Jésus perce-murailles
Par Christiane Bascou.
Géographiquement, toute la trajectoire publique de Jésus est centrifuge, avec pour premier geste le franchissement de l’enceinte de Nazareth vers le désert : quoi de mieux que la vue sans limites pour abattre les derniers murs du doute, de l’atermoiement, de la lâcheté ?
Le voilà en chemin, ouvert aux rencontres dont certaines, Marie et Marthe, la Samaritaine, la Cananéenne, le soldat Romain, etc., peu à peu craquellent les murs de ses idées préconçues (car bien sûr, Jésus a les préjugés de son temps !) sur les femmes, les étrangers, Dieu, son propre rôle qu’il croyait exclusif pour Israël ; il se libère de l’idée du « peuple élu » et pousse sa mission vers les marges du pays, annonce la Bonne Nouvelle et partage le pain sur l’autre rive, hors frontières.
Déjà, niveau famille, Jésus ne rentrait pas dans les cases. Sans parler de sa naissance légendaire hors les murs, hors maison (local à bestiaux) dans un déplacement de ses parents à Bethléem, sa généalogie (Mt 1,1) fait tache face aux standards du genre. En effet, non seulement elle mentionne quatre femmes, Rahab, Tamar, Ruth et Bethsabée, mais aucune n’est juive et toutes sont hors normes conjugales. Quant à la conception de Jésus, elle est explicitement hors mariage et de plus, il est celui dont le père n’est pas le père. Dans les villages, tout se sait et on l’appelle ouvertement « le fils de Marie » (Mc 6,3) au lieu de « Fils de Joseph ». La rumeur est qu’il est un de ces mamzer (bâtard donc impur) interdits de mariage sauf avec une bâtarde et dont tous les descendants mâles seront pour toujours des mamzer. Il reste célibataire.
C’est peut-être cette marginalisation sociale qui rend Jésus sensible au sort des exclus de la société de son temps :
– contre toute tradition, il sauve de la lapidation une femme adultère et, loin des habitudes de répudiation qui datent de Moïse, il opte pour un traitement égal de la femme et l’homme dans le mariage : « Ce que
Dieu a mis à égalité sous le même joug, que l’homme ne le traite pas différemment » (Mt 19,6) ;
– côté rites de pureté et tabous, il transgresse souvent, touche des lépreux, se laisse toucher par une femme aux règles perturbées, enfreint les interdits alimentaires, mange avec des impurs, des païens, boit de l’eau des mains d’une Samaritaine « de mauvaise vie », guérit le jour du sabbat.
Car c’est la même logique de sortie du système pour le religieux : au début, on voit Jésus apprécié dans les synagogues, puis il prend des libertés, par exemple avec un texte d’Isaïe en supprimant le passage sur la « vengeance de Dieu », qui pour les Hébreux fait souvent office de plat principal ! Sa prise de conscience qu’aucune vengeance ni violence à la personne ne peut venir de Dieu, ni se faire au nom de Dieu, son courage de la non-violence, du refus de pouvoir – « Va, ta foi t’a sauvé » – qui ne s’est jamais démenti, est une révolution qu’au vu de l’Histoire de l’Église on n’a pas encore mesurée. Par contre, sa parole se fait virulente, ses critiques à l’égard de l’establishment religieux, « sépulcres blanchis » (carcans mortifères vidés de tout sens), suscitent rapidement leur ire. Plusieurs fois, ayant poussé la provocation et le bouchon trop loin, il échappe de justesse à la lapidation ou à la défenestration… jusqu’au clash : délibérément, il crée un jour une pagaille noire sur le parvis du temple à Jérusalem, traitant les prêtres de marchands et de bandits. Il est finalement exécuté pour sacrilège, s’étant un peu trop libéré du dogme ! : « On vous a dit… moi je vous dis » ; ou encore : « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » ; à la Samaritaine il avait confié : « Viendra un temps où on ne célèbrera Dieu ni dans le temple, ni sur la montagne, mais en esprit et en vérité. » (Jn 4,21)
Sortie du culte et de la religiosité ! Car la foi de Jésus est hors normes. Le Dieu qu’il présente dans ses paraboles est un Dieu dont la parole même est hors champ : « la graine » est semée dispendieusement, n’importe comment, sur les bordures, les cailloux, dans les ronces et les lieux improbables. C’est un Dieu extravagant dans son amour disproportionné pour l’humain, qui déborde des cadres de la justice : il félicite le gérant qui a fait à peine fructifier les biens autant que celui qui a fait des placements fabuleux, il tue le veau gras pour le retour du mauvais fils qui a dilapidé la moitié de la fortune paternelle, il paye l’ouvrier qui n’a fait qu’une heure autant que celui qui a trimé toute la journée. Et que dire de Jésus lui-même qui, au nom de Dieu, promet la récompense immédiate et suprême (le paradis) au malfrat qui, sur sa croix, reconnaît pourtant avoir mérité sa peine capitale ! Cet amour démesuré, qui doit enfreindre la loi pour l’accomplir, c’est ça la Bonne Nouvelle qui défonce tous les murs et même les murs du tombeau : on n’enterre pas la lumière ! Il y a toujours une autre chance, un pardon, une vie et un amour inconditionnel.
Aussi, symboliquement et littéralement, Jésus se dépeint-il comme « la porte », celle qui ne fonctionne que dans le sens de l’ouverture, celle qui perce les murs de l’égoïsme et du préjugé, de l’enfermement dans les problèmes (lourd passé, lourd passif) ou les systèmes (familial, social, religieux) et fait entrer dans l’amour.
Comment ne pas répondre à cet appel irréductible à la liberté d’ouvrir les murs, au lieu de passer notre vie à les redécorer, ou même à y rajouter quelques briques ?
Source : Les Réseaux des Parvis n° 106 : En marche hors les murs, foi en partage