Libérer Dieu !
Michel Jondot.
Le dépassement du religieux
Dieu, en notre temps, est mis à rude épreuve ; en son nom des hommes et des femmes dépensent des sommes phénoménales pour acheter des armes et semer la terreur dans tous les pays. Il s’agit, pour Daesh, de contraindre les foules à se soumettre à la volonté d’Allah. Ne croyons pas que ce comportement soit propre à l’islam ; il menace toutes les religions et le catholicisme en a fait l’expérience au cours de son histoire. Qui donc est Dieu pour qu’en se référant à Lui on engendre la mort ?
Peut-être convient-il de libérer Dieu de la manière dont les religions l’imaginent. Jésus l’insinue, à en croire ce dialogue avec une femme de Samarie. Certes, entre eux il y a ce puits qui rappelle un ancêtre commun. Mais, plus profondément, des Samaritains et des Juifs l’histoire a fait des frères ennemis qui vont à Dieu par des routes différentes. Les uns gravissent une hauteur pour atteindre le Mont Garizim, alors que les autres se tournent vers le Temple de Jérusalem. Jésus ne nie pas ces divergences, mais il les dépasse ; par-delà ces deux lieux de pèlerinage, Jésus évoque une sorte d’espace qui n’est pas un lieu : « L’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père… L’heure vient, et c’est maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. »
« En esprit et en vérité »
Où trouver « esprit et vérité » ?
L’évangile nous le fait découvrir dans ce récit que nous brosse Saint-Jean.
L’esprit est sans doute le souffle qui traverse les mots échangés ; il conduit, dans les propos de l’un et de l’autre, à cette vérité qui est reconnaissance mutuelle. Jésus voit ce qu’est la vie de son interlocutrice : un long tissu d’amours malheureuses. « Des maris, tu en as eu cinq et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari. » Quant à la femme, à l’issue de l’échange, parlant de lui, elle se demande : « Ne serait-il pas le Christ ? »
L’esprit et la vérité se reconnaissent peut-être encore dans la rencontre que produisent les mots. Elle est très simple au départ : « Donne-moi à boire » ; mais elle révèle que par-delà ce qui est demandé se produit une sorte de miracle. Les disciples en prennent conscience en revenant près du maître : « Ils étaient étonnés… » Il n’était pas courant, dans cette civilisation patriarcale, qu’un homme parle à une femme surtout à une Samaritaine. L’esprit souffle et la vérité advient lorsque les mots prononcés permettent que, par-delà toutes les distances culturelles, on réussit à se rejoindre et à s’entendre.
L’esprit et la vérité se reconnaissent dans la manière dont se produit le miracle. La rencontre est originale en ce que les mots sont appel au don : « Donne-moi à boire ! » Cet impératif est important : « don » ou « donner » reviennent neuf fois de suite dans la première partie du texte. L’important n’est pas seulement de donner, mais de demander. Par-delà l’eau qui pourra apaiser la soif, Jésus fait entrer en cet espace invisible que désignent les mots « esprit » et « vérité ». Donner et demander sont deux activités inséparables et Jésus le fait entendre : « c’est toi qui lui aurais demandé… »
L’esprit et la vérité résident en fait au cœur de chacun des humains, dans ce jeu d’échange comme celui où Jésus s’est engagé en territoire samaritain. L’acte de donner et de demander sont au lieu où les temples des religions, celui du Mont Garizim ou celui de Jérusalem, sont dépassés. C’est là que parle Dieu : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit “donne-moi à boire” c’est toi qui lui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau vive… l’eau que je donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. » Demander c’est désirer et donner conduit à entrer dans le désir de l’autre. La demande et le don qu’elle risque d’entraîner tournent les uns vers les autres. La demande et le don ne s’arrêtent pas à l’objet transmis ; ils créent un lien entre les partenaires et ce lien manifeste le travail de l’amour qui passe par le cœur. À travers ce qu’on donne et ce qu’on demande se manifeste le don d’un Autre qui nous donne d’aimer, présent en nous comme une source qui apaise et qui abreuve.
Les blés sont mûrs pour la moisson
Les religions promettent une vie autre à la fin des temps ; elles considèrent parfois que c’est en se soumettant à leurs dogmes et à leurs principes moraux qu’on s’achemine vers un univers heureux. Ce faisant elles circonscrivent des ensembles humains qui risquent de se replier sur eux-mêmes ; elles deviennent alors semblables à n’importe quel pays qui, pour défendre ses frontières ou ses « valeurs », se protège des nations voisines. Dans ces conditions elles alimentent les forces de mort qui couvent dans l’histoire. Jésus sort des frontières de la judaïté pour s’ouvrir au monde des Samaritains ; il brise les interdits sociaux pour parler à une femme. Certes, il ne cesse pas de s’affirmer comme juif, mais il fait apparaître que ce monde de la fin des temps est déjà là et dépasse tous les ensembles humains. Dans la littérature juive, pour désigner la fin du monde, on parle de moisson. En réalité, si l’on sait demander ou donner, on peut considérer que les blés sont mûrs : « Regardez les champs dorés pour la moisson. » C’est déjà le temps où il faut embaucher ceux qui doivent les faucher.
Ne soyons pas dupes de notre appartenance à l’Église catholique. Elle permet de maintenir vivant le message de Jésus, mais nous avons à l’aider à se maintenir « dans l’esprit et la vérité » ; elle est une religion, mais Celui auquel elle se réfère nous apprend à ne pas en être prisonniers et à préférer à toute nourriture l’amour qui est communiqué à chaque homme. Nous avons en nous une nourriture que nous ne connaissons pas. En vivre c’est libérer les forces de Dieu qui veulent étouffer la mort.