Une Reine sans Lords ?
Par Thomas Piketty
Avec la disparition d’Elizabeth II, il est tentant d’évoquer l’immuabilité des institutions britanniques, à l’opposé de la France et de ses multiples révolutions et Constitutions. Les choses sont, en réalité, plus complexes, et les deux pays sont plus proches que ce qu’ils s’imaginent parfois, y compris dans leurs trajectoires politiques et institutionnelles.
Le Royaume-Uni a connu son lot de révolutions et de bouleversements constitutionnels, avec notamment la chute de la Chambre des lords, sans réel pouvoir depuis la crise du People’s Budget en 1909-1911. Privée de ses Lords, qui constituaient jusqu’alors l’ossature de ses gouvernements et des pouvoirs exécutif et législatif (la plupart des premiers ministres en étaient issus), la monarchie britannique n’est plus, depuis cette date, qu’une monarchie cosmétique, entièrement gouvernée par la Chambre des communes, du moins jusqu’au choc référendaire du Brexit, en 2016.
Commençons par le commencement. Le pays fait sa « Révolution française » une première fois en 1530, quand Henri VIII exproprie les monastères. De la même façon qu’en France après 1789, mais avec plus de deux siècles d’avance, les terres de l’Église sont vendues aux nobles et aux bourgeois qui ont les moyens de les acheter. Cela permet, dans les deux cas, de renflouer l’État, tout en contribuant au développement d’une nouvelle classe de propriétaires privés, puissante et unifiée, prête à se lancer sans entrave dans le capitalisme agraire puis industriel.
Après la décapitation de Charles Ier, en 1649, puis un bref épisode républicain, la Couronne n’a d’autre choix, lors de la « Glorious Revolution » de 1688, que de se soumettre au pouvoir du Parlement, nettement dominé par la Chambre des lords. Au XIXe siècle, la mobilisation sociale et ouvrière et la montée en puissance du suffrage universel renforcent la légitimité de la Chambre des communes. Le conflit entre les deux Chambres devient inévitable et va se jouer en deux étapes.
Cocktail détonant
Dans les années 1880, Lord Salisbury, leader des tories et de la Chambre des lords, avança imprudemment la théorie du « référendum » : sur le plan moral et politique, les Lords auraient, selon lui, non seulement le droit mais aussi le devoir, s’ils le jugent bon pour le pays, de s’opposer à une législation adoptée par les Communes, sauf dans les cas où cette législation aurait été clairement exposée au pays avant les élections.
C’est ainsi que les Lords mirent leur veto, en 1894, aux projets de Gladstone (leader des libéraux) de nouvelle législation sur l’Irlande, une réforme modérément populaire et qui n’avait pas été explicitement annoncée aux électeurs. C’est ce qui permit aux conservateurs de remporter les élections de 1895 et de revenir au pouvoir. Mais l’imprudence de Salisbury apparut rapidement.
Revenus aux affaires sous la conduite de Lloyd George, les libéraux firent adopter, en 1909, par les Communes leur fameux People’s Budget, avec un cocktail détonant : la création d’un impôt progressif sur le revenu global (la supertax, qui venait s’ajouter aux impôts quasi proportionnels pesant sur les différentes catégories de revenus depuis 1842) ; le relèvement des droits de succession sur les héritages les plus importants ; le relèvement de l’impôt foncier, pesant particulièrement sur les grands domaines terriens.
L’ensemble permettait de financer une nouvelle série de mesures sociales, en particulier concernant les retraites ouvrières, dans un contexte électoral où il fallait donner des gages aux classes populaires. Le tout avait été parfaitement calibré pour obtenir le soutien de l’opinion, tout en constituant une provocation inacceptable pour les Lords, d’autant que Lloyd George ne ratait pas une occasion de se moquer publiquement de l’oisiveté et de l’inutilité de la classe aristocratique. Les Lords tombèrent dans le panneau et mirent leur veto au « budget du peuple ».
Doubler la mise
Lloyd George choisit alors de doubler la mise, en faisant adopter une nouvelle loi par les Communes, cette fois-ci de nature constitutionnelle, selon laquelle les Lords ne pourraient désormais plus amender les lois de finances, et leur pouvoir de blocage sur les autres lois ne pourrait plus excéder une année. Les Lords mirent, sans surprise, leur veto à ce suicide programmé, et de nouvelles élections furent convoquées, qui aboutirent à une nouvelle victoire des libéraux.
En vertu de la doctrine Salisbury, et sous la pression du roi, qui les menaçait de nommer une nouvelle fournée de Lords au cas où ils renieraient leur promesse (arme nucléaire rarement utilisée dans l’histoire mais décisive en cas de crise), les Lords furent contraints d’adopter, en 1911, la nouvelle loi constitutionnelle. C’est à ce moment précis que la Chambre des lords a perdu tout pouvoir législatif véritable.
Depuis 1911, c’est la volonté majoritaire exprimée dans les urnes et à la Chambre des communes qui a force de loi au Royaume-Uni, et les Lords n’ont plus qu’un rôle purement consultatif et largement protocolaire.
En 1945, le parti issu de la classe ouvrière remportait les élections et mettait en place le National Health Service. Au même moment, le Sénat français perdait à son tour son droit de veto, après avoir bloqué pendant des décennies de nombreuses réformes sociales essentielles (à commencer par le droit de vote des femmes, adopté par la Chambre des députés dès 1919).
Avec le Brexit et l’avènement de Liz Truss, les deux pays semblent s’éloigner de nouveau. Gageons pourtant que les mobilisations populaires et les crises sociales à venir continueront de nous réserver bien des surprises. La France et le Royaume-Uni continueront d’apprendre l’un de l’autre et se retrouveront peut-être, un jour, si l’Union européenne réussit enfin sa révolution sociale et démocratique. God save democracy !
Source : https://www.lemonde.fr/blog/piketty/