À propos de la Fête-Dieu
Par Bruno Mori
Personne, tant soit peu familier avec les contenus des évangiles et avec la personne de l’Homme de Nazareth, ne serait capable de l’imaginer se promenant sur les routes de la Palestine, croyant être l’incarnation de Dieu et demandant aux gens qu’il rencontre de se prosterner en adoration devant lui. Rien de tel en lui, qui se reconnaissait en tout semblable aux autres hommes, humain parmi les humains, frère parmi des frères, pauvre parmi les pauvres, banni et persécuté parmi les bannis et les persécutés, mal aimé parmi les malaimés.
Cependant, si Jésus était comme nous quant à sa nature humaine, il n’était pas tout à fait comme nous, ou comme la majorité de nous, quant à l’esprit qui l’animait. On peut donc dire que Jésus de Nazareth était différent à cause de son esprit, à cause des rêves, des valeurs, des priorités, des principes, des convictions profondes qui l’inspiraient et le faisaient vivre ; à cause de sa conception de Mystère de Dieu et de la nature des relations qu’il entretenait avec son Dieu et ses frères humains.
Les évangiles nous présentent un Jésus non seulement totalement humain, mais aussi et surtout un Jésus maitre d’humanité ; un Jésus prophète, visionnaire, éveilleur de consciences, de responsabilités, d’une nouvelle façon d’être, de vivre et de bâtir des relations ; un Jésus qui rêve à la possibilité d’une nouvelle communauté humaine fondée non plus sur la confrontation et sur l’amour du pouvoir, mais sur la fraternité et le pouvoir de l’amour.
Nous avons fait de l’eucharistie, sacrement ou symbole de la présence « réelle » de l’esprit et de l’amour de Jésus parmi nous, un rite souvent purement extérieur, aride, constitué de gestes incompréhensibles, stéréotypés et vides d’emprise sur notre vie. La plupart du temps la « messe » du dimanche n’est, pour beaucoup de chrétiens, qu’une obligation pénible pour s’affranchir de laquelle tous les prétextes sont bons. Voyons alors quel sens nous pourrions donner à nos assemblées eucharistiques pour qu’elles nous aident à mieux intégrer à notre vie le pouvoir innovateur et transformateur de la présence et de l’esprit de Jésus qu’elles célèbrent dans la joie et l’action de grâce, et qu’elles veulent transmettre.
Dans le rite eucharistique, l’élément central est le pain. Cependant l’importance et la valeur de nos messes ne réside pas dans le pain en tant que tel, mais dans la signification que, dans ce rite, nous lui conférons. Pour nous, ce pain représente non seulement la présence continuelle de Jésus (« pain de vie ») et de son esprit parmi nous ; mais ce pain est là aussi pour nous rappeler que nous serons de vrais chrétiens et des êtres humains exemplaires et accomplis seulement si nous sommes capables de nous asseoir à la table du banquet que Jésus nous prépare et de manger la nourriture qu’il nous offre et qui n’est rien de moins que lui-même.
Dans la vie ordinaire, en effet, le pain n’est pas préparé pour décorer la table, mais uniquement pour être donné, partagé et mangé. De sorte que le pain constitue, sans aucun doute, le meilleur symbole de ce que Jésus a été durant sa vie et de ce qu’il doit être maintenant pour chacun de nous, ses disciples. En effet, Jésus a été l’homme de Dieu qui, comme un bon pain, s’est donné à tous pour que tous s’en nourrissent, surtout ceux qui en ont le plus besoin : comme les pauvres, les faibles, les laissés pour compte, les exploités, les opprimés, les désespérés et les perdus de la vie…
Au temps de Jésus, tous ceux qui l’ont fréquenté ont trouvé en lui, qui s’est définit comme le véritable pain qui nourrit et donne vie, l’énergie, l’élan, les motivations dont ils avaient besoin pour se fortifier, se redresser, se reprendre en main, reprendre courage et confiance en leur valeur, pour croire en leurs possibilités, pour revivre et s’ouvrir à l’espérance d’une vie nouvelle.
Dans la manducation de ce pain qui est Jésus lui-même, ses disciples ont découvert le secret de leur salut et de leur bonheur ainsi que de ceux du monde entier. Il s’agit, en effet, non pas d’un faux salut fondé sur la logique habituelle et universelle du pourvoir individuel et égocentrique qui ne génère que confrontations, antagonismes, hostilité et divisions et donc que des mécanismes de souffrance, de désagrégation et de mort, mais il s’agit d’un salut et d’un bonheur que tous trouvent dans l’amour fraternel, désintéressé et gratuit, avec lequel ils s’aiment et ils prennent soin les uns des autres et du monde naturel qu’ils habitent ; amour donc que les chrétiens déclarent vouloir assimiler et incarner dans leur existence par le geste de la manducation de ce Pain.
La « communion » constituée par la manducation du pain au cours du rite eucharistique n’a aucune valeur si nous lui ôtons son caractère de signe et de symbole de notre volonté et de notre désir de nous nourrir de la parole, de l’enseignement, des valeurs, des attitudes que l’Homme de Nazareth a incarné dans sa vie et qu’il a laissé en héritage à ses disciples.
Communier signifie donc vouloir être « en communion » avec tout ce que Jésus a dit et il a été. Mais communier signifie aussi vouloir être en communion d’esprit, de cœur, d’intentions avec nos frères, ainsi qu’avec tous les hommes de bonne volonté disséminés dans le monde entier.
Concrètement, moi, le chrétien, qui chaque dimanche célèbre un rite d’action de grâce (une eucharistie) pour la présence parmi nous de l’esprit du Seigneur Jésus dont je veux me nourrir…, et bien, par ce geste, je veux signifier que moi aussi, comme mon Maitre, je veux être capable de vivre pour les autres et de donner ma vie pour les autres ; cependant, non pas en mourant, mais en étant toujours disponible à quiconque peut avoir besoin de moi et de ma « miséricorde ».
Je résume ces réflexions en disant tout simplement que toutes les marques de respect de la foi populaire envers le pain consacré sont excellentes. Cependant, si le comportement et l’esprit de Jésus ne se reflètent pas dans notre vie, la célébration de l’eucharistie sera toujours de la magie à bon compte et un gros mensonge qui pourra difficilement nous « sanctifier ».
Source : http://brunomori39.blogspot.com/
Illustration : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Philcotof_roermond_mgr_smeets_fete_dieu_luik_2019_(cropped).jpg