’orthodoxie établie. On y fait une place aux identitaires. On raconte des histoires d’autant plus croustillantes qu’elles peuvent avoir un lien avec le Front national. Dans le quotidien Le Monde [1], Ariane Chemin a par exemple publié récemment un article-enquête sur « une religieuse dans la tempête » qui va dans ce sens. À tous les niveaux des médias, on n’y lit, on n’y voit ou on n’y entend quasiment jamais ceux qui essayent de vivre et de penser un christianisme alternatif [2]. Des évêques nommés d’en haut jusqu’aux rouages subalternes, l’Église catholique romaine institutionnelle ne représente pourtant qu’une face du christianisme et de sa tradition. Celle basée sur le culte, le Catéchisme de Jean-Paul II (1992) et la doctrine traditionnelle toujours en vigueur, celle fondée sur le pouvoir ecclésiastique avec le maintien d’éléments de discipline contraires à la Déclaration universelle des droits de l’homme, comme le célibat obligatoire à vie imposé aux prêtres [3]. C’est ce qu’on appelle dans la Bible la tradition sacerdotale, celle du Temple et de la Loi, menacée sans cesse par le ritualisme et le légalisme, et dont Jésus combattit les profondes déviations. L’autre tradition, c’est celle du mouvement, d’un rapport jamais fermé à la vie et à l’évolution des sociétés, d’une adhésion aux changements culturels et aux mouvements de libération des opprimés de la vie. C’est la tradition représentée par les prophètes de la Bible juive (Esaïe, Élie, Jérémie, Malachie…) et par le maître de Nazareth. Un homme qui n’était pas un prêtre mais un laïc, pour qui la guérison de l’humain était plus importante que les préceptes juridiques hérités d’époques révolues et qui portait l’idée d’un Dieu « dont la gloire est l’homme vivant » (saint Irénée). Cette mouvance promeut une autre théologie, une autre manière de parler de l’existence chrétienne. C’est dans cette mouvance que cherchent à se situer les organisations et les courants cités plus haut et, au-delà d’eux, un nombre incalculable de gens pour qui la pratique de l’Église officielle n’est plus vivable.
Ce manque de crédibilité du catholicisme romain n’épargne pas sa plus médiatique incarnation, François Bergoglio, qui vient d’entrer dans la neuvième année de sa fonction de pape. Certes, on ne peut nier qu’il a cherché à introduire un esprit nouveau dans l’Église catholique. Mais un article récent du théologien basque espagnol José Arregi vient de pointer, qu’en huit ans, le pape actuel n’a pas changé une ligne du Droit canonique qui règle la vie et l’organisation de l’Église catholique. Qu’il s’est contredit gravement sur un sujet comme la lutte contre l’homophobie, disant un jour dans un avion : « Si une personne est homosexuelle et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? » [4], et cautionnant par son silence un autre jour (en avril-mai 2021) une directive de la Congrégation pour la doctrine de la foi (ex-Saint-Office et ex-Inquisition), interdisant au clergé d’accorder une bénédiction pour tout mariage homosexuel. Que, depuis 2013, il a convoqué trois synodes d’évêques (d’un coût estimé à plusieurs millions d’euros pour chacun d’eux) avec un résultat jugé sévèrement par José Arregi qui écrit : « En huit ans de pontificat, il a convoqué quatre synodes, dont trois ont eu lieu. Et quels progrès ont été réalisés ? Je vais vous le dire en un mot : aucun. Un néant recouvert de beaucoup de rhétorique. Huit années sont trop longues pour ne pas prendre de mesures décisives et irréversibles. Il ne lui reste sans doute pas huit ans de pontificat supplémentaires à vivre. Et il ne suffit pas de dire que le pape le veut, mais qu’il ne le peut pas par peur du schisme. L’inaction et l’immobilisme conduisent au pire des schismes : l’abandon des meilleurs et l’expansion du vide général. » [5]
La question est de savoir comment susciter une prise de conscience parmi ceux qui ne sont pas totalement endormis dans leurs certitudes et comment soutenir ceux qui s’interrogent encore sur un christianisme d’avenir, et qui frôlent parfois la désespérance ; comment établir une meilleure liaison entre ceux qui pensent qu’il est encore possible de transmettre un message d’une grande richesse ; comment inventer une nouvelle théologie comme vient de le suggérer Christoph Theobald, professeur au Centre Sèvres à Paris [6], ou comment produire un nouveau récit de la foi dans notre culture du XXIe siècle [7]. Le changement est pour partie entre les mains de ceux qui, à la télévision, à la radio, dans la presse, dans l’édition, pressentent ou comprennent l’urgence de sortir de la répétition et de l’enfermement actuel, et envisagent la possibilité de donner à d’autres que ceux que l’on voit, que l’on entend ou qu’on lit habituellement, la possibilité de s’exprimer et de débattre. Notre appel sera-t-il entendu ?
Notes :
[1] Article de deux pages d’Ariane Chemin paru dans Le Monde du 27 mai 2021, intitulé « Une religieuse dans la tempête ». « Il y a quelques semaines, Mère Marie Ferréo a été renvoyée de la communauté des dominicaines du Saint-Esprit. Elle n’assure avoir aucune idée de la faute grave, dont l’Église l’accuse. »
[2] Nous citons comme exemple concret le livre Être honnête avec Dieu. Lettre à ceux qui cherchent de l’évêque John Shelby Spong, que le pasteur protestant Gilles Castelnau présente comme un catéchisme pour chrétiens adultes du xxie siècle (Karthala, septembre 2020, 184 pages, 19 euros), dont seul, dans la grande presse, François Vercelletto a fait une recension dans Ouest-France.
[3] Dans le livre à paraître en septembre 2021, Prêtre-ouvrier à Renault Billancourt. L’itinéraire de Daniel Bonnechère. La Mission de France, son choix du mariage et ses questions à l’Église catholique, l’auteure, Michèle Bartoli-Bonnechère, ancienne professeure de droit à l’Université d’Évry, Paris-Saclay, écrit un intéressant chapitre sur le problème du non-respect, par l’Église catholique, de la liberté de mariage que les différentes versions des déclarations des droits, à commencer par celle de la Révolution française, ont inscrites comme un droit humain fondamental. Elle montre comment les juristes et les jurisprudences ne parviennent pas à prendre une position commune face à ce qui apparaît comme une exception religieuse, au bénéfice de l’Église catholique romaine, contraire de plus à la laïcité. (Karthala, 246 pages, 24 euros, p. 195-202.)
[4] Conférence de presse donnée par le pape François devant 70 journalistes le 29 juillet 1973, dans l’avion qui le ramenait des JMJ de Rio de Janeiro. Source Wikipédia.
[5] À l’occasion du dixième anniversaire du Mouvement des Indignés (le 15-M), créé à Madrid en mai 2011, José Arregi répond à la question d’amis lui demandant comment il voyait le rapport du pape au 15-M. Publié dans la lettre électronique hebdomadaire de « Nous sommes aussi l’Église (NSAE) », du 23 mai 2021, dirigée par Lucienne Gouguenheim. https://nsae.fr/2021/05/23/le-pape-francois-est-avec-tous-les-indignes-de-ce-monde-mais-le-droit-canonique-et-le-catechisme-du-pape-sopposent-aux-indignes/
[6] « Une recherche monolithique ne peut pas nous conduire très loin. Nous avons besoin d’avoir une approche théologique plurielle. Nous sortons d’une époque durant laquelle nous avons eu peur de tout ce qui était différent… Nous sommes à un moment charnière, tout particulièrement en Europe. Développer une prospective est essentiel, alors que l’Église est anesthésiée par le nombre moindre des vocations, par les questions éthiques de la société, par la pandémie. Il n’y a pas de vision face à l’incertitude, alors même que nous devrions vivre de cette vertu centrale qu’est l’espérance et développer, comme dans la Bible, des rêves d’avenir ». Interview de Christoph Theobald par Christophe Henning, recueillie le10 mai 2021 et publiée dans la version numérique de La Croix, le jour suivant.
[7] Notre équipe va publier en septembre 2021 un livre du théologien-philosophe et italo-canadien Bruno Mori, intitulé Pour un christianisme sans religion. Retrouver la « voie » de Jésus de Nazareth (Karthala, 296 pages, 24 euros). L’auteur nous propose un récit puissant pour une foi d’aujourd’hui, en prenant en compte le Cosmos, la longue évolution de l’Univers et de notre planète Terre. Un ouvrage qui fait respirer autrement.
Pour aller plus loin : 678. Golias Hebdo n° 678 (Fichier PDF)