Carlo María Martini et Umberto Eco, deux intellectuels en dialogue, un humanisme contagieux
Par Juan José Tamayo
Le 31 août 2012, le cardinal italien Carlo Maria Martini est décédé à l’âge de 85 ans. Il a été l’une des figures les plus importantes du christianisme né du Concile Vatican II, avec une formation théologique profonde et une recherche rigoureuse en sciences bibliques. Il était titulaire d’un doctorat en théologie de l’Université grégorienne de Rome et d’un doctorat en Écriture sainte de l’Institut biblique de Rome. Il était professeur – un excellent professeur, d’après ce que m’ont dit certains de ses disciples – de critique textuelle du Nouveau Testament à l’Institut biblique et l’un des rédacteurs du Novum Testamentum Graece [1]. Il a été recteur des deux centres universitaires, archevêque de Milan de 1980 à 2002 et cardinal depuis 1983.
En octobre 2000, il a reçu le prix Prince des Asturies pour les sciences sociales et la communication avec l’écrivain et sémiologue Umberto Eco. Il s’agissait de la reconnaissance de deux intellectuels italiens ayant une présence publique critique pertinente dans les sphères culturelles et religieuses au cours du dernier quart du XXe siècle. Ce n’était pas la première fois que les deux intellectuels avaient l’occasion de se rencontrer. Quelques années auparavant, ils avaient réalisé une correspondance épistolaire originale dans la revue Litoral sous la forme de huit lettres croisées – quatre de chacun d’entre eux – qui ont suscité un intérêt inhabituel chez les lecteurs et ont été largement relayées par les médias.
Le débat a été ouvert à six autres interlocuteurs italiens : deux philosophes, deux hommes politiques et deux journalistes, qui ont présenté leurs points de vue sur les approches de Martini et d’Eco. Le débat a ensuite été publié dans un livre intitulé En qué creen los que no creen ? (En quoi les non-croyants croient-ils ?- Un dialogue sur l’éthique à la fin du millénaire – Temas de hoy, 1997).
Le dialogue épistolaire entre les deux est un exemple de respect et de reconnaissance mutuels entre deux personnes de traditions culturelles et religieuses différentes, ainsi que d’élégance dialectique et de finesse littéraire entre des intellectuels qui maîtrisaient parfaitement le monde de la communication. Les deux interlocuteurs sont totalement libres dans la présentation de leurs points de vue et ne se conforment pas aux stéréotypes précédemment projetés sur eux. Il s’agit, comme le reconnaît Eco, d’un « échange de réflexions entre hommes libres ».
Mgr Martini ne joue pas le rôle d’un apologiste qui défend les vérités de la foi en faisant appel aux définitions dogmatiques et à la disqualification fondamentaliste des raisons du non-croyant. Le laïc Echo ne jette pas l’anathème sur la religion ; il reconnaît plutôt l’existence de différentes formes de religiosité et le sens du sacré, de la limite, du questionnement, de l’espoir et de la communion avec quelque chose qui nous dépasse, même sans croire en un Dieu personnel. Aucun d’entre eux ne fait de pompeuses confessions de foi ou d’incroyance. Le dialogue évolue dans le domaine du raisonnement, de l’argumentation, suivant l’emblème des Lumières de Kant : Sapere aude (« Ose penser ! »).
Dans l’exposé des thèmes, les deux interlocuteurs recherchent des zones de convergence, plus nombreuses que ce que nous avons l’habitude de voir, mais sans occulter les divergences, qui sur certaines questions sont profondes. Tout cela se fait dans une attitude de recherche, sans tomber dans l’irénisme simple ou la confrontation amère. Martini l’affirme expressément dans sa première lettre : « Il me semble important de mettre franchement en évidence nos préoccupations communes et de chercher les moyens de clarifier nos différences, en mettant en évidence ce qui nous différencie vraiment ».
Le recueil de lettres dégage également un humanisme contagieux qui débouche directement sur un engagement dans la défense des grandes causes de l’humanité. Ces attitudes sont évidentes dans tous les sujets traités. Je me concentrerai sur trois d’entre elles : le sens de l’histoire, l’espoir dans le nouveau millénaire et l’éthique.
L’histoire a un sens
Martini et Eco s’accordent à dire que l’histoire ne peut être réduite à une collection amorphe de faits creux et absurdes, mais qu’elle a un sens et une direction. C’est pourquoi, dit ce dernier, « on peut aimer les réalités terrestres et croire – avec charité – qu’il y a encore une place pour l’Espérance ». Tous deux se placent dans l’horizon éclairé de la philosophie et de la théologie de l’histoire et prennent une certaine distance avec la pensée faible, très présente dans la philosophie et la culture italiennes. Voici le témoignage de F. Crespi : « Il n’y a pas de telos (cause finale) de l’histoire ; au contraire, l’histoire se présente comme une expérience répétitive – à travers des médiations symboliques toujours nouvelles et avec des degrés de conscience variables – de la même impossibilité de réconciliation ».
Vattimo, situé dans le même scénario philosophique, parlait dans les années 80 du siècle dernier de la fin du sens émancipateur de l’histoire (EL PAÍS, 6 décembre 1986). La divergence entre Eco et Martini apparaît toutefois lorsqu’il s’agit de définir le sens de l’histoire. L’archevêque de Milan estime qu’elle n’est pas purement immanente, mais qu’elle est projetée au-delà, et qu’elle ne doit donc pas être l’objet d’un calcul, mais d’une espérance.
L’espoir dans le nouveau millénaire
Un autre thème du dialogue est précisément l’espoir du nouveau millénaire. Les deux intervenants démontrent leur profonde connaissance des mouvements apocalyptiques et millénaristes juifs dans l’histoire du christianisme. Partant du principe que l’histoire a un sens, ils estiment qu’il y a une place pour l’Espérance, comme nous venons de le voir. Martini souligne le double visage de toute Apocalypse : sa forte charge utopique, d’une part, et son attitude résignée face au malaise du présent, d’autre part. Eco se demande s’il existe une notion commune d’Espérance entre croyants et non-croyants, ce à quoi Martini répond par l’affirmative, reconnaissant qu’il existe un humus profond dont croyants et non-croyants, conscients et responsables, se nourrissent en même temps, sans peut-être pouvoir lui donner le même nom.
Eco s’interroge sur la fonction critique d’une réflexion sur la fin, qui nous amène à nous intéresser activement à l’avenir et ne nous laisse pas plantés devant la télévision à attendre que quelqu’un nous divertisse. Pour que la réflexion sur la fin stimule une préoccupation critique pour l’avenir et le passé, répond l’archevêque de Milan, il est nécessaire que cette fin soit considérée comme une valeur finale décisive, capable d’éclairer et de donner un sens aux tâches du présent.
Le fondement de l’éthique
Un troisième thème est le fondement de l’éthique, qui constitue la question fondamentale de tout le dialogue épistolaire. Le principe archimédien de l’éthique, c’est l’autre, ou plutôt l’autre en nous. Eco l’exprime magnifiquement dans un langage très proche de celui du philosophe Emmanuel Lévinas, auteur de Totalité et infini (Martinus Nijhoff, 1961) : « quand autrui entre en scène, l’éthique commence… C’est autrui, c’est son regard, qui nous définit et nous confirme ». Martini considère positivement l’approche du romancier italien, citant en sa faveur le comportement altruiste de nombreuses personnes qui ne croient pas en un Dieu personnel et ne cherchent pas à donner un fondement transcendant à leur vie.
En outre, il estime qu’il existe des personnes qui, sans aucune référence à la religion, donnent leur vie pour défendre leurs convictions morales. Mais, en même temps, il considère que les bases purement humanistes de l’action morale sont insuffisantes. C’est pourquoi il s’interroge sur le fondement ultime de l’éthique et répond, en citant Hans Küng, ce théologien condamné par le Vatican, que seul l’inconditionné peut être absolument contraignant, que seul l’absolu peut être absolument contraignant.
La différence : penser ou ne pas penser
La communication épistolaire Eco-Martini montre que croyants et non-croyants sont appelés à dialoguer sans faire de prosélytisme, sans chercher à imposer leurs propres convictions à leur interlocuteur. Le cardinal Martini a été très clair à ce sujet lorsqu’il a reçu le prix Prince des Asturies : « Je ne cherche pas à convertir qui que ce soit, mais à faire la lumière sur des questions profondes. Tous les croyants ont un non-croyant en eux. La voix du croyant est plus forte, mais elle ne manque pas de faire douter notre moi non croyant. Tout comme les non-croyants entendent la voix qui dit “vous devez croire” ». Et, citant le célèbre intellectuel italien Norberto Bobbio, il est allé plus loin : « La différence n’est pas de croire ou de ne pas croire, mais de penser ou de ne pas penser ».
Aussi étrange que cela puisse paraître, Martini rejoint sur ce point le Coran lorsque Dieu reproche à Mahomet sa volonté de forcer tous les hommes à être croyants et lui rappelle que ce n’est pas contre ceux qui ne croient pas, mais contre ceux qui ne raisonnent pas (Coran 10,100) qu’Il s’indigne.
Eco et Martini croient qu’ils peuvent parcourir ensemble un long chemin sur la route de la vie – peut-être toute la route – en partageant la question du sens, la vertu de l’espoir (et peut-être aussi le principe de l’espoir, selon Bloch) et l’éthique de la proximité. Reste le problème du fondement – ultime ? – du sens, de l’espoir et de l’éthique, sur la réponse duquel il n’y a pas d’accord. C’est une question à laquelle on ne peut pas renoncer, mais il ne faut pas la fermer de manière fallacieuse. Dans le climat actuel de diversité philosophique, religieuse et culturelle, la meilleure chose que nous puissions faire est de laisser la question ouverte et de continuer à y réfléchir sans dogmatisme.
Loin du Vatican, proche de Jésus de Nazareth
Le Vatican n’a peut-être pas apprécié le ton dialogué du débat et aurait préféré une attitude plus belliqueuse des deux côtés, mais l’attitude tolérante de l’archevêque de Milan lui a peut-être fermé les portes du pontificat, et à juste titre ! Parce qu’un pape qui se permettrait de penser librement, de dialoguer fraternellement avec les non-croyants et de rêver d’une Église plus égalitaire – comme l’a fait le cardinal Martini – serait subversif et déstabilisant. Et un pape subversif peut être une contradiction à part entière. (Peut-être qu’une telle contradiction se trouve aujourd’hui au Vatican avec le pape François. Allons-y pour la contradiction ! Que cela dure longtemps.)
C’est pourquoi, après sa retraite volontaire, Martini a préféré se rendre sur la terre de Jésus de Nazareth pour étudier les textes originaux du christianisme et, de là, contribuer à la paix entre les religions et dans le monde. Car, comme il l’a dit lui-même, « quand il y aura la paix à Jérusalem, il y aura la paix dans le monde entier ». Loin du Vatican et proche de Jésus de Nazareth : tel est le programme et l’héritage que Carlo Maria Martini laisse aux chrétiens du XXIe siècle après sa mort.
Note :
[1] Le Novum Testamentum Graece (expression latine signifiant « Nouveau Testament en grec ») est le compendium qui rassemble le corpus néotestamentaire dans sa langue d’origine, le grec ancien, en une édition critique qui fait référence et sert de base aux travaux universitaires d’exégèse et de traduction. (source : Wikipedia)