La naissance de Jésus : un souvenir ou une réalité actuelle ?
Par Jacques Musset
Pour beaucoup de chrétiens, le 24 décembre au soir est seulement l’anniversaire de la naissance de Jésus de Nazareth. Dans les églises catholiques, on dresse des crèches monumentales avec tous les personnages, dont le bœuf et l’âne qui s’y sont invités depuis le XIIe siècle, et il est possible qu’il y ait, encore sur le devant, un ange (autrefois, c’était un petit noir) qui recueille les offrandes sonnantes et trébuchantes dans le petit coffre sur lequel il est assis et qui remercie les donateurs d’une forte inclinaison de la tête.
Au début de la messe de minuit qui est maintenant à 19 heures, le prêtre revêtu de sa plus belle chasuble s’avance en procession du fond de l’église en portant ostensiblement le petit Jésus de plâtre aux bras largement ouverts qu’il ira déposer sur la mangeoire de paille. L’église est bondée ce soir-là, comme à la Toussaint. Ce sont les deux fêtes les plus suivies par une foule de gens dont une grande partie n’y use pas ses souliers chaque dimanche.
Mr le curé est content de voir que la religion ne se perd pas autant qu’on le dit. Il va en profiter pour remettre en mémoire les événements qui se sont passés à Bethléem dans la nuit du 24 au 25 décembre de notre ère, car c’est depuis cette date qu’on compte désormais les années, en Occident du moins.
Le prêtre connaît parfaitement l’histoire. Joseph et Marie qui est enceinte descendent de Nazareth à Bethléem (d’où est originaire Joseph) pour le grand recensement ordonné par le pouvoir romain qui a conquis la Palestine. Mr le curé glose sur le courage de Marie qui depuis neuf mois héberge en elle le fils unique de Dieu, la seconde personne de la Trinité. Et il souligne avec quelle attention Joseph mis dans le secret et nommé par Dieu le père adoptif de Jésus déploie tous ses soins pour qu’aucun dommage n’arrive à la mère et l’enfant à venir. Comment cela pourrait-il se produire, pense-t-il en son for intérieur, puisque Dieu veille à tout !
L’impossibilité de trouver les hôtelleries, toutes occupées, le met tout cependant en souci. Faute d’un lit bien chaud pour Marie, il déniche une sorte d’écurie vide où il y a de la paille fraîche et même un âne et un bœuf dont l’haleine diffuse une chaleur bienfaisante. C’est là que Marie accouche et qu’elle dispose Jésus à même la paille, dans des vêtements bien chauds apportés pour la circonstance.
Mais dans son discours Mr le Curé, ne fait aucune allusion aux migrants adultes et jeunes qui dorment dehors. Ce serait pourtant l’occasion d’éveiller la compassion et l’accueil de ses paroissiens. Il n’y pense même pas, tout enthousiasmé de poursuivre la belle histoire. Des anges apparaissent subitement dans le ciel qui annoncent aux bergers des environs que leur est né « un sauveur, le Christ Seigneur » sous la forme d’un petit enfant dans une crèche ; une symphonie céleste chante à gorge déployée dans les airs un Gloire à Dieu tonitruant, les bergers viennent à la crèche puis s’en retournent annonçant la grande nouvelle à tous les passants…
Assis, les paroissiens n’en attendent pas moins de leur curé, c’est bien ainsi qu’on leur a raconté l’histoire depuis leur tendre enfance. Mr le curé termine son prêche en recommandant à ses paroissiens de recevoir Jésus en leur cœur en communiant à l’hostie, à condition de s‘être confessés de tout péché mortel.
Après la quête il inaugure sans tarder la prière eucharistique par l’une des préfaces suivantes :
(1) « Il est juste et bon de te rendre gloire à toi, Dieu éternel et tout puissant. Dans le mystère de la nativité, celui qui par nature est invisible se rend visible à nos yeux ; engendré avant le temps, il entre dans le cours du temps. Faisant renaître en lui la créature déchue, il restaure toute chose et remet l’homme égaré sur le chemin de ton Royaume. C’est pourquoi avec les anges et les saints… »
(2) Seconde formule : « …Par lui (Jésus) accomplit en ce jour l’échange merveilleux où nous sommes régénérés : lorsque ton Fils prend la condition de l’homme, la nature humaine en reçoit une incomparable noblesse ; Il devient tellement l’un de nous que nous devenons éternels… »
Est-il quelqu’un dans l’assemblée qui fasse attention à ces paroles de Mr le Curé au point de s’étonner, voire de se scandaliser ? J’en doute. Les uns sont tellement habitués au déroulement uniforme de la liturgie et de son langage que les paroles planent au-dessus de leurs têtes ; ils patientent sagement. Les autres ont l’esprit occupé au réveillon, à la rencontre familiale, à la maladie de proches absents, au verglas possible pour le retour, aux mesures de protection pour éviter le covid… On arrive à la communion à laquelle beaucoup se pressent. Et dès l’Ite missa est, on rejoint rapidement les voitures pour retrouver le nid chaud de la salle à manger familiale autour de la table tout illuminée et où baignent les odeurs alléchantes de la dinde qui cuit doucement au four. Le lendemain, en se quittant, on se dira : Ah oui, on a eu cette année encore un bon Noël !
Mais quel Noël ? Célébrer le Noël chrétien n’est-ce qu’une commémoration historique qui ravive les souvenirs d’enfance dans une ambiance de discours et de chants sentimentaux et pieux qu’affectionnent les défenseurs de tous âges de la religion traditionnelle ? À lire littéralement, comme Mr le curé le fait, l’évangile de Luc (2, 1-18) sans se donner la peine d’y percevoir le message révolutionnaire qui s’y trouve, on est dans un conte merveilleux, hors du réel quotidien, dans une histoire semblable à celles des fées qui donnent des frissons, mais auxquelles personne ne croit.
C’est ainsi qu’à longueur d’année on déflore les textes évangéliques en en faisant des lectures fondamentalistes ou en plaquant sur leurs mots le contenu des dogmes élaborés 4 siècles après ! Quelle défiguration ! Les prières eucharistiques dont on a cité deux courts passages nous présentent aussi un Jésus hors sol réparateur de la faute originelle qui infeste tous les humains depuis le péché d’Adam et d’Ève ! Ce Jésus-là n’a aucun rapport avec la figure historique du Nazaréen. Pour Joseph Moingt, dans son livre testamentaire L’esprit du christianisme, cette présentation est une des graves déviances de ce que fut en réalité le témoignage de Jésus, lui qui identifiait l’honneur de son Dieu avec la défense de ses frères humains souffrants, marginalisés, ignorés.
Alors qu’est-ce que peut-être pour les chrétiens une fête de Noël qui soit davantage qu’un congé bienfaisant, un agréable rassemblement familial, des échanges de cadeaux, un festin des meilleures spécialités, toutes choses bonnes en soi, mais pas spécifiquement évangéliques ?
Pour le grand mystique du XIIIe siècle, le dominicain Maître Eckhart, la naissance de Jésus est certes un fait historique, mais à longueur de siècles, elle s’effectue désormais au plus intime de l’existence de chacune et de chacun de ses disciples, lorsque ceux-ci accueillent en eux ses paroles et ses actes libérateurs, issus de sa fidélité sans faille à son Dieu jusqu’à la mort, lorsqu’ils les méditent, qu’ils s’en nourrissent l’esprit et le cœur, et qu’ils s’efforcent de les actualiser d’une manière inédite dans leurs choix, leurs relations, leurs engagements.
Telle est la façon pour Jésus de naître aujourd’hui dans notre monde, quand sa façon de vivre est actualisée par ceux qui sont convaincus que la voie qu’il a inaugurée est un chemin de vie. C’est le cas en ce début du XXIe siècle. Il existe plus qu’on ne pense dans notre vaste monde des témoins de l’Évangile qui ne sont pas obligatoirement des piliers d’église, mais qui rayonnent l’esprit des béatitudes au sein de leur famille, de leur travail professionnel, de leurs relations quotidiennes, de leurs engagements sociaux.
On le constate aux fruits produits : la fraternité, le refus du mensonge et de la violence, la simplicité de mode de vie, le partage, la solidarité, l’écoute, l’accueil, la réflexion féconde qui pulvérise les peurs et les préjugés, qui ouvre les yeux sur la réalité et qui est initiatrice des changements que l’on redoute, mais qui s’imposent. Ce n’est pas d’ailleurs l’apanage des chrétiens de vivre de l’esprit de l’Évangile qui est un humanisme. Sans l’être, beaucoup de gens, fidèles aux exigences qui montent à leur conscience, mettent en pratique cet esprit, qui est, pour une grande part, commune aux sources des religions et des voies spirituelles.
Sociologiquement, les christianismes, le catholicisme et les autres sont beaucoup moins voyants qu’en période de chrétienté. Dans nos sociétés occidentales sécularisées, ils sont devenus minoritaires numériquement parlant. Mais l’esprit de l’Évangile est-il moins vécu ? Le Royaume de Dieu que Jésus annonçait et dont il faisait les travaux pratiques ne désignait pas d’abord des Églises qui ont pignon sur rue, mais avant tout la qualité d’humanité qui a nom : liberté intime, fraternité, intériorité, authenticité imprégnant les consciences humaines pour se traduire en actes.
Personnellement, je ne me désole pas de la désertion des églises, de la diminution des actes religieux comme les baptêmes et les mariages ni non plus de la mise en cause du traditionalisme clérical et dogmatique du catholicisme. Ce qui me réjouit par contre tous les jours, c’est de voir l’Évangile à l’œuvre dans les engagements de personnes en faveur des migrants, des pauvres, des oubliés, des malades, des mal à l’aise dans leur peau, et encore dans leurs luttes pour une planète vivable pour tous et contre les puissances d’argent et les dictatures.
Le Jésus de l’évangile de Jean dit à ses amis : « Ne craignez pas. Vous ferez mes mêmes œuvres que moi, vous en ferez même de plus grandes… » C’est vrai aujourd’hui comme hier, mais les formes et les circonstances ont changé. Le levain dans la pâte, lui, est aussi actif. Le voyons-nous au travail ?
Source : http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-interreligieux/i328.htm