Jésus de Nazareth et la religion disqualifiée
Par Bruno Mori
On ne peut pas nier que l’enseignement, la spiritualité et le style de vie de Jésus de Nazareth marquent un tournant décisif dans l’histoire de l‘humanité. Son apparition et son message déterminent la fin d’une mentalité, d’une forme d’être humain et religieux, de concevoir et de vivre la relation avec Dieu, avec les hommes et le reste de la création. Ils signifient également la fin d’un monde, d’une culture, d’une société programmés et dirigés par la religion.
Jésus inaugure une nouvelle façon de concevoir la fonction de la religion dans la vie de la personne et une nouvelle manière de se rapporter à elle. En affirmant que la religion est au service de l’homme et non pas l’homme au service de la religion (Mc.2,23-28; 3,1-6; Mt.12,1-8; Lc. 6,1-5; 13,10-17), il brise le pouvoir absolu que la religion pensait détenir sur les consciences, la liberté et la conduite des humains.
Jésus ne dévalorise pas la religion en tant que telle, mais il invite ses disciples à aller au-delà et, souvent, à passer par-dessus les obligations qu’elle impose (ses dogmes, ses pratiques cultuelles, ses exigences éthiques), et à dépasser la simple probité et honorabilité toute extérieure qu’elle procure : « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux ».
À la lecture des Évangiles, on est frappé par le fait que Jésus n’exhorte jamais les siens à être de bons pratiquants ; ni à se soumettre aux normes et aux prescriptions de la Loi mosaïque (les ablutions rituelles, le repos du sabbat, le jeûne, la prière à la synagogue, la dîme due au temple…). Il n’encourage jamais ses disciples à être dociles et obéissants aux autorités religieuses ; et il est loin d’en donner lui-même l’exemple. Mais il exhorte ceux et celles qui le suivent à vivre selon la vérité et à être des personnes de cœur.
Pour Jésus, la religion doit transformer l’homme de l’intérieur, doit changer son cœur, lui offrir la possibilité de devenir une meilleure personne. Elle doit l’aider à devenir libre ; à prendre conscience de sa dignité. Elle doit le faire grandir en sagesse, en humanité, en amour. Elle doit lui ouvrir l’accès à une plus grande confiance, à plus de paix, à plus de joie, à plus de bonheur dans sa vie quotidienne. Elle doit aider l’homme à bâtir un monde plus égal, plus juste, plus fraternel, plus respectueux, plus pacifique.
Si la religion ne réussit pas à faire cela ; si, au contraire, elle manipule les individus, les opprime, les culpabilise, les angoisse et les terrorise par la menace de châtiments éternels, afin de les asservir plus facilement, alors elle devient une institution néfaste qui perd toute légitimité et qu’il ne faut hésiter à abandonner.
C’est pour cette raison que Jésus a pris ses distances de la religion. Il ne s’est jamais senti concerné par les normes et les obligations du système religieux de son temps et totalement indépendant de l’autorité de ses représentants. Il n’a pas hésité à critiquer et à condamner, avec une extrême véhémence, le légalisme, le formalisme, la recherche des honneurs et du prestige, l’hypocrisie des classes religieuses les plus influentes.
Pour la première fois dans l’histoire de l’évolution spirituelle de l’humanité, l’Homme de Nazareth a enseigné que la qualité d’une personne est donnée par la profondeur de son humanité : c’est-à-dire par la beauté de son âme, la pureté de son cœur, l‘intégrité de ses intentions, le degré de sa compassion et la force de son amour. Et jamais par la longueur des franges, l’élégance de son costume, le succès de son entreprise, le luxe de sa maison, la puissance de sa voiture, la consistance de son compte bancaire et le pouvoir de s’élever sur les autres.
Avec Jésus, la vraie valeur de l’individu est désormais déterminée par sa physionomie spirituelle et donc par la beauté de son paysage intérieur et non pas par son aspect extérieur. Pour Jésus, c’est n’est pas la lettre de la loi qui compte, mais son esprit. Pour lui, toute loi doit subir un processus d’intériorisation amoureuse pour passer le test de sa légitimité, de sa viabilité et de sa véritable utilité pour l’homme.
Jésus était convaincu que tout individu, dans ses profondeurs les plus intimes de son être, est porteur d’un Esprit « divin » jailli en lui de la « Source Originelle » de tout être et de tout amour qu’il appelait affectueusement Papa-Dieu.
Or, la tâche que Jésus s’est donnée a été, précisément, celle de faire découvrir à l’homme la présence en lui de cet esprit « divin », de ce trésor caché qui soupire et crie son désir d’être libéré et de se manifester. L’homme est donc appelé à entreprendre le voyage à l’intérieur de lui-même pour atteindre ce puits du cœur où est entreposée l’Énergie amoureuse de Dieu.
Pour le Nazaréen, c’est à cette source que l’être humain doit continuellement s’abreuver pour accomplir le voyage de sa vie et le sens de sa présence en ce monde. C’est à ce puits qu’il doit constamment puiser pour réaliser sa véritable nature d’individu appartenant à une espèce de vivants sélectionnée par les mécanismes de l’évolution cosmique dans le seul but d’aimer et de soigner.
Or, qui dit amour, dit élan, passion, fusion, communion, admiration, respect, bienveillance, soin, empathie, compassion, l’autre avant moi, le bonheur de l’autre avant le mien. Jésus a fait réaliser à ses disciples que dans l’amour sont éliminées et extirpées à la racine toutes relations et attitudes basées sur la supériorité, le pouvoir, la prédominance et l’oppression.
Le disciple de Jésus sait que, lorsqu’il aime, il ne veut que faire plaisir, que prendre soin de l’autre, que rendre l’autre heureux. Il veut être le bonheur de l’autre. Il veut faire le bonheur de l’autre. Il veut donner du bonheur à l’autre. Il veut se mettre à son service. Il veut donner, tout donner, se donner, par-donner s’il le faut, c’est-à-dire, donner par-delà de ses attachements, de ses goûts et de ses intérêts.
Grâce à Jésus, le disciple réalise maintenant que lorsqu’il aime vraiment (et c’est le miracle de l’amour et la preuve de son caractère divin !) il est prêt à tout faire, à tout abandonner, à tout sacrifier : sa santé, sa peau, son sang, son poumon, son rein … Il est disposé, comme disait le Maître, à arracher son œil, à couper sa main, si cela peut servir à sauver la vie d’un autre et de ceux qu’il aime. Selon Jésus, c’est désormais l’amour que Dieu a répandu dans nos cœurs, qui doit désormais motiver et orienter notre action, et non plus la loi, l’obligation, l’intérêt ou la crainte de la sanction.
Avec Jésus, pour la première fois dans l’histoire humaine, il est affirmé que la sainteté et la valeur d’une personne ne sont pas produites par l’exemplarité de ses rapports avec le Dieu de la religion, mais par l’exemplarité de ses rapports « amoureux » avec son prochain, indépendamment et en dehors du contrôle de la religion.
Dans le discours de Jésus au chapitre cinq de l’évangile de Matthieu, il y une phrase qui est répétée à maintes reprises (sept fois), comme un refrain que le Maître veut graver dans la mémoire de ses auditeurs. Une phrase qui, pour lui, est sans doute très importante, comme elle doit l’être également pour chacun de ses disciples : « Vous avez appris que dans le passé il a été dit…mais moi, maintenant, je vous dis… ».
Par-là, Jésus semble vouloir se détacher du passé religieux de ses coreligionnaires. Il semble vouloir insinuer que ce qui a été cru et enseigné dans le passé a perdu désormais sa pertinence et sa valeur. Il semble vouloir désacraliser le caractère intouchable et la valeur normative de la tradition religieuse et donc relativiser l’importance de la religion avec sa prétention de se présenter comme l’unique médiatrice et l’unique instance nécessaire dans la relation de l’homme avec la divinité.
Par-là, il veut sans doute enseigner qu’il n’y a pas d’institution sacrée, de vérités absolues, de dogmes inaltérables, de règles éthiques immuables. Il veut ainsi faire comprendre que tout est contestable, discutable, révisable et assujetti à la loi universelle et cosmique de l’évolution, de la transformation, du changement, et donc aussi, à l’inévitabilité de la désuétude, du déclin et de la mort.
Aujourd’hui, en Occident, nous assistons encore au spectacle d’une religion toujours et encore figée dans son passé agricole. Une religion qui ne trouve pas le courage de se débarrasser de son équipement archaïque et désuet. Une religion qui ne réussit plus à marcher au rythme de l’évolution des connaissances, des cultures, des idées, des mentalités du temps. Une religion devenue désormais, pour la majorité des occidentaux, un musée de repères archéologiques qui tout au plus suscitent leur curiosité, mais qui n’ont plus aucun intérêt ni aucune utilité.
Il est clair que si les églises chrétiennes et leurs hiérarchies, s’obstinent à rester renfermées dans leur vision mythique de la réalité et à vouloir fonctionner sur les configurations et des programmes élaborés au néolithique, elles se condamneront inévitablement à l’insignifiance et à la disparition. Elles seront ignorées et mises de côté, comme on écarte la vieille gabardine trouvée dans le grenier, mais trop démodée, trop usée et trop ridicule pour être à nouveau portée.
C’est la situation frustrante et le drame dans lequel se trouvent aujourd’hui grand nombre de chrétiens qui souffrent dans les vieux sabots démodés, trop lourds, trop rigides, trop serrés et terriblement inconfortables dans lesquels l’Église les oblige à marcher. Il y en a parmi eux qui, par un sentiment viscéral d’attachement et de fidélité à leur vieille Église, n’osent pas les ôter ; mais alors ils ont arrêté de marcher. Il y en a d’autres (et c’est la majorité) qui, fatigués d’endurer l’inconfort et la douleur, se débarrassent tout simplement de leurs sabots afin de récupérer la complète enjambée de leurs pas, la pleine liberté de leurs mouvements et pouvoir enfin partir sur les chemins de la vie à la vitesse de leurs nouvelles perceptions, de leurs nouvelles convictions, de leurs nouvelles visions et de leurs nouveaux rêves. Souvent, ces chrétiens ne se sont éloignés de l’Église que pour s’approcher davantage de Jésus de Nazareth.
Je pense que le jour où l’on réussira à faire disparaître de l’inconscient collectif de milliards de chrétiens, le réflexe instinctif d’associer la figure de Jésus de Nazareth à une religion, ce jour marquera non seulement une grande conquête pour la vérité et l’authenticité du christianisme, mais il constituera également un énorme motif de satisfaction pour tous ces chrétiens modernes réfractaires à la religion. Ils sauront alors qu’il n’y a rien en commun entre le Jésus-Christ-Fils-de-Dieu-incarné-dans-le-sein-de-la-Vierge-Marie-par-l’œuvre du Saint-Esprit proclamé par la religion et l’Homme de Nazareth que lareligion a persécuté et cloué sur une croix.
Ce jour-là, ils seront sans doute surpris de découvrir l’énorme mystification dont ils ont été victimes de la part d’une religion qui, en leur offrant pendant plus de quinze siècles, un Jésus falsifié et altéré en Christ-Dieu, les a privés de la joie et de l’orgueil de savoir que leur race a été capable de produire un tel homme et les a dérobés du bonheur de conformer en toute confiance leur vie sur les extraordinaires valeurs d’humanité qu’il leur avait laissé en héritage.
Je conclurai ces réflexions par une dernière remarque. Personnellement, je pense que c’est une insulte à la mémoire historique de Jésus de Nazareth que d’identifier cet homme avec une religion ou d’en faire une figure emblématique et représentative d’un système de croyances religieuses, comme on a tendance à le faire. Comme je l’ai affirmé à plusieurs reprises dans cet ouvrage, Jésus de Nazareth n’a jamais été un homme de religion ou le fidèle d’une religion. J’ose même avancer la supposition (qui pour moi est une certitude) que si Jésus avait connu le christianisme dans la forme catholique-romaine qu’il a pris au cours des siècles, il l’en aurait été déconcerté et il l’aurait répudié avec bien plus de véhémence et d’acrimonie qu’il s’est opposé à la religion juive de son temps.
Ces considérations nous aident à mieux comprendre l’ampleur et la gravité de la dérive que la « Voie » ouverte par Jésus de Nazareth a subie, lorsqu’au IVe siècle elle a été transformée en religion et en un système officiel et hiérarchique de pouvoir. Une religion et un système qui ont récupéré toutes les attitudes, les comportements et les fausses valeurs que Jésus avait critiquées, refusés et condamnés, ainsi que j’ai l’ai déjà longuement exposé plus haut, dans cette étude.
Source : « Pour un christianisme d’avenir » (Éditions Karthala, 2021), p. 200