Par Michel Jondot.
L’éclipse du sens de Dieu
Les personnes de ma génération se rappellent le temps de leur enfance. La reconnaissance de Jésus s’affichait partout avec éclat dans la société, voici cinquante ans. Dans les villages, le dimanche matin, devant l’église la place était remplie d’hommes et de femmes de tous âges au sortir de la messe ; le catholicisme allait de soi. Lorsque dans les campagnes, on passait devant un crucifix en pierre, comme on en voit encore, chacun faisait son signe de Croix ; il en allait de même dans les villes, au passage d’un convoi funéraire. La sécularisation n’avait pas encore détruit tous les signes rappelant la Seigneurie de Jésus. Dans mon enfance, un camarade de classe qui ne serait pas allé au catéchisme aurait été considéré comme un marginal. La pratique religieuse régulière et l’accès aux sacrements, concernaient encore 75% des Français dans les années 50. La sécularisation a atteint aujourd’hui un point tel que Benoît XVI parlait d’une « éclipse du sens de Dieu ».
Le mot « Épiphanie » désigne cette « manifestation » de Dieu dans l’histoire. En lisant cet Évangile que nous connaissons bien, on peut se demander si l’éclipse de l’étoile ne symbolise pas les temps que nous vivons. Ces trois hommes venus du pays où le soleil se lève ont marché, éclairés par cette étoile qui est pour eux signe d’une naissance royale et appel à une reconnaissance éclatante. L’astre a disparu et, lorsqu’ils arrivent à Jérusalem, c’est la nuit. L’astre réapparaîtra ; elle sera source de joie mais il leur aura fallu vivre une épreuve. Épreuve nécessaire sans doute.
Un vrai renversement
Relisons ce récit ; le vocabulaire est impressionnant quand on y regarde de près. Certes, Dieu se manifeste en Jésus mais les mots qui évoquent le contexte montrent le renversement de deux univers. Au départ, des titres prestigieux désignent les personnages. Le mot « roi » revient à plusieurs reprises. Il désigne autant Hérode que Jésus. Par deux fois, Hérode est désigné par ce titre, du moins dans la première partie ; cela ne suffit pourtant pas pour nous le présenter. On nous fait bien entendre qu’il s’agit d’Hérode le Grand. Ce qualificatif est important pour comprendre la suite. Quant à Jésus, on parle de lui en termes également princiers. : « Où est le roi des Juifs ? ». La question est posée par les mages. Quant au roi Hérode, il se tourne vers ses experts pour savoir « en quel lieu devait naître le Messie ». Messie : le mot a une signification bien précise ; il désigne l’héritier de David, qui devrait recevoir l’Onction comme plus tard les rois de France dans la cathédrale de Reims. David aura un héritier d’une valeur exceptionnelle ; il recevra l’onction royale et il règnera sur Israël. C’est promis par les prophètes. On l’attend.
Curieusement, à partir du moment où les scribes ont apporté leur réponse, la façon de présenter les personnages se renverse du tout au tout. L’interlocuteur des mages n’est plus le roi ; il est simplement « Hérode » ! (« Alors Hérode convoqua les mages en secret »). Lorsqu’il parle à ses visiteurs de celui qu’ils cherchent, il n’est plus question de Messie ni de Roi des Juifs : « Il les envoya à Bethléem, en leur disant : Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant ! ». Je conteste un peu cette traduction. Le texte grec, pour désigner Jésus, emploie un diminutif du mot « enfant ». Mieux vaudrait traduire : « Allez vous renseigner sur le ‘petit’ ». On comprendrait mieux le contraste entre Hérode et Jésus, Hérode le Grand et Jésus le petit. On voit où débouche cette nuit marquée par l’éclipse de l’étoile. Il aura fallu qu’ils quittent leurs images ; le roi des Juifs ne se manifeste pas dans les grandeurs mais dans la petitesse. Pour aller au bout de leur quête, pour qu’ils en viennent à reconnaître celui vers lequel ils s’étaient mis en marche, il ne leur reste plus qu’à s’abandonner, à lâcher prise sur ce qu’ils tiennent encore (l’or, l’encens, la myrrhe). Pour être à la portée de celui qu’ils viennent vénérer, ils ont à s’abaisser. Ils regardaient dans les hauteurs du ciel en discernant l’étoile. Ils tombent à terre lorsqu’ils voient le petit. Un vrai renversement !
Un chemin à trouver
Je commençais cette homélie en évoquant les soucis de Benoît XVI devant la sécularisation qu’il considère comme une sorte d’éclipse du sens de Dieu. Ce constat l’a conduit à créer une nouvelle instance romaine : un « Conseil pontifical » pour une nouvelle évangélisation de l’Europe. Il s’agit de créer les conditions pour que la manifestation de Dieu – son épiphanie – réapparaisse en Occident. Prenons garde ! Il s’agit, pour lui et pour nous, de ne pas retomber dans les erreurs d’antan. Oui, Dieu se manifeste à l’humanité et il convient de ne pas l’occulter. Mais le chemin à prendre pour arriver là où il se fait connaître ne peut passer par celui d’autrefois, lorsque l’Église avait pignon sur rue. Après avoir perdu leurs images de grandeur, après s’être dépossédés de ce qu’ils tenaient, les mages furent priés de ne pas revenir en arrière en risquant d’avoir à saluer les têtes couronnées de Jérusalem. « Avertis… de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin ». Nous avons, nous aussi, à trouver un chemin différent du passé. Un chemin où nous chercherons Dieu non dans les pompes, les ors et les honneurs. Dieu ne se manifestera jamais que là où l’on trouve les petits et les humbles. Marie l’avait compris : « Il renverse les puissants de leur trône ». Ce sont les pauvres de cœur et ceux qui acceptaient de ressembler à des enfants, non les grands prêtres ou les savants, qui l’ont reconnu sur les routes de Palestine. « Les pauvres sont nos maîtres » disait un chrétien au siècle de Louis XIV.
Il ne suffit pas que Dieu se manifeste pour être reconnu. Dieu parle en s’incarnant dans l’enfant de Bethléem. Pour l’entendre, il nous faut entrer dans son langage et imiter les mages ; ils se sont faits petits eux-mêmes en se mettant plus bas que terre devant le petit. Ils nous montrent le chemin : autrui est toujours manifestation de Dieu. Apprenons à reconnaître sa Seigneurie : chaque visage humain offert à nos regards est épiphanie de Dieu.