Synode : le pape François joue le va tout de son pontificat
René Poujol.
Le document préparatoire au synode surprend par son audace saluée ici, condamnée là, relativisée ailleurs…
(Une nouvelle fois cet article est partagé par le père Jean-Pierre Roche, prêtre du diocèse de Créteil [Val-de-Marne], dans sa feuille Notre pain quotidien, reçue par un millier d’abonnés. Je trouve heureux que dans notre Église tellement meurtrie, des laïcs puissent, sans lettre de mission ni censure, s’exprimer en toute liberté et responsabilité, et que des prêtres apportent leur soutien à de telles initiatives en les partageant sur leur propre réseau. Sans doute y a-t-il là quelque chose de prometteur pour le dynamisme de nos communautés.)
Le document de travail (instrumentum laboris) préparatoire à la première Assemblée du synode sur la synodalité d’octobre prochain a été rendu public par le Vatican. Pour qui croit à l’importance de ce synode, pierre angulaire du projet du pape, la surprise – agréable – est de taille. Le document reprend à son compte la quasi-totalité des questions, parfois audacieuses, formulées à tous les stades de la phase de consultation. Du jamais vu ! Une démarche dénoncée par certains milieux comme consternante et suicidaire pour l’Église, là où d’autres lui reprocheront de ne pas s’attaquer à l’essentiel : la doctrine aujourd’hui interrogée sur bien des points. À ce stade François manifeste sa détermination à aller jusqu’au bout de son intuition pour remettre l’Église sur les rails… Avec quelles chances de convaincre ?
L’instrumentum laboris présenté à Rome ce 20 juin est d’une lecture stimulante. Le document de travail désormais à la disposition des membres de la première Assemblée synodale d’octobre prochain (la seconde, conclusive, est convoquée pour octobre 2024) traduit la réception et la compréhension apportées par Rome à la phase de consultation voulue par le pape François. Cette phase s’est déroulée en trois étapes : diocésaine, nationale, puis continentale donc européenne pour la France. Avec cette nouveauté dans la pratique habituelle de l’Église catholique qu’à chaque stade la « synthèse » des contributions s’est attachée à faire ressortir et remonter au niveau supérieur non pas seulement ce qui « faisait consensus », mais tout ce qui était exprimé, en soulignant au besoin, les points de désaccord. Cela donne à cet instrumentum laboris, une tonalité de vérité qui réjouit les uns et désole les autres qui y voient une trahison, une fragilisation de l’Église au regard de la vérité.
Ce qu’est une Église synodale…
Le document s’attache d’abord à préciser une nouvelle fois la définition de la synodaliité puisque la conviction de François est qu’il n’est de véritable Église catholique que synodale, c’est-à-dire une Église où tous les baptisés cheminent ensemble et partagent la même mission d’évangélisation. À ce stade, cela ne remet nullement en cause la constitution hiérarchique de l’Église, ce qui représentera, pour certains, la limite à leurs yeux inacceptable de « l’ouverture ».
Une Église synodale, nous dit le texte, exprime la commune dignité baptismale de tous (évêques, prêtres, diacres, religieux, laïcs…). C’est une Église « de l’écoute, de la rencontre et du dialogue avec les croyants d’autres religions et avec les cultures et les sociétés dans lesquelles elle s’insère » ; une Église « qui n’a pas peur de la diversité », « capable de gérer les tensions sans se laisser écraser par elles » ; une Église « ouverte et accueillante à tous » ; une Église qui « affronte une compréhension plus profonde de la relation entre amour et vérité » (pastorale et doctrine) ; enfin une Église qui favorise le passage du « je » au « nous »… chacun étant naturellement enclin à penser qu’il est – ou son groupe – seul détenteur de la vérité.
Une méthode qui a fait ses preuves : la « conversation dans l’Esprit »
Le texte insiste sur ce qu’il appelle « la conversation dans l’Esprit » présentée comme la méthode de travail heureuse des phases de consultation, proposée dès le Vademecum de 2021, et qui continuera de prévaloir au cours des Assemblées de 2023 et 2024. Parce qu’elle sert le mieux la nature spécifique du dialogue qui s’impose entre frères et sœurs dans la foi. Voilà la manière dont le théologien Arnaud Join-Lambert en rend compte dans un article consacré à la phase continentale européenne du synode (Prague 2-12 février 2023) publié par la revue Études. [1] « La “conversation spirituelle“ est construite pour laisser d’une manière systématique la place à chacun et chacune, mais aussi une place obligatoire au silence. L’expression de chacun et chacune dans un premier tour (sans débat) est suivie d’un moment de silence, puis d’un deuxième tour où chacun et chacune peut exprimer ce que la parole d’une autre personne a éveillé en elle-même. C’est un tour décisif où sont valorisées la parole d’autrui et donc l’écoute profonde. Puis vient le temps du débat. Un troisième tour oblige le groupe à se mettre d’accord sur ce qui sera transmis en assemblée plénière. » C’est là la synthèse qui doit intégrer à la fois ce qui fait consensus, ce qui est expression minoritaire et ce qui est objet de désaccords.
Trois priorités : communion, mission, participation
Le document de travail s’applique alors à présenter les trois priorités qui ressortent de cette phase de consultation et seront donc au cœur des travaux de l’Assemblée synodale. Il s’agit des trois mots : communion, mission, participation, dont le texte souligne qu’ils ne peuvent être examinés séparément, mais en étroite corrélation. L’idée de communion rappelle qu’une assemblée synodale se différencie d’une assemblée parlementaire. Sa finalité n’est pas de dégager une majorité dès lors opposée à une minorité, mais de chercher à dépasser les divisions pour définir les jalons pouvant conduire à un consensus nouveau perçu comme plus fidèle aux exigences de l’Évangile. En second lieu, précise le texte, « La mission n’est pas la promotion d’un produit religieux, mais la construction d’une communauté. » C’est la vie même de la communauté, enrichie par l’apport des charismes de chacun, qui devient alors missionnaire. Enfin la participation pose la question de la nature de l’autorité dans l’Église et des conversions personnelles et transformations institutionnelles à opérer pour qu’échappant aux tentations de pouvoir elle soit réellement « service ».
Un texte qui surprend par son audace
Cette première partie, parfaitement structurée, sert tout naturellement d’introduction à la seconde, présentée sous forme de fiches de travail à l’intention des membres de l’Assemblée synodale mas également de tout fidèle qui entend entrer dans la compréhension et la dynamique d’une culture synodale désormais présentée comme clé de la vie ecclésiale. Chaque « priorité » y est reprise, contextualisée de manière à tenir compte de la diversité des situations des Églises locales à travers le monde, et déclinée en cinq thèmes qui ouvrent chacun sur des questionnements soumis au discernement de l’Assemblée. Cela se fera en deux temps : d’abord (en octobre 2023) pour en approfondir les enjeux théologiques et canoniques puis, après une année de réflexion et de maturation des uns et des autres, lors de la seconde Assemblée (octobre 2024) où devront être arrêtées des propositions concrètes soumises au Saint-Père.
Et c’est cette étape de la lecture qui surprend vraiment par l’audace des rédacteurs. Ils ont pris le parti de respecter scrupuleusement le contenu des « synthèses », notamment continentales, remontées à Rome sans lissage ni censure. Le choix a été fait (avec l’aval évident du pape François) de ne gommer aucune des questions, parfois iconoclastes, qui de fait surgissent ici et là dans l’Église, différentes selon les sensibilités ou les contextes culturels. Cela donne le sentiment d’avoir un document enraciné dans la « vraie vie » des communautés. La démarche n’est plus, comme souvent, de chercher à traduire dans la réalité nouvelle du monde moderne l’enseignement traditionnel (et, pour certains, intangible) de l’Église, mais de se demander quel discernement opérer, à la lumière de l’Évangile, sur les requêtes surgies de l’expérience et de la réflexion du peuple croyant.
130 questions qui décoiffent
Impossible et de toute évidence inutile, d’en faire ici une présentation exhaustive. Le texte, encore une fois, est accessible à tous. Mais enfin, il est particulièrement significatif de voir un texte officiel s’interroger sur les modalités d’un accueil « inconditionnel » de tous (divorcés remariés, polygames, LGBTQ+), sur l’acceptation d’une diversité multiforme dont on souligne qu’elle marque la vie de l’Église et l’enrichit depuis l’origine ; de prendre acte de l’existence historique d’un certain impérialisme catholique occidental qui peut être un frein à l’évangélisation dans des pays de mission ; d’interpeller l’Église sur sa volonté et sa capacité à se décentrer de ses seuls intérêts partisans pour cheminer avec l’ensemble de la société dans la construction du Bien commun ; d’approfondir les conditions d’un dialogue avec le monde sans tomber dans le piège de la mondanité ; de creuser l’enjeu de la sécularisation perçue comme menace ou à l’inverse comme opportunité ; de mieux comprendre comment l’évangélisation peut passer par l’exercice de la proximité et de la charité ; de chercher à définir de nouveaux ministères à partir des besoins réels des communautés et des charismes propres aux femmes ; de s’interroger sur les causes de « l’inadaptation du ministère ordonné aux défis du temps » [2] ; de chercher à dépasser une vision qui réserve aux seuls ministres ordonnés toute fonction active dans l’Église, réduisant la participation des baptisés à une collaboration subordonnée ; de réfléchir à la possibilité de confier à des laïcs un rôle de responsables de communauté, mais aussi à l’accès des femmes au diaconat et au presbytérat pour des hommes mariés ; de poser la question des modalités d’une présence des laïcs au sein des Conférences épiscopales et des Assemblées continentales ; de s’interroger sur le profil des évêques nécessaires à une Église synodale et à leur processus de désignation ; de proposer la définition de critères d’évaluation de leur action ; de regarder ce que les institutions publiques pourraient avoir à apprendre à l’Église sur la séparation des pouvoirs et la limitation de durée des mandats ; d’imaginer une réforme des séminaires et des lieux de formation tenant compte des exigences nouvelles d’une Église synodale ; de creuser le degré d’autorité doctrinale qui pourrait être reconnu aux Conférences épiscopales et aux Assemblées continentales pour répondre, notamment, à nombre de ces interrogations en fonction des réalités locales ; de réfléchir à la manière d’arbitrer les conflits qui pourraient naître de décisions différentes de la part des uns et des autres ; d’évaluer la manière dont le pape pourrait ou devrait à l’avenir tenir compte des décisions convergentes d’Églises particulières, au regard du magistère de l’Église universelle…
Des lignes rouges qui ne sont pas franchies : la doctrine, la morale…
Oui, tout ce qui précède, même reformulé, figure réellement comme questions parfaitement identifiées dans le document romain. Relevons tout de même que certaines « lignes rouges » ne sont pas franchies concernant par exemple l’obligation du célibat sacerdotal ou l’accès des femmes au sacerdoce. [3] D’une manière plus générale, et sans surprise, le document de travail rend compte de questionnements qui portent sur la pastorale ou la gouvernance de l’Église catholique, pas sur le contenu du dogme, de la doctrine ou de la morale pourtant fortement interrogés. C’est la ligne intangible du pape François depuis le début de son pontificat.
Certains y verront une « limite » objective et regrettable à l’ouverture pourtant bien réelle du texte. D’autres y dénoncent déjà avec une violence inouïe une volonté délibérée de détruire l’Église. Rarement autant de haine se sera déployée à l’égard d’un pape et de ses soutiens. L’idée même qu’un document d’Église (qui ne revendique pas de valeur magistérielle) puisse s’articuler autour de questions (130 selon le site Aleteia) est interprétée comme le renoncement hérétique de l’Église à proclamer et défendre l’unique Vérité dont elle est, et elle seule, dépositaire par volonté divine. À lire certains, il n’y aurait dans ce document de travail rien moins que l’œuvre du diable ! Si vous pensez que j’exagère, aventurez-vous donc sur les réseaux sociaux.
Une Assemblée synodale profondément modifiée
Reste posée la question de l’avenir de ce texte et d’abord de sa capacité à influer de manière significative sur les travaux de l’Assemblée synodale de l’automne prochain. On le sait depuis avril dernier, le « Synode des évêques », sur décision du pape François, intègrera soixante-dix non-évêques bénéficiant du droit de vote. Certains font valoir que la majorité restera tout de même aux clercs (300 contre 70) et que les non-évêques ne seront pas « élus » par leurs pairs, mais désignés par l’institution. C’est faire peu de cas de deux réalités : introduire soixante-dix non-évêques dans un cénacle où ils étaient entre eux depuis toujours est suffisant pour bouleverser la nature du dialogue interne à l’Assemblée et favoriser cette « conversion » à laquelle appelle le pape ; par ailleurs, un exemple récent, interne à la vie de l’Église catholique en France, a montré que les membres même désignés des neuf groupes de travail mis en place à la suite du rapport Sauvé, avaient su se montrer particulièrement libres dans leurs réflexions et leurs propositions, au risque de mécontenter un certain nombre d’évêques… II y a donc bien là une avancée décisive.
Pour François « mission accomplie », pour son successeur : « mission impossible » ?
Reste l’inconnue majeure des propositions qui seront retenues et formulées, de leur adoption ou de leur rejet par le pape François dans son exhortation apostolique post-synodale, mais surtout de la « réception » de ce texte final éminemment magistériel par une partie du monde catholique. L’Instrumentum laboris révèle le constat fait par les synthèses continentales de la « Difficulté d’impliquer une partie des prêtres dans le processus synodal. » On garde le souvenir de la rapidité avec laquelle certains, en France, notamment parmi les jeunes catholiques, ont pris leur distance avec la synthèse des contributions diocésaines publiée par la Cef dans laquelle ils disaient ne pas se retrouver, alors qu’ils avaient fait le choix d’une non-participation. La démarche du pape se heurtera in fine à deux obstacles majeurs : le refus de certains clercs d’entériner des évolutions qui leur paraîtront remettre en cause leur « pouvoir » ; l’impossibilité pour certains catholiques d’admettre que la réponse aux maux dont souffre l’Église puisse se trouver dans un approfondissement du Concile Vatican II qu’ils continuent de percevoir comme l’origine de l’effondrement de l’Église.
C’est ici qu’il faut apporter un éclairage au titre, volontairement provocateur, de ce (trop) long billet. Oui, le pape François joue là une forme de va-tout de son pontificat finissant. Sa conviction est que l’Église doit impérativement réussir une inculturation que le Concile Vatican II, dans sa mise en œuvre, n’a pas su ou pu réaliser. Et que cette inculturation passe par une décentralisation de l’Église lui permettant de mieux ajuster la Parole de Dieu aux réalités diverses des peuples et des continents. Dès l’automne 2013, six mois seulement après son élection, il écrivait dans Evangelii Gaudium : « Il n’est pas opportun que le Pape se substitue aux épiscopats locaux dans le discernement de tous les problèmes qui se posent sur leurs territoires. En ce sens je sens la nécessité de procéder à une saine décentralisation. » (EG. n°16) Ce long processus du synode sur la synodalité, dix ans après son élection, n’a d’autre but que de faire partager cette analyse aux « Pères » synodaux pour qu’ils fassent entrer cette approche dans le magistère officiel de l’Église catholique.
La suite appartiendra d’évidence au successeur de François. Un article récent de la Croix donne à penser qu’il disposerait désormais au sein du collège des cardinaux d’une majorité d’électeurs favorables à sa « ligne » donc susceptible de s’opposer, lors du prochain conclave, à un retour de balancier espéré par certains. Son successeur aura donc la lourde tâche d’engager l’Église dans une réforme « synodale » dont certains ne veulent à aucun prix, tout en affrontant la revendication portée par d’autres d’évolutions nouvelles concernant « enfin » la doctrine et la morale… Ce qui, de toute évidence, est du ressort d’un Concile qui pourrait s’articuler autour de phases continentales suivies d’une assemblée conclusive à Rome, comme pour ce synode en quelque sorte inaugural. Et tout cela en évitant le schisme des uns ou des autres. Mince affaire ! Le Saint-Esprit a de beaux jours devant lui !
Notes :
[1] Arnaud Join-Lambert, Une nouvelle étape pour l’Église catholique, L’assemblée continentale de Prague. Revue ÉTUDES, juin 2023, p.82. Le texte de conclusion de la phase continentale européenne vient d’être traduit en français et est désormais accessible.
[2} La formulation du document est la suivante : « Elles (les assemblées continentales) notent l’inquiétude généralisée face à un exercice du ministère ordonné qui n’est pas adapté aux défis de notre temps, loin de la vie et des besoins du peuple, souvent confiné à la seule sphère liturgico-sacramentelle. » (B2-4b)
[3] Les Français pourront même être surpris d’une question qui, pour eux, semble avoir reçu sa réponde : « les responsabilités dans le traitement des cas d’abus sont-elles individuelles ou systémiques ? »
https://www.renepoujol.fr/synode-le-pape-francois-joue-le-va-tout-de-son-pontificat/?fbclid=IwAR2lduBJ7rVB-H0RCZy88vtxZICD8ZXDU7dKImjJgzCD9itpozN-8i6KVq0