Une histoire à recréer
Cet échange entre Dominique Collin et Paul Löwenthal est extrait de l’article « Ouvrir l’avenir du christianisme », publié dans le n°198 de Golias Magazine. [1]
Paul Lowenthal : Après notamment Joseph Moingt, vous voyez la clé d’une relecture des Écritures dans ce je me risque à appeler une résurrection du présent. Car « ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel » (Mt 18,18). Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, seul existe réellement le présent – un présent qui n’est pas un point fugace entre passé et futur, mais un espace, un lieu que nous pouvons remplir. Et la théologie nous y aide, en cessant de nous faire viser une vie éternelle que nous sommes conscients de ne pouvoir mériter. Mais pouvons-nous concevoir de dire, comme Jésus, que « tout est accompli » (Jn 19,30) ? Et dans la négative, en quoi notre foi dépasse-t-elle l’« espérance » humaniste ?
Dominique Collin : Nous vivons une crise du temps qui nous fait souffrir d’un mal du temps. Confinés, nous le sommes surtout dans ce qu’on appelle le « présentisme », ce présent sans présence dont on nous fait injonction de « profiter ». Si le moment exige de nous de réinventer le sens du christianisme, il nous faut être présents à l’expérience qui en est l’origine, attitude « de fond » qui est étrangère à toute conception « archéologique » de la tradition. L’expérience d’où naît le christianisme procède d’une double conversion : d’une part, dans le prolongement des attentes bibliques, mais sans coller complètement à elles, elle témoigne dans le présent d’une présence autre, que le grec appelle kairos, de l’espérance d’un monde-à-venir qui interdit à tout moment de coïncider avec le monde ou de s’identifier à lui ; d’autre part, confrontée à la sacralisation de la volonté de puissance de l’Empire romain, elle affirme la liberté de l’Esprit, liberté qui ne peut être vécue que sous la figure d’humanité dans laquelle elle s’incarne. Bref, originairement, une impression sensible qui rendait impossible aussi bien toute identification avec le monde tel qu’il est que toute fuite hors du monde et hors de l’histoire au nom d’une vérité qui ne serait pas humaine.
En fait, je critique l’ambition d’installer le christianisme dans la position d’une « espérance humaniste », comme vous dites, qui voudrait exorciser le présent au nom d’une idée de l’avenir qui n’est jamais que le retard du christianisme sur lui-même. Cela revient à dire que je récuse tout messianisme chrétien dont la version sécularisée est l’idéologie du progrès. Le kairos, ce basculement du temps, transporte l’à-venir dans le présent, ce qui a pour conséquence d’empêcher toute coïncidence entre l’attente et la fin. Avec le kairos, l’histoire n’a pas de fin ou, mieux, elle n’en a pas fini avec l’à-venir.
P. L. : Je comprends votre réserve, parce que de mêmes raisonnements peuvent partir de fondements différents et s’ajuster à de mêmes histoires culturelles. Mais dans nos pays, la convergence philosophique et éthique entre l’humanisme athée et la vision chrétienne est spectaculaire ! Et respectable en soi, comme possible promesse de paix. J’ai aimé la conclusion d’un dialogue que j’avais entretenu avec un athée et (dignitaire) franc-maçon, qui eut cette phrase : « en somme, nous sommes d’accord sur tout, sauf sur l’essentiel ». Il est sain de discerner ce qui nous relie comme ce qui nous sépare, de le reconnaître légitime a priori, – et de dialoguer. Le seul fait de rencontrer l’« autre » suffit souvent à changer notre démarche.
Et je ne pense pas humainement bon de ne voir là qu’un affaiblissement de la foi dans une culture totalement sécularisée. Marcel Gauchet voit dans le christianisme « la religion de la sortie de la religion ». Et Alain Touraine observe que « la sécularisation nous fait passer du sacré au sujet » : une démarche proprement chrétienne, qui rejoint l’humanisme en faisant de l’homme le sujet de son univers, a fortiori de sa vie. On reconnaît d’ailleurs que l’humanisme (comme la démocratie) ne pouvait naître que dans une société chrétienne : merci à elle. Mais on a dit aussi, et depuis Thomas d’Aquin déjà, que le vrai miracle est que l’Église y ait survécu ! Reconnaissons qu’il a fallu l’humanisme pour nous ramener à nos fondements : merci à lui – et honte sur nous et sur nos replis obstinés sur une « vérité » qui, relevant du transcendant, nous reste forcément mystérieuse.
D. C. : Votre réflexion pose très adroitement le double enjeu que posent au christianisme l’athéisme et l’humanisme (…). L’Église n’a-t-elle pas intérêt à briller par son humanisme pour se faire pardonner son passé, son intolérance et ses abus ? Mais pourquoi y a-t-il danger, pour le christianisme, de s’identifier à l’humanisme ? Parce que l’humanisme puise ses valeurs dans la croyance, plus ou moins consciente, que l’homme « se suffit à lui-même » ; ce qui entraîne ceci de fâcheux : il n’est pas possible d’être un chrétien humaniste sans renoncer à être christien. Mais peut-être me direz-vous : les valeurs évangéliques ne sont-elles pas humanistes ? Eh bien, je ne pense pas. Et pas pour la raison qu’il serait faux d’essayer de rendre les hommes un peu plus compatissants à autrui, un peu plus généreux, un peu moins enclins à l’égoïsme brutal ou de les inciter à un humanisme plus prophylactique du genre : pratiquer les « gestes barrière », à « penser aux autres en pensant à soi », etc. Mais de façon plus fondamentale parce que l’humanisme relève d’une abstraction : il se fait donner l’homme par avance, tel qu’il serait en lui-même, indépendamment donc de l’appel à cette surhumanisation, pour parler comme Michel Deguy, qui lui vient du dehors de lui-même. Cette suffisance de principe sur laquelle se fonde la bonne conscience de l’humanisme est aux antipodes de l’appel à cette surhumanisation inouïe que je découvre dans l’É́vangile.
Suis-je trop sévère à l’endroit de la tentation humaniste du christianisme ? Il se peut. Car l’humanisme, en son fond, exprime une vérité qui est proche de l’Évangile : « il n’y a que l’homme. » Mais l’Évangile ajoute : « il n’y a que le surhumain en l’homme qui importe. » Le christianisme, c’est la Voie du fils de l’Homme, ce surhumain qui ne peut se poser comme fondement, mais comme jaillissement. L’Évangile, c’est le fils de l’Homme en tant qu’il est le présent même de la Vie, le présent vivant de la Vie, l’avènement dans la chair du don de soi de la Vie. Inutile et dangereux de diviniser cet Homme-là. Ecce homo, cela suffit à notre joie.
Il ne faut pas se tromper d’adversaire. Celui du christianisme est le nihilisme que l’on peut définir comme la mort à petit feu de l’aspiration à la vie de l’esprit. Or Nietzsche avait bien vu que le nihilisme avait pour origine l’athéisme chrétien, autrement dit un christianisme de croyances, mais sans foi en l’Évangile. Cette dégénérescence du christianisme a donné naissance à deux « mutants » : l’humanisme chrétien et l’humanisme sécularisé, l’un et l’autre athée, c’est-à-dire sans foi. Sous sa forme chrétienne, l’humanisme recycle ses croyances pour en faire des valeurs. Parmi celles-ci, il en est une qu’on entend beaucoup actuellement : Solidarité. Mais je demande : est-il encore besoin d’écouter l’Évangile pour se donner un prochain ? Nul besoin : il suffit de cette solidarité de fait de notre espèce qui intervient lors d’une crise majeure et dont s’empare l’humanisme « humanitaire » pour nous en faire le devoir universel. Or l’Évangile ignore tout de cet impératif de solidarité, il ne connaît, je l’ai dit, que l’amour de soi pour autrui dont on peut se faire le prochain. Relisez la parabole dite du « bon Samaritain ».
De son côté, l’humanisme sécularisé a valorisé les idées de Progrès, de Science ou de Raison, qui sont autant d’ombres de Dieu. L’un comme l’autre se passent plutôt bien de l’Évangile, mais perpétuent quelque chose de l’idéal du Christ, mais en inversent le rapport. Au lieu que le fils de l’Homme soit la figure de cette surhumanisation dont je viens de parler, c’est l’homme qui mesure le « bon Jésus » pour le faire à l’image de son idéal d’honnête homme ou de « bon chrétien » !
P. L. : Je ne pense pas non plus, et a fortiori, qu’il faille comprendre l’expression « devenir Dieu » des Pères de l’Église comme une résurrection qui nous assimile à Dieu lui-même. Mais ne craignez-vous pas de pécher en sens inverse, en ramenant Dieu à l’humain ? Car « le plus humain de l’homme » est humain, à moins que vous placiez là l’intervention divine, sa Création de l’homme ? J’apprécie beaucoup votre humanisation de la Bonne Nouvelle, mais si Jésus est le signe efficace de Dieu-avec-nous, ce Dieu n’est pas réductible à un concept ? En d’autres termes, vous écartez les mythes bibliques en parlant de Jésus comme du Fils de l’Homme – appellation bibliquement contrôlée, bien sûr. Mais, « et Dieu dans tout cela » ? Et le mystère de tout cela ?
D. C. : Merci de votre question, d’autant qu’on me la renvoie régulièrement. Disons les choses ainsi : il y a de la transcendance, c’est-à-dire de l’infini, mais à rapatrier dans le devenir plus-humain. Une vraie transcendance, mais sans bondieuserie. Ce serait une méprise totale que de penser que cette transcendance « ramène Dieu à l’humain » puisqu’il s’agit, au contraire, d’exhausser l’homme à ce qu’il n’est pas encore : devenir fils de l’Homme. Fils dans le Fils, comme dit Paul. Or, cette vocation christique ne peut être attribuée à l’homme qui aurait planifié sa propre sur-humanité (l’illusion dangereuse du transhumanisme) ni à une nécessité biologique (elle n’est pas le résultat de l’évolution). C’est dire que le plus-humain n’est crédible qu’en Dieu, même si ce Dieu ne peut plus être celui de la Sixtine. Je rejoins Stanislas Breton, qu’on ne pouvait pas suspecter d’hérésie : « Dieu est ce que nous serons, dans la réponse à une grâce prévenante qui n’impose ni exemplarité ni prédestination. » Ou, cette phrase extraordinaire de Kierkegaard : « Dieu est l’homme qu’il faut. » Que ce Dieu-là, à nul autre pareil, soit l’avenir de l’humain n’est pas rien…
Note :
[1]Voir aussi https://nsae.fr/2021/08/27/entretien-avec-dominique-collin/