Dans le tiroir de Jean
Jean Verrier.
Dans mon bureau il y a un gros tiroir où je plonge souvent. J’y ai déposé, sur des feuilles volantes, des copies de textes d’auteurs divers. Ces feuilles se sont comme sédimentées et forment une couche épaisse, mais je les tourne et les retourne souvent pour qu’elles prennent l’air, l’air du temps, et parfois je vais chercher les plus anciennes, celles qui sont restées collées au fond du tiroir. Textes d’aujourd’hui, d’hier et de jadis, signés de noms connus et parfois textes anonymes, éclats, confidences, illuminations, prières, cris…
Voici, dans mon tiroir, un paquet des feuilles agrafées, prêtes pour une lecture. Ce sont des extraits du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc de Péguy, cent cinquante-six pages dans l’édition de la Pléiade. Difficile de découper dans la chair du texte, même de s’arrêter en chemin au risque de perdre le rythme et le souffle de la marche. Pardon, Péguy. Je suis simplement à la porte du texte, invitant le lecteur à entrer.
Il est juste et nécessaire de fêter l’Assomption de Marie, cette jeune juive de Palestine qui a consenti à devenir la mère de Jésus. Mais la Marie du Mystère de la Charité ne ressemble guère à la statue joliment habillée de bleu et de blanc, une couronne dorée sur la tête, des angelots à ses pieds, que l’on fête le jour de l’Assomption. Elle ressemble plutôt à ces mères de martyrs emprisonnés, torturés, assassinés parce qu’ils sont restés fidèles à leur engagement pour la justice et la vérité. Elles aussi ont gravi le Calvaire jusqu’au Golgotha « où il était cloué des quatre membres comme un oiseau de nuit sur la porte d’une grange ». Elles aussi ont fait leur chemin de croix, beaucoup plus douloureux que celui du Fils, dit Péguy, « car il est beaucoup plus douloureux de voir souffrir son fils que de souffrir soi-même, de voir mourir son fils que de mourir soi-même. »
C’est, grâce à Péguy, un hommage à Marie et à toutes ces femmes que je voudrais rendre.
Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc
Ce qu’il y a de curieux c’est que tout le monde la respectait.
Les gens respectent beaucoup les parents des condamnés.
Ils disaient même : la pauvre femme.
Et en même temps ils tapaient sur son fils.
Parce que l’homme est comme ça.
L’homme est ainsi fait.
Le monde est comme ça.
Les hommes sont comme ils sont et on ne pourra jamais les changer.
Elle ne savait pas qu’au contraire il était venu changer l’homme.
Qu’il était venu changer le monde.
(…)
Elle suivait, elle pleurait.
Ses yeux étaient si brouillés que la lumière du jour ne lui paraîtrait jamais claire.
Plus jamais.
Depuis trois jours les gens disaient : Elle a vieilli de dix ans.
Je l’ai encore vue.
Je l’avais encore vue la semaine dernière.
En trois jours elle a vieilli de dix ans.
Jamais plus.
Elle suivait, elle pleurait, elle ne comprenait pas très bien.
Mais elle comprenait très bien que le gouvernement était contre son garçon.
Ce qui est une mauvaise affaire.
Que le gouvernement était pour le mettre à mort.
Toujours une mauvaise affaire.
Et qui ne pouvait pas bien finir.
Tous les gouvernements s’étaient mis d’accord contre lui.
Le gouvernement des Juifs et le gouvernement des Romains.
Le gouvernement des juges et le gouvernement des prêtres.
Le gouvernement des soldats et le gouvernement des curés.
Il n’en réchapperait sûrement pas.
Certainement pas.
Tout le monde était contre lui.
Tout le monde était pour sa mort.
Pour le mettre à mort.
Voulait sa mort.
(…)
C’est une singulière fortune que de retourner.
Que de tourner tout le monde contre soi.
Elle pleurait, elle pleurait, elle en était devenue laide.
Elle la plus grande Beauté du monde.
La Rose mystique.
La Tour d’ivoire.
Turris eburnea.
La Reine de beauté.
En trois jours elle était devenue affreuse à voir.
Les gens disaient qu’elle avait vieilli de dix ans.
Ils ne s’y connaissaient pas. Elle avait vieilli de plus de dix ans.
Elle savait, elle sentait qu’elle avait vieilli de plus de dix ans.
Elle avait vieilli de sa vie.
Les imbéciles.
De toute sa vie.
Elle avait vieilli de sa vie entière et de plus que de sa vie, de plus que d’une vie.
Car elle avait vieilli d’une éternité.
Elle avait vieilli de son éternité.
Qui est la première éternité après l’éternité de Dieu.
Car elle avait vieilli de son éternité.
Elle était devenue Reine.
Elle était devenue la Reine des Sept Douleurs.
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