Jésus, un homme qui cherche sa voie
Par Jacques Musset
En regardant de près les évangiles, relectures où apparaît déjà le travail d’enjolivement de la personne de Jésus, on peut repérer cependant que la voie qu’il a suivie a été comme la nôtre une naissance progressive à lui-même.
Comme nous, il a suivi un chemin évolutif dont il ignorait d’avance jusqu’où il le conduirait. Dès le départ, les foules viennent à lui et c’est le succès (Mt 4, 23-25). Jésus est heureux. A-t-il eu le sentiment en ces heures d’enthousiasme que ce qui lui tenait à cœur, à savoir la rénovation de sa propre religion juive, enkystée dans le légalisme et le ritualisme, était en passe de se réaliser et d’atteindre le peuple tout entier (Lc 10,17-19) ? C’est possible. Mais assez vite, l’opposition se dresse contre lui, provenant des tenants de la Loi et des maîtres du Temple. Le conflit commence qui sera sans merci. Épié, calomnié, vilipendé, accusé d’hérésie, traîné dans la boue par ses adversaires, Jésus doit se défendre. Et il le fait vigoureusement, astucieusement et non sans humour, en s’étonnant de l’énergie intérieure qui le fait résister aux multiples pressions déstabilisantes. Ce qui ne va pourtant pas sans l’affliger devant tant de gâchis et de mauvaise foi (Mt 24, 37-39). Jésus prend alors davantage conscience de la force qui l’habite et qui le confirme dans ses choix fondamentaux. C’est au cours de nuits de silence, à l’écart, qu’il se ressource, écoute la Voix intérieure qui murmure en ses profondeurs, perçoit les exigences qui le sollicitent au plus intime et y consent de tout son être (Lc 5,16 ; 6,12 ; 9,18 ; 9, 28-29 ; 10,21 ; 11,1 ; 22,42).
Mais dans ce combat de fidélité, il expérimente aussi qu’il est radicalement seul, bien qu’il soit accompagné par une bande d’amis qui lui ont donné leur confiance et qui continuent à le suivre malgré l’abandon des foules jadis enthousiastes. Cependant ces proches le déçoivent souvent par leurs rêves insensés de pouvoir, leur soif d’honneur et leurs bagarres incessantes pour conquérir les premières places (Mt 8,14-24 ; 9,33-37). Eux qui ont vécu dans son intimité, pourquoi sont-ils parfois si bornés comme s’ils n’avaient rien compris à l’esprit qui l’animait ? Il doit se frayer sa route sans le soutien de ces disciples encombrants. Quant à sa famille, sa mère et ses frères, ils prennent peur assez vite devant ses paroles et ses actes qui scandalisent les bien-pensants et ils tentent de le ramener de force à la maison, car ils le prennent pour un fou (Mc 3,20-21). C’est dire que Jésus, pour tracer son chemin et découvrir sa « mission », sans se renier lui-même, a dû assumer sa solitude fondamentale.
Chemin faisant, les événements l’ont appelé à élargir ses horizons et ses perspectives de départ. Si Jésus a aidé un certain nombre de personnes à trouver leur voie, la réciproque a été vraie. Sans le savoir et sans le vouloir, des hommes et des femmes ont contribué à lui faire découvrir des dimensions nouvelles de sa « mission » auxquelles il n’avait pas songé et à l’ouvrir à des terres inconnues qu’il n’avait pas envisagé d’explorer. Qu’on se rappelle le fameux épisode de la rencontre avec la Cananéenne qui lui demande de guérir son enfant (Mt 15,21-28). Jésus lui répond sèchement qu’il n’a été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël. Signe qu’il cantonne jusque là son action dans le périmètre de sa nation. Et voilà que l’insistance de cette païenne le bouleverse et lui fait prendre conscience que les enclos religieux sont relatifs : comment pourrait-il dès lors ne pas être aussi disponible à cette non-juive qu’à ses compatriotes ? Qu’on se rappelle encore la rencontre de Jésus avec la Samaritaine en pleine Samarie, terre méprisée par les juifs orthodoxes (Jn 4,1-24). « Où convient-il d’adorer Dieu ? », interroge la femme. Et Jésus répond comme provoqué par l’ouverture du cœur de son interlocutrice : « L’heure vient où les vrais adorateurs de Dieu ne l’adoreront ni à Jérusalem ni sur le mont Garizim (en Samarie), mais en esprit et vérité ». Jésus passe un cap décisif sous l’impulsion du questionnement de l’étrangère. Le lieu où l’on rejoint Dieu n’est pas d’abord une maison de pierres, mais son propre cœur. Oui, on peut dire que Jésus a évolué.
Si Jésus s’est risqué à inventer son chemin à ses risques et périls avec comme seule boussole le constant souci d’être fidèle aux exigences qui naissaient de ses profondeurs, il a pu cependant vérifier au fur et à mesure la justesse de ses choix et de sa pratique. Les fruits d’humanité qu’il observait dans la vie de beaucoup d’individus rencontrés l’ont assuré peu à peu que la voie qu’il suivait et qu’il ouvrait était un chemin de vie (Mt 7,18-23). Marchant à l’estime à travers mille incompréhensions et oppositions, il a été ainsi convaincu au plus profond de lui-même que son action était libératrice. Sans doute était-ce de cette certitude que découlait son autorité qui a impressionné plus d’un auditeur et d’un contradicteur !
Aussi, quand vinrent les derniers jours de son existence, cerné pourtant de toutes parts et comme verrouillé par ceux qui avaient juré de le supprimer, il ne douta pas au fond de lui-même de la fécondité de son existence, qui semblait se terminer par un échec retentissant. Au cours de ses heures ultimes, traversant intérieurement une nuit obscure, abandonné des foules et de ses amis, mis à mort comme un réprouvé de Dieu (Dt 21,22), confronté même au silence de ce Dieu qui était sa source intime d’inspiration, non seulement Jésus ne renia rien de ce qu’il avait vécu, mais il l’assuma en toute liberté, assuré malgré les apparences que le grain semé à tous vents germerait inéluctablement (Lc 22,14-20 ; 22,42). De quelle manière ? Il l’ignorait en expirant sur une croix, mais il est mort dans un acte silencieux de foi en la valeur et la fécondité de sa vie.
Seize siècles plus tard, le grand mystique espagnol, Jean de la Croix, passionné par la figure de Jésus, qui a fait à sa manière l’expérience de la naissance à lui-même à travers une existence de fidélité, semée d’obstacles et d’imprévus, résume son cheminement par cette formule lapidaire, apparemment énigmatique : « Pour aller où l’on ne sait, il fait passer par où l’on ne sait ». Comme cette pensée sonne juste pour Jésus ! En quittant l’atelier de Nazareth, il ignorait jusqu’où son chemin le conduirait et par quels sentiers il passerait. Ainsi a-t-il découvert sa voie, la sienne propre. Ainsi nous invite-t-il à inventer la nôtre pour devenir ce que nous avons à être.