Petite réflexion sur les dogmes
Dans un article de Golias Magazine (n° 208, p. 54-64), le théologien protestant Alain Houzioux s’interroge : « La Vierge Marie, pourquoi ? Et pourquoi pas ? ». En voici la dernière partie.
Le développement de la piété mariale, pourquoi ?
(…) L’Église catholique a tenu à justifier la promulgation des dogmes mariaux par une argumentation purement théologique et christologique. Mais il est bien clair que c’est la piété populaire pour la Vierge Marie elle-même (et non pour le Christ) qui a incité l’Église à promulguer tardivement ces dogmes. Et il faut maintenant tenter d’élucider les causes de cette piété pour Marie qui s’est manifestée dès les tout premiers siècles de notre ère et qui n’a fait ensuite que croître.
• Pour comprendre le succès de l’image de Marie comme figure plus ou moins divine, il faut saisir que, lors de la naissance du Christianisme, l’image de Dieu était devenue exclusivement masculine, alors que ce n’était pas le cas avant. En effet, dans le judaïsme biblique, Dieu avait des traits féminins (il avait des « entrailles »), ou du moins transcendait toute différence sexuelle. De plus, dans le judaïsme des trois premiers siècles d’avant Jésus-Christ, on avait associé à Dieu la figure de la Sagesse qui, à ses côtés, participait au gouvernement du monde. Or cette figure était féminine. Et, toujours dans le Judaïsme, l’Esprit (la Rouah) était du genre féminin. Mais, subitement, avec la naissance du Christianisme, Dieu, dans ses trois « Personnes », s’est masculinisé. Dieu a été appelé Père, Jésus-Christ a été désigné comme le Fils de Dieu et l’Esprit, dans la langue grecque, est devenu masculin. Et, de ce fait et en contrepartie, la Vierge Marie est devenue une figure féminine de la divinité, c’est-à-dire une sorte de Dieu-Mère qui console, édifie et exhorte les croyants.
• Autre point. Dans la piété populaire, Marie a été considérée comme le pendant féminin de Jésus. Ce parallélisme a été favorisé par le fait que, dans les représentations iconographiques, Marie et Jésus adulte semblent avoir un âge comparable. Dans l’imaginaire des croyants, il y avait en fait deux figures parallèles et complémentaires de la divinité : le Christ et la Vierge Marie. De plus, la théologie officielle a cherché à promouvoir ce parallélisme. Jésus naît de manière virginale ; Marie a été conçue de manière immaculée. Jésus est le prototype de la chasteté masculine et Marie celui de la virginité féminine. Jésus souffre au Calvaire ; Marie souffre au pied de la Croix (cf. le Stabbat Mater). Jésus ressuscite et monte au ciel le jour de l’Ascension ; Marie reçoit la gloire de l’Assomption. Jésus est le Christ-Roi ; Marie est la Reine du Ciel. Jésus est intercesseur auprès de Dieu ; Marie est avocate auprès du Christ. Jésus est le Nouvel Adam qui répare la faute d’Adam ; Marie est la nouvelle Ève qui répare la faute d’Ève. Jésus est le Rédempteur ; Marie est co-rédemptrice (même si ce point reste en débat).
• Autre raison. Pour la piété populaire, il fallait une image de Dieu et du Salut moins tragique et moins incompréhensible que celle d’un Jésus torturé, sanglant et crucifié. Le fait que ce soit par son martyre que Jésus devienne le Rédempteur de l’humanité est resté pour beaucoup énigmatique (en dépit de la théologie du « sacrifice vicaire » qui affirme que pour satisfaire sa justice, Dieu devait exiger la mort de son propre fils pour qu’il « paie » pour les autres, c’est-à-dire pour les pécheurs). On comprend que la piété populaire ait préféré voir dans la Vierge immaculée et maternelle plutôt que dans le Christ crucifié l’image du pardon, du salut et de la miséricorde de Dieu [1]. Et c’est cela qui a fait le succès des apparitions de Marie, à Lourdes ou ailleurs. Certes, le Magistère catholique n’a jamais accepté que la Vierge Marie puisse se substituer au Christ Rédempteur. Il n’en reste pas moins que le titre de Marie-corédemptrice (aux côtés du Christ) a été avalisé par le Saint Office en 1913 et 1914 et que l’Encyclique Lumen Gentium de Vatican II a déclaré Marie « coopérante au salut ».
• Un dernier point. Très tôt, dans la piété populaire, on a assimilé le Christ à Dieu lui-même. Encore aujourd’hui, les catholiques utilisent souvent les mots « Christ » et « Dieu » l’un pour l’autre. Le Christ est devenu une image céleste qui siège « au plus haut des cieux ». Il fallait donc une figure intermédiaire (la théologie dit « médiatrice ») entre ce Dieu-Christ et les hommes. Et c’est la Vierge Marie qui a pris cette place. En fait, c’est elle qui est la véritable « incarnation » de Dieu. Elle est à la fois vierge et mère, à la fois pure, immaculée, céleste et tendre, humaine et divine.
La mariologie, une victoire du peuple ?
Tout ceci permet de comprendre pourquoi le culte marial s’est développé. Il n’en reste pas moins que les protestants, mais aussi bien des catholiques sont gênés, voire irrités par le culte de la Vierge Marie et par les dogmes que l’Église a institués pour l’encadrer. Pourtant, personnellement, je n’ai aucune hostilité vis-à-vis de ce culte, et ce pour plusieurs raisons :
• Ce culte émane de la piété populaire, et à ce titre, je dirais volontiers qu’il est « démocratique ». Il émane de la vox populi. Et je sais gré à l’Église catholique de s’être elle aussi, montrée « démocratique » en avalisant cette vox populi, et ce même si elle a mis du temps à y consentir. On pourrait donc dire que les dogmes mariologiques consacrent la victoire de la volonté du peuple sur l’enseignement de Jésus (qui refuse tout rôle à Marie), sur l’autorité des Écritures (très parcimonieuse à son sujet), sur la Tradition (longtemps réticente, voire critique) et même sur le Magistère de l’Église. Et pourtant l’Église, en se prétendant infaillible, ne renoncera nullement à vouloir contrôler la vie religieuse de ses fidèles, loin de là.
• Autre raison. J’ai une profonde sympathie pour la ferveur populaire, car il me semble qu’il n’y a pas de véritable foi sans une dose de crédulité. J’ai été ému par les pèlerinages des paysans indiens du Mexique vers Nuestra Senora de Guadalupe. Ils disent mieux que l’austérité des cultes protestants que la foi est d’abord une plainte, une prière et une demande de protection. C’est pourquoi le Salve Regina suscite en moi plus d’émotion que le Credo.
• Autre raison encore. Le culte de la Vierge Marie met à jour de manière claire et patente l’écart, voire le conflit, entre d’une part la religiosité affective et spontanée des fidèles et d’autre part la dogmatique paulinienne beaucoup plus intellectuelle et axée sur le Christ crucifié et rédempteur. Je suis en effet de plus en plus frappé par le fossé qu’il y a entre le sentiment religieux (fondé sur l’émotion et le sens du mystère) et le catéchisme chrétien bien souvent abscons. C’est pourquoi je sais gré à l’Église catholique d’avoir voulu tenter de résorber cet écart en promulguant les dogmes mariologiques. Bien sûr, elle l’a fait de manière ambigüe et douteuse en voulant à toute force les justifier en leur donnant artificiellement une assise biblique, et même christologique. Elle a voulu à la fois ménager la « chèvre » de la ferveur populaire et le « chou » de l’enseignement du Nouveau Testament. Mais on ne peut la condamner d’avoir tenté de faire ce « grand écart ».
• J’ai aussi une certaine sympathie pour le culte marial et même pour les dogmes mariologiques pour une autre raison qui peut paraître surprenante. De manière avérée, et peut-être même délibérée, ces dogmes portent sur des « fictions » théologiques. De fait, il est clair que les croyances en l’Immaculée Conception et en l’Assomption de la Vierge Marie, puisqu’elles ne sont apparues que bien après l’époque de Jésus et de sa mère, n’ont aucune assise dans une quelconque réalité historique de la vie de Marie. Tout débat sur leur véracité historique paraît donc absolument vain (alors qu’il y a toujours des discussions sur la réalité historique et factuelle de la résurrection de Jésus). On ne voit pas d’ailleurs de quel fait réel pourrait se réclamer la notion d’Immaculée Conception. Ainsi, je suis reconnaissant aux dogmes mariologiques de faire implicitement (je dis bien « implicitement ») l’aveu qu’ils ne sont que des constructions théologiques. D’ailleurs l’Église semble elle-même le reconnaître si l’on en juge d’après la précarité des arguments qu’elle présente pour justifier ces dogmes.
Les dogmes mariologiques ont donc pour moi le mérite de faire l’aveu de la contingence de leur assise. Et de ce fait, cela leur donne une réelle humanité et, on pourrait dire aussi, une certaine humilité. Ils sont clairement un habillage des désirs et des demandes de la psyché humaine et de la piété populaire. Et on aura compris que, sous ma plume, ce n’est pas un reproche, bien au contraire !
En effet, ce que j’aime dans les dogmes mariologiques, c’est que, au moins, eux, ils ont la chance d’avoir un fondement, à savoir celui de la piété populaire, alors que les autres vérités théologiques (la Trinité, la divinité de Jésus-Christ, le salut par grâce, l’autorité des Écritures…) relèvent d’une pure pétition de principe et d’une décision tout à fait arbitraire. De fait, la dogmatique chrétienne n’est, le plus souvent, rien d’autre qu’une sorte de « château en l’air » qui ne repose que sur lui-même.
Les vérités enseignées par l’Église tombent-elles du ciel ?
Tout ceci pose incontestablement une question : qu’est-ce qui doit être considéré comme « vrai » en matière de foi ? La vérité, est-ce ce que l’on ressent et croit spontanément ? Et dans ce cas, c’est la vox populi qui devient la norme de la vérité. Ou au contraire, la vérité est-elle plus ou moins décrétée par « Dieu » lui-même, ou à défaut par les prophètes, les textes ou les institutions qui prétendent parler en son nom ? Et dans ce cas, les Églises, qui se disent dépositaires de la Vox Dei, présentent la vérité comme « révélée » et elles demandent autoritairement aux fidèles d’y adhérer par une forme de soumission volontaire.
On en vient à ce dilemme : l’Église doit-elle être démocratique ou autoritaire ? Doit-elle entériner et avaliser la religiosité naturelle des fidèles, ou au contraire leur imposer une vérité révélée d’en haut qui serait « tombée du ciel » ? En fait, ce que je ne comprends pas, c’est que l’Église catholique puisse déclarer « révélés » les dogmes qu’elle institue. Qu’entend-on par « vérité révélée » ? Révélée par qui ? Par Dieu ou par l‘Église ? Et pourquoi ces vérités (pour ce qui est des dogmes mariologiques) n’ont-elles été « révélées » qu’aux XIXe et XXe siècles ? Et pourquoi ont-elles pu être précédemment condamnées par cette même Église, par un pape [2] et par des théologiens patentés ?
Il faut le reconnaître, l’Église catholique n’a jamais précisé clairement ce qu’elle entendait par « vérité révélée ». Il faut cependant noter que le Décret Lamentabibli publié par le Saint Office le 3 juillet 1907 condamne ceux qui pensent que « les dogmes que l’Église traite comme révélés ne sont pas des vérités tombées du ciel ». Ce qui laisse supposer que pour l’Église, ils le sont. Ce qui est clair en tout cas, c’est que l’Église considère que les vérités qu’elle promulgue sont « divinement révélées » et infaillibles par le seul fait qu’elle les a décrétées comme telles (Vatican 1 D S 3011). Ainsi, pour l’Église, les dogmes sont vrais, que les fidèles y croient ou non (Vatican I, DS3074). C’est clairement là une manière pour elle de consacrer le caractère transcendant et la vérité objective des dogmes qu’elle enseigne. C’est le Magistère de l’Église et lui seul qui est porteur de la Vox Dei. C’est bien cela que l’on peut contester.
Ce qui est curieux, c’est que l’Église ait mis tellement de temps (dix-huit siècles) à discerner et à entériner la révélation des vérités « divinement révélées » concernant Marie. Cela pourrait faire douter de son aptitude à savoir ce qui est vrai et révélé ; et aussi de sa compétence pour le reconnaître ! À moins qu’il ne faille concéder que les vérités mariologiques en question ont vraiment pris beaucoup de temps avant de « tomber du ciel ». Mais trêve de plaisanteries !
Ce que je n’accepte pas
J’en viens au grief fondamental que je fais à l’Église catholique et aux dogmes qu’elle institue. Certes, l’Église catholique s’est montrée « démocratique » en avalisant la piété du peuple à l’égard de la Vierge. Mais elle a transformé cet aval en un dogme « révélé » et infaillible auquel les fidèles doivent se soumettre par une allégeance inconditionnelle. En effet, selon le catéchisme de l’Église catholique publié le 11 octobre 1992 sous l’autorité de Jean-Paul II, un Dogme est « la définition solennelle d’une vérité de la foi par le magistère de l’Église », et cette « définition » est « proposée sous une forme obligeant le peuple chrétien à une adhésion irrévocable ». Fichtre !
De fait pour le catholicisme, la foi n’est pas un sentiment personnel, ni même une conviction. Elle est un « assentiment » aux articles de foi institués par le Magistère de l’Église. Pour le Concile de Trente, « La foi constitue un ensemble harmonieux, rassemblant divers énoncés théologiques et disciplinaires garantis par l’Église ». Et dans le même sens, la Profession de foi proposée aux fidèles par la Congrégation de la foi sous le pontificat de Jean Paul II se formule ainsi : « … avec une soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence, j’adhère à l’enseignement proposé tant par le Pontife romain que par le Collège des Évêques lorsqu’ils exercent le Magistère authentique… ». Ami lecteur, vous avez bien lu : « avec une soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence ».
Et pour l’Église, cette exigence d’allégeance et de soumission va bien sûr de pair avec le fait qu’elle affirme être « infaillible » lorsqu’elle édicte ses dogmes.
De fait, cette infaillibilité de l’Église a été proclamée et précisée par Vatican I et Vatican II (Constitutio Lumen Gentium) et elle a été confirmée par la Déclaration Mysterium Ecclesiae de 1973 : « D’après la doctrine catholique, l’infaillibilité du Magistère de l’Église ne s’étend pas seulement au dépôt de la foi [3], mais aussi aux vérités sans lesquelles ce dépôt ne saurait être dûment conservé et exposé ».
Je le dis tout net, le problème que me posent les dogmes mariologiques, ce n’est pas qu’ils n’aient aucun fondement dans les Écritures. De fait, il en est de même pour les doctrines de la Trinité, du péché originel et du Sola scriptura que professent les protestants. Ce n’est pas non plus que ces dogmes seraient plus « incroyables » et discutables que les articles de foi professés dès le début du Christianisme. De fait, la proclamation que Jésus de Nazareth est le Christ, le Fils de Dieu et le Rédempteur du genre humain peut paraître également incroyable pour ceux qui ne sont pas accoutumés à ces énoncés. Le seul problème que me posent les dogmes mariologiques, c’est celui que me posent tous les dogmes de l’Église catholique, quels qu’ils soient. C’est le fait qu’ils sont édictés par une Église qui s’autodéclare infaillible et qui demande à ses fidèles de se soumettre « religieusement » à ses édits, et ce en abdiquant toute liberté de conscience.
Ce qui est scandaleux dans cette prétention des Églises (aussi bien catholique que protestantes) à instituer de manière infaillible des « vérités révélées », et à vouloir les imposer aux fidèles, c’est que, très tôt, cela a donné lieu au mieux à des excommunications, au pire à des bûchers à l’encontre de ceux qui ne s’y soumettaient pas [4]. Il serait grand temps que le message prêché par les Églises soit seulement une humble proposition de découvrir Dieu comme un mystère et un pari exigeant.
Alain Houziaux, théologien protestant
Notes :
[1] Une légende rapporte qu’un franciscain « vit une fois une échelle rouge sur laquelle se tenait Jésus-Christ et une autre blanche où se tenait sa Sainte Mère. Il vit que plusieurs se présentaient pour gravir l’échelle rouge, montaient quelques degrés, puis retombaient. Ils recommençaient à grimper, puis retombaient encore. À ce moment, ils furent exhortés à aller vers l’échelle blanche. Et le franciscain les vit monter avec facilité et, tandis que la Sainte Vierge leur tendait la main, ils atteignirent sans encombre le Paradis » A. Liguori (1696-1987), cité par G. Miegge, La Vierge Marie, Les Bergers et les Mages, 1961, p.161.
[2] Le Pape Pélage (492- 496) a condamné le fait que la Vierge Maire ait pu bénéficier d’une Immaculée Conception.
[3] Le « dépôt de la foi » est pour l’Église catholique l’ensemble des enseignements professés par Jésus-Christ et l’ensemble de ses apôtres. Il réunit les vérités contenues dans la Révélation et représente la quintessence de la foi chrétienne. Ses fondements sont la Bible et la Tradition.
[4] cf. la Déclaration du Concile de Ferrare (1442) qui n’a jamais été abrogée : « La Sainte Église de Rome croit fermement, confesse et proclame qu’en dehors de l’Église catholique, ni le païen, ni le Juif, ni l’incroyant, ni personne qui est séparé de l’Église n’héritera de la vie éternelle, mais périra dans le feu éternel préparé par le Mal et ses anges, si cette personne ne rejoint pas l’Église catholique à l’heure de sa mort ». À bon entendeur, salut (en l’occurence, c’est le mot qui convient). Quant aux autres, qu’ils aillent au diable.
Source : Golias Magazine n°208