Anthony FAVIER – Choix des textes, résumés et conclusion : Pierre COLLET
C’est sous ce titre que l’hebdomadaire Témoignage chrétien [1] vient de publier cinq articles qui brossent l’histoire de cette évolution. Anthony Favier est un historien connu et il s’est entouré de spécialistes des différentes périodes. Il introduit son travail par ce paragraphe : Abus sexuel, « cléricalisme » et crise des vocations : la figure du prêtre catholique semble plus contestée que jamais. Mais sait-on vraiment pourquoi, au fil des siècles, le sacerdoce est devenu consubstantiel à l’identité catholique ?
Il est évidemment difficile de synthétiser 2000 ans d’histoire d’un sujet aussi complexe. En guise de résumé, on se contentera ici de quelques extraits significatifs des interviews menées par A. Favier ou des ouvrages qu’il a consultés.
1. Jésus, premier des prêtres chrétiens, vraiment ?
« Concernant “les origines” », l’auteur a interviewé Roselyne Dupont-Roc [2]. Cette représentation s’est construite en dehors des données du Nouveau Testament ! Il est vrai que Jésus a choisi un groupe de douze appelés les « apôtres », à qui il confie, non pas un sacerdoce, mais l’annonce de la « bonne nouvelle », ce qui éventuellement se manifeste par des guérisons, puis un baptême. Mais il n’y a aucune indication donnée sur la présidence d’un repas « en mémoire de lui ». […]
Pour leur organisation, les communautés chrétiennes adoptent souvent les habitudes juives pour la prière et le repas, qui se ritualise. De plus en plus, à la manière juive, les anciens, presbuteroi, deviennent chefs de communauté. Le nombre de chrétiens grandissant, les communautés se dotent en effet de « surveillants » (episkopoi) et de « diacres » (diakonoi), aux attributions larges et pas clairement définies. Mais aucun ne reçoit la fonction de médiateur entre les hommes et la divinité. […]
L’idée d’une construction hiérarchique ne sera théorisée qu’au 2e siècle chez Ignace d’Antioche, mais les fonctions restent floues. […] Celle d’un « corps de prêtres » vient du monde latin, de même que le mot « sacerdoce » : c’est la charge de celui qui administre le « sacré ». Et ce qui était jadis l’apanage de tous devient réservé à certains, des hommes seulement. […] Tertullien est virulent sur ce point : les femmes ne doivent plus se mêler de l’eucharistie ou du baptême ! Il reflète bien le courant patriarcal très fort qui va progressivement l’emporter dans le christianisme. »
2. Le clergé au Moyen Âge : un long processus de hiérarchisation
« Dès le 3e siècle, un autre modèle que le prêtre de l’Antiquité se développe : celui du moine, un homme d’ascèse, vivant initialement “seul” (“monos” en grec), puis en groupe sous l’autorité d’un père (“abbas”, abbé) pour trouver son salut. Né en Orient, le monachisme connaîtra son essor dans le sud de l’Italie au 6e siècle avec Benoît de Nursie. Pendant des siècles, le monde des prêtres et le monde des moines cohabitent de manière parallèle, même si les grandes abbayes, Cluny en tête, donnent le ton en matière de liturgie et de pratiques religieuses dans toute la chrétienté. »
Pour Véronique Beaulande-Barraud [3], « le 11e siècle est une charnière : c’est à ce moment-là que l’abstinence monastique, très tôt pensée comme idéal de comportement, devient une norme aussi pour le prêtre séculier. […] Mais l’enjeu principal de ce qu’on appellera “la réforme grégorienne” est la hiérarchisation de l’Église comme une société autonome du temporel, et le fait de lui donner un droit dans lequel le pape est supérieur aux évêques. […] Dans un même mouvement, on affirme donc la fonction propre du clergé séculier, aux dépens – relatifs – des moines et on fixe le cadre paroissial comme lieu normal de réception des sacrements pour les baptisés. Ce processus est pleinement accompli en 1215 au concile de Latran IV. […] »
Aux marges cependant se manifeste une certaine résistance au départ des courants mystiques : « les “recluses”, les “visionnaires”, les “béguines” […] de manière générale, les femmes religieuses qui accèdent au divin foisonnent dans les sources du Moyen Âge. Mais il ne faut pas non plus exagérer la place de ces marges : si la vie religieuse féminine devient un espace possible d’autonomie, celle-ci s’exerce sous la pression constante des prêtres qui cherchent à la contrôler… »
3. À la Renaissance : la naissance du prêtre moderne
C’est au Concile de Trente et plus globalement à la Contre-Réforme qu’on a l’habitude d’attribuer le tournant voire la création du type d’Église catholique que nous avons connu jusqu’ici. Mais le processus était en route depuis près d’un siècle, remarque Nicole Lemaitre [4]. Pour elle, « la figure moderne du prêtre catholique n’est pas née seulement en réaction aux réformes protestantes, mais aussi d’exigences internes grandissantes. […] On peut même expliquer les Réformes du 16e siècle par les bouffées d’anticléricalisme que suscitaient les prêtres qui voulaient améliorer le niveau spirituel de leurs fidèles. L’idée de “purifier, illuminer et parfaire” par la confession, l’eucharistie et l’accompagnement spirituel place en avant le clergé dans l’organisation de la paroisse contre l’élite du lieu, et cela entraîne des oppositions. […] »
C’est à partir de cette époque qui connaît l’éclatement du christianisme occidental en plusieurs branches qu’on parle de « confessionnalisation » des sociétés européennes : dans le Saint-Empire d’abord puis partout ailleurs, la question de la gestion des Églises et des compromis nécessaires entre hiérarchies de pouvoir va déboucher sur une nouvelle construction de l’identité des prêtres et des pasteurs. Celle-ci passe par leur formation, autrement dit par la création des petits séminaires, des écoles où les garçons sont tenus à l’écart du monde. C’est l’aspect social et moral qui est considéré comme prioritaire, pas la dimension « professionnelle ». « Avant le développement du grand séminaire, la formation au sacerdoce reste, avant tout, un apprentissage : l’aspirant-prêtre assiste comme clerc un curé et devient, petit à petit, prêtre lui-même. […] ».
4. À l’âge classique, la « culture de la vocation »
Si le Moyen Âge formalise beaucoup le statut juridique et financier du prêtre, l’époque moderne voit naître l’idée qu’il est appelé à accomplir une destinée unique et providentielle. L’appel à mener une vie pour le Christ – déjà présent pour le clergé régulier – passe au clergé séculier. « À l’époque moderne, la théologie du sacerdoce évolue vers une sacralisation radicale. Devenir prêtre, pendant longtemps, c’était choisir un état de vie en conformité avec son milieu social et sa famille, cela devient désormais une “vocation” », explique l’historien Jean-Pascal Gay [5].
« Certains historiens modernistes ont même théorisé l’existence d’une “culture vocationnelle”. Avant que le même processus se transfère à tous les laïcs à l’époque contemporaine, ce sont les prêtres qui expérimentent, les premiers, l’idée qu’il faut répondre au choix de Dieu par un état de vie. Être prêtre devient de plus en plus une aventure personnelle qui rapproche de Dieu et révèle son plan pour ce monde. » Ce mouvement n’est pas propre à la France, on le retrouve en Espagne avec Ignace de Loyola, et en Italie avec Philippe de Néri et les oratoriens. […]
« Évidemment, la dynamique de “sacerdotalisation” de la culture ecclésiale n’explique pas tout, nuance l’historien. L’essor de l’idée de vocation va de pair, à l’époque moderne, avec une “verticalisation” des rapports sociaux. Sur ce point, le clergé séculier ne se distingue pas d’autres professions libérales, comme les avocats ou les médecins, qui s’organisent au même moment. En terre catholique – comme chez les protestants avec le pasteur – le prêtre devient de plus en plus une figure d’autorité, extérieure à la communauté, qui est en lien avec les strates supérieures de la société pour en prendre la charge. »
5. L’époque contemporaine : un modèle réinventé ?
Dans les représentations communes, c’est « le curé d’Ars » qui incarnerait le prêtre au service de sa communauté : Pie XI l’a d’ailleurs fait « patron de tous les curés de l’univers » ! Comme le rappelle Paul Airiau, un important mouvement social de reconquête sacerdotale – et de construction d’églises – est initié par les évêques et les notables catholiques dès le 19e siècle. Ils mettent en place un nouveau type de prêtre « pieux, ascétique, sensible, mais qui contrôle ses affects ; un prêtre au-dessus des laïcs, consacré à Dieu, qui par rapport aux autres hommes est mesuré et modeste ». […] « Ce prêtre est issu du “grand séminaire”, une institution plus fermée qu’avant la Révolution. »
Mais dès le milieu du 20e siècle, le vent va tourner. « Les figures du chanoine Kir, hâbleur et bon vivant, ou de l’abbé Pierre dans les bidonvilles, ou bien encore les prêtres des romans de Gilbert Cesbron montrent, dans les années 1940-1950, combien le modèle du prêtre a changé depuis l’époque du curé d’Ars. Plutôt que de les voir se tenir à l’écart du monde, les laïcs attendent de leurs prêtres qu’ils soient proches des “masses”, quitte à endosser le bleu de travail et à prendre des engagements syndicaux… Le modèle devient-il plus horizontal avec les prêtres ouvriers condamnés en 1953-1954 ? »
Vatican II, en la matière, n’est pas la rupture qu’on présente souvent, même si Paul VI a réautorisé le travail des prêtres et qu’a été promu le modèle du prêtre « fidei donum », qui travaille souvent dans une favela d’Amérique latine. Le concile a tenté de renouveler le registre du prêtre comme vivant au plus près des enjeux de son temps. Mais cette poussée vers le monde s’est parfois traduite par une sortie du sacerdoce par le mariage… »
6. Aujourd’hui : crise du genre sacerdotal et « cléricalisme »
« À partir de 1978, Jean Paul II engage une resacerdotalisation du prêtre afin, pense-t-il, de rendre à nouveau son rôle enviable. Une opération qui ne parvient pas à endiguer le déclin des vocations. […]
Débat lancinant depuis la période de la Réforme, la question du “mariage des prêtres” se double désormais de nombreuses réflexions en termes de genre – le sacerdoce des femmes – et de sexualité, parfois portées par des best-sellers à sensation, comme Sodoma, du journaliste Frédéric Martel.
L’organisation sacerdotale du catholicisme vit-elle sa convulsion finale ? Entachée d’imperfections et de scandales en lien avec les violences sexuelles, peut-elle se réinventer ? En cette période de préparation de synode romain, on se gardera bien de trancher. En tout cas, pour nombre de catholiques, il importe de ne plus lier le sort du catholicisme à celui de la forme du sacerdoce tel qu’il s’est construit à travers les siècles, alors que Jésus lui-même n’a rien laissé d’explicite quant aux ministères ordonnés. »
Vers une conclusion impossible… ?
Deux remarques quand même, l’une de synthèse, l’autre de prospective.
De cette évolution complexe bien présentée par A. Favier, on retiendra évidemment la constante d’une volonté de structuration institutionnelle à caractère hiérarchique et patriarcal ainsi que celle d’une focalisation sur la fonction liturgique d’une part, sur la guidance spirituelle et morale d’autre part.
Mais on a l’impression que l’intérêt se déplace de l’institution communautaire sur la personne du prêtre lui-même, par l’assimilation au modèle du moine dès le Moyen Âge, et par l’insistance sur sa vocation qui le rapproche de Dieu en le coupant de ses frères à partir de l’époque moderne.
Quant à une « prospective » bien nécessaire après cette « remise en cause », renvoyons avec insistance aux dernières pages de l’article de Jean-Pol Gallez publié ci-dessus (p. 40) : la proposition de Joseph Moingt à laquelle il souscrit, mûrie depuis plus de 50 ans, nuancée et attentive à toutes les dimensions de ce qu’on appelle les « ministères », peut nous redonner de l’espérance…
Notes :
[1] Anthony FAVIER, Le prêtre catholique, de l’hégémonie à la remise en cause, in Témoignage chrétien des 2 février, 9 mars, 6 avril, 11 mai et 12 juillet 2023.[2] Bibliste, éditrice avec Antoine GUGGENHEIM de l’encyclopédie Après Jésus, Albin Michel, 2020.
[3] Professeure d’histoire médiévale à l’Université Grenoble Alpes, auteure de Le malheur d’être exclu ? Excommunication, réconciliation et société à la fin du Moyen Âge, Publications de la Sorbonne, 2006.
[4] Professeure émérite d’histoire moderne, elle a dirigé Histoire des curés, paru en 2002 chez Fayard.
[5] Jean-Pascal GAY est professeur d’histoire à l’UCLouvain et codirecteur, avec Josselin TRICOU et Silvia MOSTACCIO, de Masculinités sacerdotales, Brepols, 2023.
Source : Hors-les-Murs n° 173, p.64