« L’économie de l’exclusion et de l’iniquité tue » : le pape François et la théologie de la libération
Par Juan José Tamayo
Du 3 au 5 septembre a eu lieu le 40e congrès de théologie en ligne, organisé par l’Association espagnole des théologiens Jean XXIII, sur le thème « Le néolibéralisme tue – On ne peut pas servir Dieu et l’argent ». Pour la première fois, le titre s’inspire du texte d’un pape, en l’occurrence de l’affirmation percutante du pape François dans l’exhortation apostolique La joie de l’Évangile, 2013 : « De même que le commandement “ne tue pas” fixe une limite claire pour garantir la valeur de la vie humaine, nous devons aujourd’hui dire “non à une économie d’exclusion et d’inégalité”. Une telle économie tue » (c’est moi qui souligne).
C’est cette déclaration qui donne lieu à la présente réflexion sur le pape François et la théologie de la libération (TL).
Depuis son élection, un changement de paradigme s’opère dans l’Église catholique, qui implique également un changement d’attitude à l’égard de la TL : de l’anathème des pontificats précédents au dialogue de l’actuel, du silence à l’écoute, de la dissimulation à la visibilité, de la distanciation à la proximité. Il y a eu plusieurs gestes de rapprochement. Peu après son élection comme pape, François a reçu Gustavo Gutiérrez en audience privée. L’Osservattore Romano a publié un de ses articles très critiques à l’égard du néolibéralisme.
Le théologien péruvien était l’orateur principal lors de la présentation du livre Pobre para los pobres – La misión de la Iglesia (Pauvre parmi les pauvres – La mission de l’Église), co-écrit avec le cardinal Gerhard Muller et préfacé par le pape François, avec Müller, le cardinal hondurien Oscar Rodríguez Maradiaga et le porte-parole du Vatican de l’époque, Federico Lombardi. Un autre geste de rapprochement de François avec le christianisme de la libération en Amérique latine a été la levée de la suspension a divinis qui pesait sur le prêtre de Maryknoll Miguel d’Escoto depuis qu’il était devenu ministre des Affaires étrangères du gouvernement sandiniste du Nicaragua sous Daniel Ortega dans les années 1980. Quelques années plus tard, il a levé la suspension a divinis imposée au poète et prêtre nicaraguayen Ernesto Cardenal par Jean-Paul II, suite à l’humiliation dont il fut victime à l’aéroport de Managua en 1983.
La critique du capitalisme par le pape, sa théologie du bien commun et de la solidarité et sa proposition d’une « Église pauvre et des pauvres » vont dans le sens de la TL, ou plutôt s’en inspirent. De plus, je crois que ses documents constituent un exercice pratique de la TL. Un exemple est l’exhortation apostolique La joie de l’Évangile (François, 2013), déjà mentionnée, qui fait la critique la plus sévère d’un pape contre le néolibéralisme, en continuité avec les traditions anti-idolâtres d’hier et d’aujourd’hui : hier, les prophètes d’Israël, Jésus de Nazareth et les mouvements prophétiques et utopiques médiévaux ; aujourd’hui, les Forums sociaux mondiaux, les mouvements altermondialistes et les Indignés, sans spiritualismes, transcendantalismes ou évasions de la réalité. Il s’agit d’un texte révolutionnaire et inhabituel dans la doctrine sociale de l’Église.
La méthodologie qu’il utilise est celle de la TL : analyse de la réalité, défis, réflexion théologique à partir d’une herméneutique libératrice des textes bibliques, jugement éthique et invitation à la praxis.
Analyse de la réalité
Son analyse de la réalité n’est ni naïve ni idéaliste, mais dialectique. Il constate la négativité de l’histoire, mais aussi le potentiel des êtres humains à inverser la réalité injuste. Il dénonce « la mondialisation de l’indifférence » qui nous rend « incapables de compatir aux cris des autres » et de pleurer « devant le drame des autres » ; « l’anesthésie de la culture du bien-être » et la considération des exclus par les marchés comme des « déchets » et un surplus de population. « La majorité des hommes et des femmes de notre temps – affirme-t-il – vivent de façon précaire au jour le jour, avec des conséquences désastreuses » (n. 32).
Il interprète la crise comme le résultat d’un capitalisme sauvage dominé par la logique du profit à tout prix, et il prononce quatre refus qui devraient tempérer le système : « non à une économie d’exclusion et d’inégalité » ; « non à la nouvelle idolâtrie de l’argent » ; « non à l’argent qui gouverne au lieu de servir » ; « non à l’inégalité qui génère la violence ».
Économie de l’exclusion et de l’inégalité (nn. 53-54). Cette économie considère l’être humain comme un bien de consommation, à utiliser et à jeter, et donne naissance à la culture du « rebut », au point que de plus en plus de personnes et de groupes sont exclus, expulsés de la société. La conséquence est que « des masses importantes de la population sont exclues et marginalisées : sans travail, sans horizon, sans issue ». Et une conséquence pire encore : l’économie de l’exclusion et de l’inégalité « tue ».
Nouvelle idolâtrie de l’argent (nn. 55-56). L’argent nous domine et domine nos sociétés, avec pour conséquence la négation de la primauté de l’être humain. Cela montre que nous sommes confrontés à une profonde crise anthropologique et à une nouvelle idolâtrie, qui se manifestent par le fétichisme de l’argent et la dictature de l’économie sans visage ni objectif humains, qui conduisent à la croissance exponentielle des profits de quelques-uns et à l’exclusion de la majorité du bien-être. Tout est soumis « aux intérêts du marché déifié, qui sont devenus la règle absolue » (n. 56).
Les facteurs suivants sont à la base de ce déséquilibre : la considération de l’être humain comme un être de consommation ; l’idéologie qui défend l’autonomie absolue des marchés (dictature économique) ; la spéculation financière et l’imposition d’une tyrannie invisible qui impose implacablement ses règles. (n. 56). Il en résulte une dette et des intérêts qui annulent le pouvoir d’achat des citoyens, une évasion fiscale et une corruption endémique.
L’argent ne sert pas, mais gouverne le monde (nn. 57-58). À la racine, il y a le rejet de l’éthique et de Dieu, dit François. Le marché considère l’éthique comme contre-productive, car elle relativise le pouvoir et l’argent, et comme une menace, car elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. L’éthique, nous rappelle François, conduit au partage : « ne pas partager ses biens avec les pauvres, c’est les voler et leur ôter la vie. Les biens que nous possédons ne sont pas les nôtres, mais les leurs » (Jean Chrysostome). L’Exhortation pastorale demande que l’économie et la finance soient régies par une éthique en faveur de l’être humain ». « L’argent doit servir et non régner » (n. 58). L’idolâtrie de l’argent exclut Dieu de l’horizon économique, considéré comme dangereux car non manipulable et non contrôlable par le marché. Ceci explique son rejet.
L’iniquité engendre la violence (nn. 59-60). Les pauvres sont souvent accusés d’être la cause de la violence, alors qu’en réalité, c’est l’iniquité qui est à l’origine de la violence et le système qui est injuste à la base. L’injustice, qui est le mal que l’on tolère, se propage de façon néfaste et sape les fondements de tous les systèmes politiques et sociaux. Le mal inscrit dans les structures a un fort potentiel de mort et de dissolution (n. 59). Il critique la théorie de la fin de l’histoire de l’idéologue américain du capitalisme, Francis Fukuyama, car, selon lui, nous sommes loin des conditions d’un développement durable et pacifique.
Nouvelles formes de pauvreté et vulnérabilité humaine (nn. 210 et ss). François fait référence aux sans-abri, aux toxicomanes, aux réfugiés, aux peuples indigènes, aux migrants, au trafic d’êtres humains, aux femmes doublement pauvres, aux enfants à naître, aux plus sans défense et aux innocents, à la création tout entière (n. 213).
Défis
Les principaux défis auxquels nous sommes confrontés sont (nn. 63-67) : la culture de l’apparence, du superficiel, du provisoire ; la détérioration des racines culturelles et le manque de respect de la physionomie culturelle des peuples du Sud en raison d’une mondialisation culturellement uniforme imposée par le Nord ; la prolifération de nouveaux mouvements religieux, certains ayant une tendance au fondamentalisme ; la réduction de l’Église à la sphère privée ; l’approche superficielle des questions morales ; la profonde crise culturelle de la famille ; l’individualisme post-moderne et mondialisé, qui touche toutes les cultures et visions du monde, affaiblit les liens sociaux et dénature les liens familiaux. L’alternative est une éducation critique aux valeurs.
François se réfère également aux défis de l’inculturation de la foi (nn. 68-80), dans la réponse desquels il suit la théorie désormais dépassée des « semences de la Parole » et propose la nécessité d’évangéliser les cultures afin d’inculturer l’Évangile et de purifier et faire mûrir les cultures et les groupes sociaux (n. 69). 69) ; favoriser et accompagner la richesse existante des peuples de tradition catholique ; procurer de nouveaux processus d’évangélisation de la culture dans les peuples d’autres traditions religieuses ou dans les peuples sécularisés ; guérir certaines faiblesses des cultures populaires des peuples catholiques : alcoolisme, machisme, violence domestique, croyances fatalistes et superstitieuses avec recours à la sorcellerie, dont le meilleur point de départ pour leur guérison est la piété populaire.
La partie consacrée à l’inculturation de la foi est, à mon avis, la plus faible et la plus discutable, car elle répond à une conception christianocentrique de la foi, qui est corrigée, dans une large mesure, par l’approche plus interculturelle et interreligieuse dans d’autres sections de l’Exhortation pastorale (nn. 115, 131, 250-254).
Réflexion théologique et jugement éthique
La réflexion théologique est très en phase avec la TL et s’articule autour de l’option pour les pauvres (198 ss), qui est une catégorie théologique plutôt que sociologique, culturelle, philosophique ou politique, et pour laquelle elle offre un solide fondement biblique, basé sur l’Exode, les Prophètes et Jésus de Nazareth. Il existe un lien inséparable entre la foi et les pauvres, que nous ne pouvons jamais laisser seuls, la confession de foi et l’engagement social, l’évangélisation et la promotion intégrale. La conséquence de ce lien est l’engagement des chrétiens à construire un monde meilleur. Cela exige de ne pas reléguer la religion dans la sphère privée, sans influence sociale, mais d’activer ses dimensions libératrices dans la sphère publique et dans toutes les sphères de l’existence humaine, sans tomber dans la confessionnalisation de la réalité.
Le jugement éthique de François est percutant : « le système social et économique est injuste à la racine » (n. 59) ; la crise est le résultat d’un capitalisme sauvage dominé par la logique du profit à tout prix ; « l’iniquité est la racine des maux sociaux » (n. 202) et engendre la violence.
L’Exhortation place au centre de son message les mots qui contrecarrent le système néolibéral : éthique, solidarité mondiale, répartition des biens, préservation des sources de travail, dignité des faibles, Dieu qui exige un engagement pour la justice (nn. 188-190, 203). La dignité de la personne et le bien commun sont les critères qui doivent structurer la vie économique. Il attache une importance particulière au mot « solidarité » qui risque d’être retiré du dictionnaire et qui, pour les marchés, est « un mot inconfortable, presque un gros mot ». Pour François, la solidarité :
- C’est bien plus que quelques actes sporadiques de générosité ».
- Il s’agit de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns » (n. 188).
- C’est « une réaction spontanée de ceux qui reconnaissent la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme des réalités antérieures à la propriété privée ». La seule justification de la propriété privée des biens est d’en prendre soin et de les accroître afin de mieux servir le bien commun (n. 189).
- C’est la décision de rendre aux pauvres ce qui leur appartient.
François critique l’utilisation des droits de l’homme comme justification de la défense exacerbée des droits individuels ou, pire encore, des droits des plus riches.
Propositions
La réponse au problème de la pauvreté dans le monde requiert les conditions suivantes :
– comprendre et appliquer l’économie comme « l’art de parvenir à une bonne gestion de la maison commune, qui est le monde entier » (n. 206).
– l’interaction et l’action coordonnée de tous les gouvernements pour le bien commun. Les solutions locales sont de plus en plus difficiles car les contradictions sont mondiales.
-Ne vous fiez pas aux forces aveugles et à la main invisible du marché.
-S’attaquer aux causes structurelles de l’inégalité.
– Renoncer à l’autonomie absolue des marchés.
– La croissance dans l’équité, qui ne se réduit pas à la croissance économique, mais nécessite des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure répartition des revenus, la création de sources de travail et la promotion intégrale des pauvres », ce qui va au-delà du bien-être.
L’Exhortation fonde les propositions ci-dessus sur une série de principes pour construire un monde de paix, de justice et de fraternité (221 et suivants) :
a) Supériorité du temps sur l’espace : travailler à long terme, privilégier les temps des processus sur les espaces du pouvoir, avoir des convictions claires et de la ténacité, par opposition à l’anxiété.
b) Prédominance de l’unité sur le conflit : ne pas éviter le conflit, mais l’assumer, sans s’y installer ; le résoudre et le transformer en un maillon d’un nouveau processus ; surmonter le conflit dans une nouvelle synthèse ; travailler pour la paix ; pacte culturel, qui consiste à harmoniser les diversités, jusqu’à obtenir une diversité réconciliée.
c) Attacher plus d’importance à la réalité qu’à l’idée : pas de dissociation, mais un dialogue constant entre la réalité et l’idée ; la réalité doit être éclairée par la raison.
d) La supériorité du tout sur la partie.
e) Combiner le global et le local.
f) Travailler dans le voisinage immédiat, mais avec une perspective plus large. Le modèle à garder à l’esprit est le polyèdre, une figure géométrique vers laquelle toutes les parties convergent.
Les dangers à éviter sont la dissimulation de la réalité, les purismes angéliques, l’absolutisation de ce qui est relatif, l’intellectualisme, l’universalisme abstrait et globalisant .
Bonjour,
Nous pouvons ressentir une déception légitime sur une partie de l’action de ce pape qui finalement n’aura pas changé beaucoup le fonctionnement autocratique de l’Eglise Catholique et n’aura pas modifié fondamentalement les doctrines morales et théologiques.
Il est néanmoins encourageant de constater le constat plutôt positif que font des théologiens de la Libération sur les écrits de François. Sur le plan théologique et institutionnel le bilan de François restera mitigé, mais sur le plan pastoral il aura ouvert des perspectives intéressantes (critiques du cléricalisme, appui à la théologie de la Libération, appel à aller aux “périphéries”).
Amitiés
BREYSACHER Christophe