La créativité des petits groupes
Jean Lavoué.
En 2020, j’ai témoigné dans un livre de ce que j’appelais « des clairières en attente » [1]. J’y évoquais l’enjeu des petits groupes pour approfondir les chemins d’une foi libre et fraternelle, enracinée dans le dialogue avec d’autres.
J’ai eu la chance de rencontrer en Bretagne des personnes et des lieux porteurs de cette soif de paroles vraies, authentiques, engagés dans une recherche vivante et jamais bouclée sur elle-même. Il y avait aussi, je crois, une disposition personnelle à cet égard et un désir d’accompagner les demandes qui se faisaient jour autour de moi. Une formation en psychosociologie et en analyse des petits groupes, d’abord réalisée dans le cadre de mon activité professionnelle en action sociale, est devenue par la suite le levier d’expériences nouvelles dans le domaine de la recherche spirituelle avec d’autres. Ce n’est pas le lieu ici de décrire ces différents espaces de parole qui me font vivre encore aujourd’hui en creusant les voies d’un partage fraternel, que ce soit dans l’approfondissement des écritures, le partage de vie, la rencontre de témoins prophétiques, la découverte de lieux inspirants, la recherche à partir de lectures communes… Autant d’expériences singulières, nées de l’attention aux attentes et de l’amitié, pour s’engager ensemble sur des voies inventives et non balisées à l’avance. Pas de modalité unique, mais au contraire des styles émergeant des désirs de chacun, même si une certaine méthodologie doit s’inventer pas à pas.
C’est sur la base de l’expérience diversifiée de ces « clairières » cultivant, me semble-t-il, des réseaux modestes, mais vitaux pour l’avenir, que je vais essayer de dégager quelques enjeux. J’en nommerai au moins cinq : un enjeu que j’appellerai psychosociologique en rapport avec les mutations anthropologiques de notre société et touchant notamment à la question de l’autorité et du cléricalisme ; un enjeu d’interprétation renvoyant à la nécessité pour chacun de se réapproprier de manière personnelle et libre les sources de sa foi ; un enjeu ecclésial et fraternel ouvrant à de nouveaux espaces humbles et joyeux de célébration ; un enjeu théologique engageant chacun à devenir, dans le cadre d’une véritable spiritualité de la création, acteur et non simple consommateur de l’aventure chrétienne et humaine ; un enjeu enfin de créativité et d’intériorité permettant de vivre une recherche inventive de spiritualité.
Un enjeu psychosociologique
Ce qu’implique une telle dynamique de groupe, théorisée d’ailleurs par différents courants de la psychosociologie analytique [2], c’est une expérience nouvelle du cadre symbolique dans lequel est appelée à se jouer aujourd’hui la vie en société : une véritable révolution anthropologique, toujours en cours, concerne notamment l’égalité entre les femmes et les hommes dans leur rapport à la parole et à la loi commune. Ce n’est plus la mise à part d’hommes incarnant la fonction de la loi du père qui garantit la recherche de stabilité du groupe social, mais c’est la tentative d’énonciation de règles communes à laquelle hommes et femmes contribuent à parts égales. Il s’agit là d’un véritable défi pour le catholicisme qui demeure aujourd’hui l’une des rares institutions mondiales à vouloir confirmer son ordre et son autorité sur la base du choix d’hommes ordonnés pour transmettre à tous, femmes et hommes, le salut par le moyen des sacrements. Il y a là un hiatus profond entre deux visions anthropologiques, deux manières d’être en humanité qui coexistent difficilement. Tous aujourd’hui, nous sommes engagés, dans notre vie personnelle, familiale, associative, professionnelle, syndicale ou politique dans ce processus exigeant et instable qui consiste à définir, par le biais de l’accès de tous à la parole, des règles communes auxquelles nous fier.
La dynamique des petits groupes devient, elle, un véritable laboratoire pour promouvoir, y compris dans le domaine spirituel, cette nouvelle anthropologie exigeante reposant sur la participation de tous.
Un enjeu d’interprétation
C’est dans ce contexte d’une autorité descendante qu’ont été transmis les ressorts d’une compréhension des textes bibliques sur fond d’approches moralisatrices souvent figées. Seul le dialogue avec d’autres autorise à les rendre à nouveau fluides et malléables. C’est vrai pour les textes de l’Évangile, mais ça l’est également en ce qui concerne la manière dont chacun se formule à lui-même les éléments de sa croyance. Sans être remises en mouvement, ces conceptions peuvent rester bloquées à longueur de vie.
Ainsi chacun peut devenir, dans une relation de confiance, l’exégète de sa propre foi et goûter avec une saveur renouvelée à la richesse symbolique, spirituelle et poétique des textes évangéliques. Le cheminement avec la parole de Jésus se fait alors par la médiation de la parole des autres et de la sienne propre que l’on entend ainsi parfois pour la première fois.
Un enjeu ecclésial et fraternel
La dynamique de réseau, attentive aux appels sur la route, crée un élargissement de l’expérience ecclésiale. Certains des participants à ces rencontres hors-les-murs restent, par ailleurs, reliés à une pratique de type paroissial. Mais d’autres ne mettent plus les pieds à l’église, voire ne les y ont jamais mis. La porosité entre ces publics plus ou moins reliés à la dimension institutionnelle du christianisme situe en fait la périphérie au centre même de la nouvelle réalité ecclésiale. L’invisibilité fréquente de tels réseaux pour l’institution n’est pas nécessairement un handicap : ils témoignent d’une expérience de type évangélique et christique bien au-delà des formes ecclésiales dûment identifiées.
Toute une dimension de célébration fraternelle est ici à l’œuvre. Une approche modeste qui, certes, ne revendique pas, en l’absence de prêtre, la transmission de sacrements au sens reconnu par l’Église, mais qui pourtant fait l’expérience d’un véritable partage eucharistique et sacramentel autour de la parole échangée et des gestes fraternels.
Un enjeu théologique
Dans un autre petit livre faisant suit à Des clairières en attente, Le Poème à Venir [3], j’évoque la figure du Christ cœur d’une véritable « spiritualité de la création ». Ce rapport à la « Christité » n’est pas d’abord une question d’appartenance à un groupe confessionnel, mais convoque plutôt une manière personnelle de porte les valeurs de l’Évangile au cœur du monde. Le petit groupe favorise cette conscience d’être soi-même,une sorte de « noyau christique »partout où la vie nous conduit. L’enjeu théologique est là de quitter une vision individualiste du christianisme fondée sur l’omniprésence du, péché originel et la recherche d’un salut personnel après la mort pour une vision universelle du Christ à l’œuvre dans l’ensemble de la création. Le cosmos comme toute l’humanité souffrent et se relèvent avecl ui. Seule « la prise de parole » avec d’autres nous met à la hauteur des défis de notre monde, notamment dans les domaines de la survie de notre planète et de l’écospiritualité.
Un enjeu de créativité et d’intériorité
C’est une véritable matrice de vie, créatrice et personnelle qui est mise en place dans le cadre de cette dynamique dialogale. La place des femmes y est particulièrement privilégiée comme les valeurs féminines de l’intériorité en général. Loin d’être une approche élitiste, cette proposition de promouvoir partout les initiatives créatrices, dont soit dit en passant la suppression des assemblées dominicales sans prêtres a anéanti la chance dans le domaine liturgique, invite au contraire chacun à mobiliser ses réseaux proches et à être partie prenante de la mission de faire vivre l’Évangile là où il vit. Des intuitions analogues se développent aujourd’hui au sein des paroisses ou dans les mouvements d’éducation. Cette réalité désormais diasporique de l’Église exige que toutes les énergies, du centre et des périphéries, contribuent à faire exister cette créativité des réseaux. C’est ce qu’il faut promouvoir : une responsabilisation de chacun et une autorisation à la prise de parole de tous que n’a guère permises jusqu’à ce jour le fonctionnement de l’institution ecclésiale.
Notes :
[1] Jean Lavoué, Des clairières en attente. Un chemin avec Jean Sulivan, Médiaspaul, 2021. [2] Cf. notamment les travaux de Jean-Pierre Lebrun. [3] Jean Lavoué, Le poème à venir. Pour une spiritualité des lisières, Médiaspaul, 2022.Source : LES RÉSEAUX DES PARVIS n° 113 « Des communautés… chance pour le christianisme de demain ? » https://www.reseaux-parvis.fr/2022/10/31/des-communautes-chance-pour-le-christianisme-de-demain/