Pedro Casaldáliga, dans le sillage des Pères de l’Église d’Amérique latine
Par Juan José Tamayo
1.- Le Pacte des Catacombes et la Conférence épiscopale latino-américaine de Medellín
À l’occasion du deuxième anniversaire de la mort de Pedro Casaldáliga, le 8 août 2020, je voudrais le placer dans la meilleure tradition des évêques qui ont défendu les Indiens en Amérique latine, de Bartolomé de Las Casas à Leónidas Proaño, évêque de Riobamba (Équateur), et Samuel Ruiz, évêque du Chiapas (Mexique), et dans la voie des nouveaux Pères de l’Église latino-américaine [1]. C’est l’expression exacte du théologien de la libération José Comblin en référence à un groupe d’évêques latino-américains qui ont fait sienne dans leur vie et leur travail pastoral la déclaration du Pacte des Catacombes pour une Église pauvre, des pauvres et servante, signée par 40 évêques en novembre 1965 dans la catacombe de Sainte Domitilla à Rome et, une fois connue, par plus de 500, qui a donné naissance au christianisme libérateur et constitue un antécédent immédiat de la théologie de la libération.
Dans ce groupe, j’inclus les évêques qui ont promu un nouveau projet d’Église au service de la libération lors de la deuxième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, tenue dans la ville colombienne de Medellín en 1968, et ceux qui l’ont ensuite mis en pratique avec la vie évangélique exemplaire et la pratique de la solidarité avec les majorités populaires, victimes du système capitaliste et d’une Église coloniale [2].
2] Ces évêques se sont éloignés du modèle épiscopal de l’Église romaine et ont inauguré un nouveau paradigme théologico-pastoral. Ils se sont placés de manière critique dans la réalité latino-américaine caractérisée par la dépendance économique, politique et culturelle du Nord global et, suivant le magistère de Medellín, ils ont découvert que l’Amérique latine était « au seuil d’une nouvelle époque historique pleine d’aspiration à l’émancipation totale et ont interprété ces signes d’espérance comme “un signe évident de l’Esprit” ». Ils ont pris l’engagement de construire une Église qui rompt avec son passé conquérant et colonial et s’engage sur la voie d’un christianisme libérateur, guidée par la théologie de la libération ; une Église née du peuple par la puissance de l’Esprit et que le pape François appelle une Église qui va vers les périphéries existentielles.
2.- Critique des dictatures et des persécutions
Ce n’étaient pas de simples bureaucrates qui géraient leurs diocèses selon des critères administratifs, ni des personnes qui se confinaient dans des espaces sacrés et se consacraient exclusivement ou principalement au culte, ni des évêques guidés par le Code de droit canonique, ni des prophètes de calamité, mais des témoins de l’Évangile, des messagers de l’utopie du Royaume de Dieu pour défendre la vie et des compagnons du peuple dans ses souffrances et ses espérances.
Ils ont critiqué les dictatures répandues sur tout le continent et la violence exercée contre les opposants politiques et les militants des droits de l’homme, y compris les prêtres, les religieux et les religieuses qui ont défendu pacifiquement la démocratie et les droits de l’homme, mais pas dans l’abstrait et avec des déclarations rhétoriques, mais en prenant le parti de ceux qui se battent pour eux et en créant dans leurs diocèses des vicariats de solidarité et des bureaux des droits de l’homme. Ils ont critiqué la violence structurelle du système générée par le capitalisme sauvage et ont défendu la justice sociale et la vie de ceux dont la vie était la plus menacée.
Ils ont été persécutés par les pouvoirs politiques, économiques et militaires et, plus douloureusement, par le pouvoir religieux du Vatican. Ils ont mis leur vie en danger et certains l’ont perdue, devenant ainsi des martyrs, mettant en pratique le message des béatitudes qui déclare bienheureux ceux qui ont été injuriés, persécutés, injuriés et calomniés au nom de la justice (Mt 5,10-11).
3.- Changement de position sociale
Ils ont changé de position sociale : de l’alliance avec les puissants à l’engagement envers le peuple, de la complicité avec les élites à la défense des secteurs marginalisés par ces élites, en actualisant l’ancienne législation hébraïque en faveur des orphelins, des veuves et des étrangers, et en mettant en pratique l’éthique de la compassion et de la solidarité avec les victimes, à l’exemple du bon Samaritain (Lc 10, 25-37).
Ils ont transformé la structure et l’organisation de leurs diocèses, passant de l’évêque et du clergé à des réseaux de communautés ecclésiales de base. Toute la communauté était ministérielle selon le binôme communauté-charisme, bannissant le clergé-laïcité, l’Église-enseignement, les oppositions hiérarchie-base.
L’autorité ne reposait pas sur l’évêque pour le simple fait d’être évêque, mais sur les victimes qui devaient être obéies pour défendre leur dignité niée.
L’autorité ne reposait pas sur l’évêque pour le simple fait d’être évêque, mais sur les victimes qui devaient être obéies pour défendre leur dignité niée. Ce n’est que dans la mesure où l’évêque se rangeait du côté des victimes que son autorité était reconnue. Dans ce cas, l’autorité correspondait au terme évangélique exousia, qui est inséparable de la liberté.
Ils ont développé un nouveau magistère social, inspiré de l’Évangile et de la praxis libératrice de Jésus de Nazareth, sensible aux problèmes et aux besoins des personnes appauvries, et basé sur la méthode voir-juger-agir, qui commence par l’analyse critique de la réalité en utilisant les sciences sociales, y compris celles d’orientation marxiste, continue avec le jugement éthique des structures de péché et de sous-développement des peuples du Sud global et se termine par la proposition d’alternatives pour une société plus juste et éco-fraternelle-sororale.
Les alternatives sont fondées sur une économie au service des êtres humains les plus défavorisés, et non de ceux qui détiennent le pouvoir économique et s’enrichissent au prix d’un travail esclave, sur le respect de la dignité et des droits de la terre et sur la répartition équitable des biens de la nature.
Dans leur travail pastoral, ils ont remplacé le concept de mission, compris comme l’implantation de l’Église dans les territoires des « infidèles » et la conversion des « païens » à la seule vraie religion, par celui d’évangélisation comme la Bonne Nouvelle de la libération. Ils ont remplacé « hors de l’Église, point de salut » par « hors des pauvres, point de libération », selon l’heureuse expression de Jon Sobrino. Ils ont encouragé le dialogue avec des visions du monde, des religions et des spiritualités différentes, notamment avec les peuples indigènes, les afrodescendants et les paysans.
Ils ont essayé d’intégrer les femmes dans les ministères ecclésiaux, mais leurs tentatives étaient ténues et leurs résultats rares, non pas en raison d’un manque de collaboration de la part des femmes, mais en raison de la persistance de structures patriarcales que même les Pères de l’Église catholique en Amérique latine n’ont pas pu transformer.
Ils ont essayé d’incorporer les femmes dans les ministères ecclésiaux, mais leurs tentatives étaient ténues et leurs résultats rares, non pas en raison d’un manque de collaboration de la part des femmes, mais en raison de la persistance de structures patriarcales que même les Pères de l’Église catholique en Amérique latine n’ont pas pu transformer.
Dans leur activité épiscopale, ils ont introduit une nouvelle pastorale, celle de la Terre, qui, dans la Conférence nationale des évêques brésiliens (CNBB), a été canalisée par la Commission pastorale de la terre (CPT), à la création de laquelle Tomás Balduino, évêque de Goiás, connu comme « l’évêque des sans-terre », et Pedro Casaldáliga se sont particulièrement impliqués. La Commission a entretenu une relation étroite avec le Mouvement des sans-terre (MST) et a soutenu ses luttes et ses revendications, dénoncé les conditions infrahumaines dans lesquelles travaillent les paysans sans terre, protesté contre le détournement des territoires indigènes par les propriétaires terriens et exigé leur restitution.
La Commission s’est montrée solidaire de la résistance des communautés indigènes à la défense de leur territoire et en opposition aux mégaprojets des multinationales qui ont expulsé ces communautés de leur espace naturel et saccagé la nature. Pour ces dénonciations et ces gestes de solidarité, les évêques les plus engagés ont fait l’objet de persécutions et de menaces de mort.
4.- Solidarité avec les théologiens réprimés
Ces évêques ont soutenu les théologiens de la libération accusés par la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), présidée pendant près d’un quart de siècle par le cardinal Ratzinger, de les accuser sans fondement d’hétérodoxie, de réduire le message chrétien à un projet libérateur purement politique, d’introduire la lutte des classes dans l’Église, de faire de la théologie en recourant sans critique aux catégories marxistes, etc. Ces affirmations, à mon avis, ne sont pas fondées si l’on s’en tient aux textes et à leur praxis évangélique.
Un exemple paradigmatique de ce soutien a été la présence solidaire des cardinaux brésiliens Paulo Evaristo Arns, archevêque de São Paulo, et Aloísio Lorscheider, archevêque de Fortaleza, lors du procès auquel la CDF a soumis le théologien brésilien Leonardo Boff en 1984, dont le résultat a été sa condamnation à une période de « soumission au silence ». Derrière cette expression « pieuse », se cachait en réalité l’interdiction de prêcher, d’écrire et d’enseigner.
Boff a accepté la condamnation en déclarant : « Je préfère marcher avec l’Église plutôt que de faire cavalier seul avec ma théologie ». Cette condamnation a été réitérée en 1992. Sa réaction est alors très différente : il quitte l’ordre des Franciscains mineurs, auquel il appartenait, et démissionne du ministère sacerdotal. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il avait réagi différemment aux deux condamnations, il a répondu qu’il avait accepté la première comme un acte d’humilité, mais que la seconde exigeait un acte d’humiliation qu’il ne pouvait pas faire ».
Alors que les théologiens latino-américains étaient surveillés par des détectives payés par le Vatican dans leurs interventions publiques, renvoyés de leurs chaires, leurs livres soumis à la censure, les évêques de la libération les invitaient à participer aux réunions et congrès diocésains pour contribuer à une réflexion théologique située dans le contexte et leur demandaient conseil pour la rédaction de documents. C’était une façon de contrecarrer la répression dont ils faisaient l’objet de la part de l’orthodoxie vaticane.
Pedro Casaldáliga appartenait à cette génération féconde d’évêques latino-américains qui ont changé le visage du christianisme sur ce continent : ils ont placé l’orthopraxie avant l’orthodoxie, la fidélité au peuple avant l’obéissance au Vatican, la solidarité avec les majorités populaires appauvries avant les alliances avec les puissants, et ont fait leur le principe de libération contre le principe de résignation qui, pendant des siècles de conquête et de colonisation, a caractérisé le christianisme en Amérique latine.
Pour un développement plus approfondi de cet article, je renvoie à mon livre Pedro Casaldáliga. Larga caminada con los pobres de la tierra (Herder, Barcelone, 2020), le premier ouvrage sur Pedro Casaldáliga publié après sa mort.
Notes :
[1] Cf. José Comblin, “Los obispos de Medellín : los Santos Padres de América Latina”, dans Pablo Richard, Diez palabras clave sobre la Iglesia en América Latina, EVD, Estella (Navarra), 2003, 41-77 ; id, « Pères de l’Église en Amérique latine », dans Silvia Scatena, Jon Sobrino et Luiz Carlos Susin (eds.), Concilium, 333 (novembre 2009), où il offre le profil libérateur des évêques Bartolomé de Las Casas, Helder Pessoa Cámara, Sergio Méndez Arceo, Aloísio Lorscheider et Monseigneur Romero. [2] Cf. Juan José Tamayo, De la Iglesia colonial al cristianismo liberador en América Latina. Medellín 1968-2018, Tirant lo Blanc, Valence, 2019.On peut lire aussi :
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