Dieu n’est pas au-delà des limites de ce monde, mais au centre du monde, dans la vie et la bonté
Dans le dossier « Une piste pour l’Église de notre temps », que Golias Magazine consacre à Dietrich Bonhoeffer, Rose-Marie Barandiaran dialogue avec José Arregi et lui pose cette question :
« Dieu, le centre absolu de la réalité ». Cette idée fait-elle écho en vous, José ?
Oui, c’est une des expressions de Bonhoeffer que je trouve des plus suggestives. « Dieu au centre de la vie », « au centre du monde », « centre absolu de la réalité ». Mais que Dieu soit « centre » ne signifie pas qu’il soit l’axe de la vie personnelle, de l’histoire humaine ou de l’univers entier. Dieu n’est pas quelque chose ou quelqu’un qui crée, agit, parle, intervient, nécessaire pour expliquer l’origine du monde et pour garantir la vie éternelle. Un tel « Dieu » serait, dit Bonhoeffer un « Dieu qui sort de la machine » (« Deus ex-machina »), comme ces divinités qui, sur la scène du théâtre grec, « sortaient d’une machine » pour résoudre une situation embarrassante. C’est ce que font les religions et les personnes religieuses, dit encore le pasteur théologien : elles se tournent vers Dieu. Nous postulons « l’hypothèse Dieu », nous le sortons de « notre machinerie mentale-émotionnelle comme un remède trompeur à notre besoin ». C’est une approche « frauduleuse » et « malhonnête » dénonce Dietrich. « Le Dieu nécessaire » recule ou meurt à mesure que nos connaissances ou notre pouvoir progressent. Le « Dieu nécessaire » n’existe qu’en tant que construction de l’esprit humain. « Einen Gott den es gibt, gibt es nicht » ou « de Dieu qu’il y a, il n’y en a pas ». Il n’y a pas de « Dieu » qui puisse être compté comme quelque chose ou quelqu’un. Nous le sortons de notre machinerie cérébrale et sociale !
Or, Dieu n’est pas ce qui nous manque, il est l’ÊTRE et l’être de tous – « Je SUIS » (Ex 3,14) – Le potentiel ouvert et émergeant de bonté dans l’évolution de l’univers sans commencement ni fin. Ce n’est pas « une réalité », c’est le Réel absolu de toute réalité dont l’être humain n’est ni le centre ni le sommet, ni la fin. Bien sûr, la théologie de Bonhoeffer était encore étrangère à cette vision écologique intégrale : son éthique et sa théologie sont centrées sur l’humain, sur l’engagement socio-politique pour la justice et la libération. Ainsi, il inspirera J-B Metz [1] et Moltmann [2] et à travers eux la théologie de la libération. Certes, il n’y a pas de contradiction entre la théologie de la libération politique et la théologie de la libération écologique. Dietrich dirait aujourd’hui que Dieu n’est ni raison éthique ni raison de succès politique ou écologique : Il en est le centre et la véritable manifestation, le dynamisme et la réalisation profonde, la croix et la gloire, indépendamment des croyances et des religions.
Dieu n’est pas quelque chose qui fait partie de quelque chose, il n’est pas non plus la somme de toutes les parties : il est la bonté créatrice qui bat dans tout ce qui est, la communion de tous les êtres, de la particule atomique encore invisible aux galaxies en constante formation ; c’est le battement de cœur profond de toute chose ; c’est l’impulsion originelle qui anime la vie, l’amour, et toutes les luttes humaines pour la paix et la justice, et toutes les douleurs de naissance de la nature ou de l’univers ou des multiples univers qui émergent. Mais si Dieu n’est pas « rien », il n’est pas non plus une « personne ». Dieu n’est ni rien ni personne, quelqu’un à côté de quelqu’un : c’est le « Tu » profond qui se révèle à nous dans le « tu » que nous sommes chacun pour nous-mêmes, et dans le « tu » que sont tous les êtres les uns pour les autres. Et Dieu est aussi le « Je » profond qui fonde chaque soi, chaque organisme, corps, forme et conscience…
Nous ne faisons pas l’expérience de Dieu comme nous faisons l’expérience du goût d’un fruit, de la présence d’un ami, de la passion, d’un engagement, du plaisir et de la beauté d’un morceau de musique ou du silence d’une forêt ou d’un coucher de soleil. Nous ne faisons l’expérience de Dieu que dans nos expériences humaines et banales. Quand nous respirons, nous respirons Dieu ; quand nous contemplons le paysage, nous contemplons Dieu ; quand nous savourons un repas, nous savourons Dieu ; quand nous souffrons d’une absence, nous souffrons de l’absence de Dieu ; quand nous vivons l’espérance active de la paix et de la justice, nous vivons l’espérance active en Dieu. Nous pourrions dire : Dieu regarde, sent, goûte, jouit, souffre et pleure, a confiance et espère en nous, en tout… Il est nécessaire d’apprendre à regarder et à ressentir la réalité en profondeur, à vénérer, invoquer et faire confiance aux profondeurs du réel. C’est ainsi que je comprends l’affirmation de Bonhoeffer selon laquelle Dieu est le centre absolu de toute réalité, même si j’aimerais savoir comment il recevrait cette interprétation dans la prison de Tegel ou de Buchenwald… Et ici, aujourd’hui…
Notes :
[1] B. Metz (1928-2019), théologien catholique allemand proche – Théologie de la Libération. [2] Moltmannn (1926-2019) : un des plus grands Théologiens Réformés. Dénonce l’abomination nazie -Théologie politique