Dans ces quartiers, la pauvreté et l’insécurité sont des réalités concrètes : c’est pourquoi cette colère est politique
Dans un entretien au « Monde », le sociologue Fabien Truong analyse les raisons de la colère d’une partie de la jeunesse française qui s’est spontanément identifiée à Nahel M. Sociologue, Fabien Truong est professeur à l’université Paris-VIII. Des émeutes de 2005 aux attentats de janvier 2015, il a suivi le parcours scolaire et biographique d’une vingtaine de ses anciens élèves du secondaire en Seine-Saint-Denis (Jeunesses françaises, La Découverte, 2015, 2022). Il est également l’auteur de Des capuches et des hommes (Buchet-Chastel, 2013) et de Loyautés radicales (La Découverte, 2017).
Pourquoi une partie de la jeunesse française s’est-elle soulevée après la mort de Nahel M., embrasant des quartiers bien au-delà de la ville où il résidait et où il a été tué ?
Ce sont des garçons du même âge que Nahel, qui réagissent de manière intime et violente pour une raison simple : cette mort aurait pu être la leur. Chacun se dit en son for intérieur : « Cela aurait pu être moi. » Chaque adolescent de ces quartiers garde en mémoire des souvenirs d’altercations négatives et heurtées avec la police. Les contrôles d’identité désagréables et répétés en bas de chez soi sont humiliants, génèrent du stress et nourrissent, à la longue, un profond ressentiment. Ils induisent que leur présence, au pied même de leur domicile, n’est pas légitime, qu’elle doit se justifier. Cette logique du soupçon est presque métaphysique et existentielle. Ces jeunes se disent qu’ils sont contrôlés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. Ces expériences laissent des traces durables dans l’existence. Dans le cadre de mes enquêtes, je constate à quel point ces blessures marquent : passés la trentaine, la peur de la police reste vive. Le rapport à l’État a été douloureux, la promesse républicaine n’a pas été tenue. C’est sans doute ce qui explique en partie la désaffection politique des habitants des cités et la méfiance à l’égard de ce qui incarne le pouvoir.
Ces quartiers cumulent les inégalités, mais aussi la délinquance et les incivilités…
Oui, il s’agit de poches où se concentrent la pauvreté et la violence sociale qui va avec, mais ce n’est pas parce que les jeunes fuient et qu’ils refusent d’obtempérer qu’ils ont pour autant quelque chose à se reprocher. Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un poste électrique alors qu’ils tentaient d’échapper à un contrôle de police à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en 2005, n’avaient commis aucune infraction, et leur mort a provoqué des nuits de colère interminables. Et lorsque c’est le cas, les policiers devraient prendre en compte qu’il s’agit, dans la plupart du temps, d’adolescents, comme Nahel, âgé de 17 ans. Cette dimension est importante, car il est essentiel dans une intervention de percevoir l’adolescent, avant le délinquant potentiel. Tout cela devrait induire une certaine posture, car il faut souvent être capable de faire preuve de pédagogie, surtout quand il s’agit de faire respecter l’Etat de droit et d’incarner l’autorité. C’est un âge où l’on cherche sa place dans le monde, où l’on se construit en opposition. D’où l’importance pour le policier d’être formé à ce type de rapport pour désamorcer des escalades absurdes, mais qui peuvent s’expliquer.
Pourquoi cette colère est-elle principalement portée par des garçons ?
Les filles occupent moins l’espace public dans les quartiers populaires. Elles sont souvent ramenées vers l’intérieur des appartements et dans l’enceinte de la famille, ou alors dans des lieux comme les médiathèques, les centres culturels ou associatifs pour des raisons socioculturelles. Elles réussissent aussi beaucoup mieux scolairement et en veulent moins à l’école que les garçons qui sortent exprimer leur colère la nuit. Le jeu du chat et de la souris entre les policiers et les jeunes dans les cités est une occupation essentiellement masculine. Il y a d’ailleurs des homologies et des effets de miroir, au niveau des goûts et des manières de faire, entre les policiers et les jeunes des quartiers, qui sont parfois plus proches les uns des autres que ce qu’ils croient. Le virilisme, dont la fascination pour les sports mécaniques est une des illustrations, est partagé par une partie des policiers qui peuvent prendre autant de plaisir à faire un wheeling [« roue arrière »] avec des motos puissantes que les jeunes après qui ils courent…
Les adultes demandent une police différente,
qui saurait notamment faire la différence
entre ceux qui trafiquent
et le reste de la population
Globalement, les parents disent : « On condamne, mais on comprend. » Ils déplorent ces dégradations qui les touchent directement, comme celles des écoles, des crèches et des abribus, mais ils constatent également que rien n’a changé en vingt-cinq ans. Et tous et toutes savent que leurs fils, voisins, neveux peuvent être les victimes d’un contrôle qui dérape. Les adultes ne sont pas contre la police ni contre l’État, bien au contraire. Ils expriment une forte demande de vivre dans un espace sécurisé. Il y a une forte demande d’État, mais aussi d’une police différente, d’une police de proximité qui saurait notamment faire la différence entre ceux qui trafiquent et le reste de la population. Mais cela impliquerait de connaître finement les quartiers, de dialoguer avec les éducateurs dans un climat de confiance. La police doit rester un service public.
Il faut aussi préciser que la plupart de celles et ceux qui s’en sortent socialement quittent ces quartiers discriminés. Mais tous ont vu, connu ou vécu des relations rudes avec la police. Sans compter que l’expérience des inégalités reste vive, aiguë, concrète. Un débat droite-gauche à Science Po par exemple, cela reste un exercice rhétorique pour la plupart des étudiants. Dans ces quartiers, la pauvreté et l’insécurité sont des réalités concrètes, palpables, sensibles. C’est pourquoi cette colère est politique, parce qu’elle relève d’une expérience partagée de la dépossession et de l’injustice.
Comment peut-on sortir de cette crise ?
Une police plus proche de la population, qui assoit son autorité par des opérations ciblées avec une répression graduée, est l’une des clés. Mais c’est toute une réforme de société qu’il faudrait mener ! Les policiers le savent d’ailleurs, et ils évoquent souvent les conséquences de cette misère sociale et morale à laquelle ils sont confrontés. Eux aussi ont une forte conscience des inégalités et ils n’en sont pas responsables. C’est pourquoi il serait injuste de les mettre tous dans un même panier raciste… d’autant que beaucoup sont désormais issus de ces quartiers.
http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-libres-opinions/gl1717.htm