Jésus, ennemi public n°1
Par Christiane Bascou.
Non, pas Jésus ! Lui pour qui le respect de l’autre, le dialogue et l’amour du prochain étaient la réponse à tout ? Impossible ! Je vous ferai remarquer qu’il a quand même fini exécuté par les autorités romaines du pays, sous la pression des autorités religieuses du même pays. Pourquoi a-t-il suscité un tel sentiment collectif de crainte, des émotions de peur, colère, haine aussi intenses, un tel besoin d’éradiquer physiquement la menace qu’il représentait ?
Les problèmes ont commencé pour Jésus au Jourdain, le jour de son baptême, où il s’est brusquement senti « fils de Dieu ». Le Divin éveillé en lui a sonné le glas de sa petite vie privée pépère, radicalement transformée en vie publique, avec une responsabilité vis-à-vis des autres fils et filles de Dieu. La pilule, un peu dure à avaler, a nécessité un long passage de doute et de réflexion (sens de désert) avant le passage à l’acte : devenir ou non ennemi n° 1 des « structures de péché ».
Le péché, c’est tout ce qui rate sa cible, tout ce qui rate l’amélioration du monde et éloigne de facto la venue du Royaume, tout ce qui détruit la vie et déshumanise, tout ce qui rabaisse le plus petit au lieu de le relever. À grande échelle, ces ratages de cible, organisés et pérennisés, sont de véritables « structures de péché », des systèmes d’injustice, jusqu’à la phase planétaire. Pouvoir qui opprime, méprise et torture, lucre qui exploite, avec comme unique mesure de toute réalité et de toute relation l’argent détourné du bien commun, l’égoïsme arrogant aux abus sans limites.
Jésus, lui, applique les exigences de la responsabilité fraternelle à tous les niveaux de sa vie privée et publique en parfaite cohérence. Par ses discours et ses pratiques, il met la relation au frère et à la sœur, seule garante de la relation à Dieu, au-dessus du culte et du rituel « sacrés » (laisse là ton offrande et va te réconcilier avec ton frère). Par là, il défie le pouvoir d’une caste de prêtres qui vénère l’apparence et les honneurs de l’ordre établi. Dans tout son enseignement par paraboles, Jésus déconstruit par sa méthode le dogmatisme – Et vous, qui croyez-vous que je suis ? – sans compter les guérisons intempestives, le pardon des péchés, la mise en cause de la purification, des sacrifices, du rituel, des interdits du shabbat. Il va trop loin. Moïse vous a dit, mais moi je vous dis / Je détruirai ce temple / Vous êtes le temple de Dieu. Sacrilège !
Aïe ! le voilà Ennemi du Temple !
Et ennemi public ? La formule, « utilisée à diverses époques par le pouvoir en place pour disqualifier une personne perçue comme agissant contre les intérêts de la société dans son ensemble » [1], s’applique bien à Jésus, dont la prédication a bien cette fonction déstabilisatrice du pouvoir et de la société organisée par ce pouvoir. Quand il pointe les injustices et exclusions d’un système patriarcal aux classes cloisonnées, quand il prône la liberté de penser, l’égalité entre les êtres humains, ferments de désordre et d’insurrection, quand il sape le principe vindicatif des lois ancestrales (œil pour œil ; tuer l’ennemi ; massacrer par lapidation les adultères, surtout les femmes), quand il bafoue le sentiment national d’être « le peuple élu » par ses portraits flatteurs de Samaritains et Cananéens, ennemis historiques des Juifs.
In fine, le motif officiel de son exécution est bien une atteinte à la sécurité nationale (grands rassemblements de populace où les gens le veulent comme chef, entrée triomphale à Jérusalem, digne des grandes manifs, tout cela résumé comme une tentative de prendre le pouvoir et se faire roi « INRI » [2].
Conclusion : mauvais exemple, électron libre, ennemi de l’ordre moral, empêcheur de s’enrichir en rond, dangereux agitateur des masses pauvres qu’il a le culot de vouloir émanciper, homme à abattre !
« Un jeune homme à cheveux longs grimpait le Golgotha
La foule sans tête
Était à la fête
Pilate a raison de ne pas tirer dans le tas
C’est plus juste en somme
D’abattre un seul homme.
Ce jeune homme a dit la vérité
Il doit être exécuté. »
Guy Béart
Jésus savait bien que présenter une menace pour la caste des prêtres qui avaient l’oreille de l’occupant romain, c’était signer son arrêt de mort. Sans être ennemi de lui-même (chez lui, pas de masochisme), il est juste allé au bout de son engagement public basé sur l’audace incroyable des béatitudes et sa conviction que l’humain pour Dieu prime sur la richesse, le pouvoir et le sacré.
Dans notre société aussi, la réaction de survie d’un système qui se croit menacé est de liquider ce qui le menace. J’en prendrai pour exemple un simple fait divers : il y a un an jour pour jour, le 24 novembre 2021, le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) Gris-Nez a laissé sciemment [3] mourir noyés des gens qui appelaient à l’aide. Un procès est en cours. Ces fonctionnaires de l’État et leurs homologues britanniques étaient-ils conditionnés par la politique sécuritaire de leurs pays respectifs ? Infectés par la peur et la haine que la rumeur y distille sur les migrants ? Ils avaient peut-être raison, ces 27 personnes étant de fait des ennemis… de notre confort. Leur existence même portait en germe l’atteinte à la richesse économique du Royaume-Uni ou à celle de la France. Les deux pays ont depuis signé un accord et vont dépenser plus de 100 millions d’euros. Pour soulager la misère humaine des personnes déplacées et les intégrer ? Non, pour empêcher les malheureux de venir polluer leur territoire.
Jésus s’est publiquement déclaré l’ennemi du culte de l’argent, de l’égoïsme et du pouvoir. Aujourd’hui encore, leur emprise reste notre Satan [4]. Chrétiens, on a du pain sur la planche (de Salut) !
Avec un dernier clin d’œil à Guy Béart :
Ce soir avec vous j’ai enfreint la règle du jeu
J’ai enfreint la règle
Des moineaux, des aigles
Vous avez très peur pour moi car vous savez que je
Risque vos murmures
Vos tomates mûres
Ma chanson a dit la vérité
Vous allez m’exécuter
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« Il ne s’agit pas seulement de migrants, il ne s’agit pas seulement d’étrangers, il s’agit de tous les habitants des périphéries existentielles qui, avec les migrants et les réfugiés, sont des victimes de la culture du déchet », a déclaré le pape lors de l’inauguration en septembre 2018, place Saint Pierre à Rome, de cette sculpture, de bronze noir et argile, grandeur nature, réalisée par le sculpteur canadien Timothy Schmalz.
Baptisée “Les anges inconscients”, elle représente 140 migrants et réfugiés de différentes origines et de différentes périodes de l’histoire. Au sein de ce groupe, des ailes d’ange émergent du centre, suggérant la présence du sacré parmi eux.
Photo Christiane Bascou
Notes :
[1] Définition Wikipedia. [2] Acronyme de Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum : « Jésus le Nazôréen, roi des Juifs » (Ndlr). [3] Article du Monde, 22 novembre 2021. [4] Tentateur, diviseur.Source : Les réseaux des Parvis n° 114
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