Par Alain Durand
Depuis quelque temps, notre attention a été essentiellement retenue par des incendies à l’ampleur inaccoutumée dans une bonne partie de l’ouest de la France et, à l’extérieur, par la guerre en Ukraine. Il y a un fait qui devrait retenir toute notre attention et faire partie des priorités incontournables de tout gouvernement qui rechercherait le bien de la population : la France compte actuellement dix millions de pauvres. Voilà où nous en sommes après cinq ans de la présidence Macron. Nul n’est naïf au point d’imaginer que la pauvreté pourrait être supprimée ou aurait dû l’être au cours des cinq années passées, mais enfin, qu’a-t-il été vraiment fait au cours de ces années ? Quelques mesures ont été prises, mais rien qui soit à la hauteur du défi que représente la pauvreté.
N’oublions jamais que la pauvreté signifie souffrance quotidienne, inquiétude, doute, marginalisation par rapport à la majorité de la population qui jouit des biens essentiels pour vivre. La lutte contre la pauvreté est une lutte contre la souffrance de plusieurs millions de nos concitoyens. On ne dira jamais assez qu’une telle situation est intolérable et que la priorité des priorités d’un gouvernement responsable et soucieux du bien de toute la population est de faire reculer drastiquement le phénomène de la pauvreté. En réalité, la population dont le bien est recherché est essentiellement composée des classes supérieures. C’est un fait désormais bien établi que plus vous êtes riche, plus vous vous enrichissez. Les classes moyennes sont l’objet de toutes les convoitises politiques : si vous arrivez à les mettre de votre côté, quoi qu’il en soit de la situation des pauvres, votre avenir politique est assuré.
Un lien irrécusable
Il est intéressant de remarquer que la médiocrité de la politique menée pour lutter contre le réchauffement climatique est concomitante de la médiocrité de la lutte menée contre la pauvreté. Est-ce un hasard ? Je ne le pense pas. Une première observation peut être faite : les pauvres étant les premières victimes du réchauffement climatique, réduire celui-ci est aussi une façon de lutter contre les conséquences négatives d’une vie pauvre. Mais la raison majeure du lien entre la lutte contre le réchauffement climatique et la lutte contre la pauvreté est que toutes les deux passent par une même remise en cause du système économique productiviste orienté vers la création d’un maximum de profits et non pas vers la production des seuls biens nécessaires à tous pour mener une vie digne.
Il n’est pas possible de lutter efficacement contre le réchauffement climatique et contre la pauvreté, aussi longtemps que les finalités poursuivies économiquement et idéologiquement s’avèrent incompatibles avec ces deux objectifs. C’est bien notre système économique productiviste qui engendre simultanément le réchauffement climatique et la pauvreté. Depuis des années, le théologien brésilien de la libération Leonardo Boff ne cesse de répéter que la cause de la terre et la cause des pauvres sont liées, point de vue que reprendra à son compte le pape François (sans nécessairement citer l’auteur en question).
La généralisation de nouvelles pratiques
Mais qui donc peut croire aujourd’hui que le système capitaliste productiviste peut être réellement modifié ? S’il ne peut pas l’être, est-il possible d’échapper au désastre annoncé ? Y a-t-il vraiment une autre issue que d’attendre l’anéantissement final ? Il est frappant d’observer que de plus en plus de personnes, surtout des jeunes, prennent individuellement la décision de limiter ou supprimer dans leur consommation tout ce qui contribue au déclin de la planète, notamment en matière d’alimentation, de transport, de recyclage, etc. L’économie circulaire fait désormais partie de ce comportement novateur. Aussi modestes que soient ces changements, rien de tout cela n’est méprisable, et ce que l’on peut souhaiter est que de telles décisions puissent se généraliser de plus en plus dans les années à venir. Pour que de tels comportements puissent être à la source de mesures collectives contraignantes, d’une façon ou d’une autre avoir un impact sur la politique, il faudrait qu’elles se généralisent réellement au sein de la population au point qu’elles en viennent à imposer leur logique au pouvoir politique.
Que ce soit en matière de lutte contre le réchauffement climatique ou de lutte contre la pauvreté, il n’y a pas grand-chose à attendre du pouvoir en place qui a largement prouvé son soutien au capitalisme et son peu d’intérêt pour lutter efficacement contre la pauvreté. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à obtenir, à force de pressions, des améliorations qui ne seront jamais que ponctuelles dans la politique actuellement en vigueur. Il ne convient donc pas de délaisser pour autant le combat politique traditionnel.
Y a-t-il d’autres issues crédibles que la généralisation des pratiques individuelles alternatives rappelées à l’instant, au point qu’elles pourraient acquérir un poids politique réel susceptible de faire plier les capitalistes au pouvoir ? La dissémination de ces pratiques innovantes dans la population pourrait finir par constituer une alternative proprement politique, en représentant une véritable force de changement que le pouvoir ne pourrait plus ignorer. Je ne vois guère d’autre issue possible. Finalement, faute de pouvoir changer directement le pouvoir politico-économique, il s’agit de se changer soi-même tout en contribuant à la diffusion dans la population d’un comportement nouveau. Dans cette perspective, il s’agirait de tout autre chose que d’une mesure à portée individuelle. Sa dissémination pourrait la convertir en force politique de changement.
Cette nouvelle pratique pose aussi en termes différents la lutte contre la pauvreté : l’accès de tous les citoyens aux biens de base peut y occuper une place centrale, puisque l’accent ne porte plus sur l’accumulation, mais la sobriété et l’utilité. Dans ce nouveau comportement, le rapport aux biens n’est plus d’abord un rapport de possession illimitée, l’usage des biens est circonscrit par la satisfaction des besoins de base. La mise à la disposition de tous des biens fondamentaux ne se heurterait plus à la dérive incessante de l’accumulation privée. De nouvelles régulations sociétales seraient évidemment nécessaires.
Des citoyens porteurs d’espoir
Il ne convient pas d’en conclure que la lutte politique traditionnelle devrait être abandonnée, car le peu qu’elle peut obtenir est toujours bon à prendre, mais cela ne suffit pas. C’est sur les deux fronts qu’il convient d’agir : celui d’une pratique innovante dans le comportement quotidien du citoyen avec le souci qu’elle fasse tache d’huile en se répandant dans la population, celui de la lutte politique traditionnelle. La première relève du temps long et son efficacité suppose un changement du comportement quotidien. La seconde n’implique pas de bouleversement important : la méthode reste la même, toujours soumise aux aléas de la politique partisane avec ses objectifs à courte vue. Une nouvelle stratégie est nécessaire pour conjoindre la lutte contre la pauvreté et l’avenir de la planète. Ce sont les citoyens et non les pouvoirs actuels qui peuvent renouveler notre espoir. Plus que jamais la cause des pauvres et celle du réchauffement climatique sont liées.
Source : Golias Hebdo n°733, p.2