Bonnes feuilles : « Des soutanes et des hommes »
Par Josselin Tricou
Alors que la publication du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église dresse un état des lieux accablant des violences sexuelles au sein de l’Église catholique française en évoquant un phénomène « massif » et « systémique », Josselin Tricou, qui a lui-même participé à l’enquête de l’INSERM fait paraître une enquête sociologique sur la masculinité des prêtres catholiques. Extraits choisis.
Ce texte est issu de l’ouvrage « Des soutanes et des hommes. Enquête sur la masculinité des prêtres » qui vient de paraître aux PUF [1].
Dès le début de son pontificat, le corps de Jean-Paul II avait été mis en valeur à travers la diffusion par le service de presse du Vatican de photographies d’avant son élection – reprises et commentées par les médias du monde entier – où on le voyait faire du ski ou encore se raser en pleine nature. C’était un corps viril qui était présenté au public. Jusque dans la mise en scène médiatisée de sa maladie et de son agonie, il est apparu comme combatif.
Cette image d’un corps résistant, y compris dans l’épreuve, n’était-elle pas en congruence avec le grand récit du pape vainqueur du communisme ? Jean-Paul II n’était-il pas aussi celui qui a su remettre en état de marche un catholicisme en crise depuis la fin des années 1960 et, ce faisant, incarner une « virilité de la foi » retrouvée ? Cette représentation a sans doute été construite par contraste avec – et peut-être pour contrer – celle d’un Paul VI (pape de 1963 à 1978) qui, au contraire, fut décrit sur la fin de sa vie comme un intellectuel distant, impuissant à mettre un terme à la « crise catholique » des années 1960-1970, et qui fut dénoncé par certains médias – y compris catholiques – comme un homosexuel torturé.
Ces quelques remarques sur les papes antérieurs à ceux de la période qui nous intéresse dans ce livre servent à convaincre la lectrice ou le lecteur – dont le regard est possiblement imprégné par une sorte de catholic gaze.
[…]
Le « catholic gaze »
Le « catholic gaze » (« to gaze » signifie « regarder fixement », « contempler ») est inscrit dans la culture occidentale, de la même façon qu’il existe un « male gaze » regard hétérosexuel érotisant et objectifiant le corps des femmes, critiqué ces récentes années notamment dans les arts visuels.
J’utilise ainsi l’expression « catholic gaze » pour évoquer la construction historique d’un regard collectif catholique dégenrant en partie et désexualisant le corps des clercs en le sacralisant, alors même que l’aspect genré (la masculinité), mais aussi sexualisé (les préférences sexuelles supposées) du pape, comme de tout prêtre, apparaissent bel et bien comme un enjeu politique et communicationnel à l’ère médiatique.
Non pas que ces aspects ne l’étaient pas auparavant, mais cet enjeu apparaît démultiplié dès lors que la communication institutionnelle se voit redoublée par le travail d’interprétation que produisent les médias du monde entier. En ce sens, si le genre – tant comme structure sociale que comme performance individuelle – a toujours été « une façon première de signifier les rapports de pouvoir », la mise en place d’un nouveau régime de l’information de masse et, plus encore, la dynamique récente de politisation des questions de genre et de sexualité dans l’espace public – appelée « démocratie sexuelle » par Éric Fassin – exercent une pression sur l’Église catholique.
Le genre devient un enjeu dans la représentation politique
Cette pression apparaît encore renforcée par le grand mouvement de dévoilement de violences sexuelles commises par ses représentants. Or, une telle dynamique conduit nécessairement le pape, mais aussi tous les membres du clergé, à redoubler de réflexivité sur la manière dont ils vivent et performent leur genre et leur sexualité. Elle infléchit également les regards extérieurs portés sur leur atypie en la matière, d’autant plus que l’« exculturation » croissante du catholicisme en Occident – c’est-à-dire la déliaison à laquelle on assiste depuis les années 1950-1960 entre la culture catholique et l’univers civilisationnel qu’elle a contribué à façonner pendant des siècles – joue en faveur d’une multiplication des manières d’appréhender une identité sacerdotale à la fois raréfiée dans la réalité et exotisée, voire dévaluée dans les représentations sociales.
Dès lors, on observe dans le cas des clercs de l’Église catholique ce que le chercheur Clément Arambourou note, s’agissant des individus cherchant à incarner des rôles de pouvoir dans le champ politique, à savoir que « ce qui relève des rapports de genre et de sexualité ne ressortit plus au domaine de l’évidence », mais constitue désormais « un des enjeux du travail de représentation politique ».
L’aveuglante évidence du masculin sacerdotal
En interrogeant la masculinité des prêtres, j’ai adopté et appliqué, une perspective de genre sur un objet particulièrement bien étudié par ailleurs, mais le plus souvent dans des perspectives genderblind – aveugles au genre. Si le statut des prêtres et religieux catholiques a inspiré des analyses fondamentales pour la sociologie, de Max Weber à Pierre Bourdieu, il a également suscité un nombre non négligeable d’enquêtes sociologiques en tant que telles.
La masculinité des prêtres n’a été qu’effleurée par la sociologie du catholicisme et totalement ignorée par la sociologie du genre. Il faut dire qu’études de genre et sociologie des religions – du catholicisme surtout – se sont longtemps ignorées. Mais plus encore, le « catholic gaze » fonctionnait encore il y a peu, dans l’Église bien sûr, mais aussi dans la société française malgré sa sécularisation avancée, et chez nombre de sociologues à certains égards.
L’idéal sacerdotal continuait à projeter son ombre portée sur les représentations contemporaines. Et la sociologie du catholicisme, tout particulièrement, semblait en ce sens atteinte par une sorte de persistance rétinienne, témoignant, en retour, de la force d’imposition de cet idéal par l’institution ecclésiale.
Un angle mort de la sociologie du catholicisme
L’analyse de la masculinité afférente à cet idéal sacerdotal a donc longtemps été un angle mort de la sociologie du catholicisme. À titre d’exemples, les deux derniers travaux sociologiques d’envergure sur le clergé catholique français ne cessent de la croiser et de la recroiser sans jamais l’aborder frontalement.
Même en 2012, quand je commence à soumettre à l’évaluation d’universitaires mon projet de thèse à l’origine de cet ouvrage, certain·e·s me rétorquent encore que je devrais plutôt m’intéresser à la place des femmes dans l’Église. C’est dire la rémanence de l’aveuglante évidence du masculin, cet objet longtemps resté le « neutre invisible » et construit comme tel par un androcentrisme généralisé, y compris dans le regard des sciences sociales.
Pourtant, objectiver les enjeux contemporains touchant à la masculinité sacerdotale, soit la masculinité censée être incarnée par les agents de l’appareil catholique romain, c’était affronter une des rares institutions occidentales qui oppose encore une fin de non-recevoir à toutes revendications d’égal accès des femmes aux postes de pouvoir.
A contrario, la majorité des grandes institutions se sont converties bon gré mal gré à l’égalité des sexes, fût-ce à reculons. Il apparaissait dès lors difficile de ne pas apercevoir le « plafond de vitrail » (l’équivalent religieux du fameux « plafond de verre ») désormais imposé explicitement aux femmes par l’Église catholique romaine sans justifications convaincantes et son envers, le maintien de l’homosociabilité du corps clérical et sa patriarcalité décomplexée.
Il faut reconnaître néanmoins, qu’une fois certains enjeux de ma recherche explicités – notamment la potentielle « fonction de placard » que peut recouvrir la prêtrise, c’est-à-dire la fonction de dissimulation, voire de protection pour des hommes non-hétérosexuels en contexte hétéronormatif –, l’évidence d’appliquer un tel prisme sautait aux yeux de mes interlocteur·trice·s.
Mais jusque-là, dans la plupart des cas, la masculinité sacerdotale apparaissait consubstantielle à l’institution catholique. Elle était à leurs yeux tout à la fois omniprésente et cachée. C’est bien en ce sens, et avec humour, que l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu écrivait en 1971, même si son propos visait au-delà de la seule Église :
« La catégorie homme se caractérisait, tel le Christ dans l’hostie,
par une présence réelle, mais cachée. »
Or c’est aujourd’hui une prise de conscience qui s’est diffusée au-delà d’un petit cercle de chercheuses et militantes féministes, y compris au sein d’un public croyant.
Le catholicisme, un « bougé » du genre
C’est que la structuration institutionnelle du catholicisme produit une variante de la manière dont les sociétés occidentales distinguent et ordonnent les sexes et les sexualités. Ce « bougé » catholique du genre – comme on dit d’une photographie floue – est lié au double paradoxe qu’induit l’idéal sacerdotal que l’Église a imposé à ses clercs, « qui dicte leur conduite et la justifie à leurs propres yeux ».
Alors que l’Église se présente plus que jamais comme la grande défenseuse de la complémentarité des sexes et de la vocation universelle à l’hétérosexualité des êtres humains, elle a institutionnalisé deux modèles de masculinités : celle du laïc marié correspond à ce discours et se trouve donc présentée comme naturelle ; celle des prêtres échappe « surnaturellement » à cette vocation universelle et à la division entre les rôles de sexes traditionnels. Rien que par cette pratique, l’Église vend la mèche – comme le dirait Bourdieu – sur cette naturalisation qu’elle opère en discours.
Par ailleurs, et tout aussi paradoxalement, l’Église institutionnalise ce faisant une hiérarchie des masculinités inversée par rapport à celle qui structure les sociétés dans lesquelles elle s’imbrique : elle fait prévaloir sur la masculinité laïque jugée normale la masculinité sacerdotale pourtant atypique au regard des modèles culturellement dominants de masculinité.
Or, dans le regard de nos contemporain·e·s, ce « bougé » du genre est de plus en plus perçu comme étrange. Il est devenu un « trouble dans le genre », pour reprendre le fameux titre de Judith Butler. C’est sa plausibilité même qui est remise en cause aujourd’hui au sein des sociétés occidentales.
Source : The conversation
Note de la rédaction :
[1] Voir : https://nsae.fr/2021/10/02/josselin-tricou-pendant-longtemps-leglise-a-ete-un-refuge-pour-les-homosexuels/