Régine et Guy Ringwald.
Par ses immenses mosaïques, Marko Ivan Rupnik aura marqué nombre de sanctuaires mariaux de par le monde. Il aura été l’ami de trois papes. Il est chez lui à Rome et au Vatican, membre ou conseiller d’au moins trois dicastères. Il est considéré comme un grand maître spirituel, donne des conférences, anime des séminaires, prêche des retraites, même à la Curie. Après avoir fondé en Slovénie, son pays d’origine, une congrégation avec Ivanka Hosta, il fondera à Rome le centre Aletti : c’est là qu’il fera composer ses mosaïques au sein d’une communauté de vie consacrée. La protection dont il semble bénéficier, malgré des abus sexuels et spirituels, pourrait marquer la fin de la tolérance zéro annoncée par le pape François. Plus grave, c’est toute l’institution qui est ébranlée dans ses fondements. Comme pour en rajouter, le site web du synode sur la synodalité est sous le feu des critiques, en faisant la promotion des œuvres de Marko Rupnik qui continuent d’être mises en avant par la Curie et les bureaux du Vatican [1].
En décembre 2022 surgissait l’affaire Rupnik [2] : trente ans d’abus sexuels pieusement cachés, des révélations poignantes de religieuses sur ce qu’elles avaient subi, une dissimulation qu’on dirait concertée entre les jésuites (Rupnik est – ou plutôt était – jésuite) et le Vatican. Les réactions des jésuites ne parviennent pas à masquer qu’ils sont pris par surprise, un modèle de ce qu’il ne faut pas faire en communication. Ils finissent par admettre que Rupnik a bien fait l’objet d’une excommunication, puis qu’il est pour cette raison l’objet de restrictions dans son activité et même dans ses déplacements. Restrictions qu’il n’observera jamais.
Le Dicastère pour la Doctrine de la Foi conclut qu’il y aurait bien matière à poursuites, mais classe l’affaire pour prescription : les faits dont elle est saisie à ce moment remontent aux années 1990 et les religieuses victimes qui s’expriment étaient majeures au moment des faits. Cette décision de classement est discutée et le reste encore aujourd’hui. Quant à l’excommunication que nous venons de citer, elle concerne, non pas les abus sexuels et l’emprise sur les consciences, dont Rupnik est accusé, mais l’absolution qu’il a donnée en 2015 à une novice avec laquelle il avait eu des relations sexuelles : « absolution du (dans ce cas de “la”) complice », un crime au regard du droit canon. Mais tout rentre dans l’ordre pour Rupnik, l’excommunication, prononcée en mai 2020, est levée deux semaines plus tard. On s’interroge, encore aujourd’hui, sur l’origine de la levée l’excommunication. Normalement, elle est du ressort du pape. Le Dicastère pour la Doctrine de la Foi, dirigée par Luis Ladaria Ferrer, un jésuite lui aussi, aurait-elle levé deux semaines plus tard la mesure qu’elle venait de prononcer ? On dit et on fait dire que Rupnik se serait repenti. Aucun écho public d’un tel repentir.
Reste à dire un mot d’Ivanka Hosta, car nous venons d’en avoir des nouvelles. Après avoir codirigé la Congrégation de Loyola qu’ils avaient fondée ensemble, Marko Rupnik et Ivanka Hosta se sont vivement opposés, et c’est alors que Rupnik est parti pour Rome. Ivanka a ensuite imposé à la Congrégation une forme de répression très violente, jusqu’à l’intrusion dans les consciences. Elle a fait l’objet, en juin dernier, d’une mesure disciplinaire. Exilée au Portugal, elle a interdiction de communiquer avec ses anciennes sœurs de Loyola et… l’obligation d’un pèlerinage une fois par mois pendant un an afin de prier pour « les victimes du comportement du Père Rupnik et pour toutes les religieuses de la communauté de Loyola ».
Le calme avant la tempête
Quant au nombre des victimes, avouons que nous n’avons pas connaissance d’un nombre fiable, ni même d’un chiffre précis. Selon une de deux premières personnes à avoir parlé, dite Sr. Anna, une vingtaine de sœurs auraient été victimes au sein de la Congrégation Loyola, « beaucoup » selon une autre, neuf selon l’enquêteur envoyé par la Compagnie de Jésus, l’évêque auxiliaire de Rome lui aussi jésuite, Daniele Libanori, pour lequel les dires des plaignantes étaient plausibles. Depuis les premières révélations, d’autres se seraient exprimées, de sorte qu’on parle aujourd’hui d’une vingtaine de victimes. Il faut tenir compte du fait que certaines victimes (comme dans toutes les affaires d’abus) ne veulent pas en parler, que celles qui se sont plaintes ont jusqu’ici gardé l’anonymat, et qu’une grande discrétion, pour ne pas dire plus, règne sur cette affaire… jusqu’à ces jours derniers.
Après l’émotion soulevée par la révélation des agissements de Marko Rupnik, en décembre 2022, on peut dire qu’un maximum de discrétion a entouré l’affaire. L’intéressé lui-même ne se manifestait pas, aucune information réelle sur son devenir, les autorités qui devaient traiter son cas en faisaient le moins possible. La presse internationale suivait les faibles soubresauts, manifestait sporadiquement une certaine impatience. Ces quelques mots paraîtront lénifiants au lecteur. Mais ce qui est lénifiant, c’est plutôt la façon dont le cas a été traité, ou plutôt ne l’a pas été. Ce n’est pas si anodin qu’il y paraît, si on considère le caractère véritablement scandaleux de ce qui est reproché à Rupnik.
Pas de problème au centre Aletti…
Deux récentes initiatives pourraient faire bouger les choses, peut-être un peu involontairement.
Premier acte : le 15 septembre 2023, l’agenda quotidien du pape fait état d’une rencontre avec Maria Campatelli, au siège apostolique, dans le bureau où il reçoit les « grands de ce monde ». Une photo est diffusée, montrant Mme Campatelli en face du pape : « Un geste (jugé) volontaire qui porte un message. » [3] Car Mme Campatelli dirige le Centre Aletti, où Marko Rupnik tenait son atelier. Elle a collaboré étroitement avec lui, le soutient sans faiblir, considérant qu’il est persécuté, accusé à tort de crimes en série perpétrés sur des religieuses pendant une trentaine d’années.
Deuxième acte : le 18 septembre 2023, le Vicariat du diocèse de Rome (quelque chose comme le vicaire général d’un diocèse dont l’évêque s’appelle François) publie un communiqué sur la conclusion d’une visite canonique du Centre Aletti. Stupeur ! Au Centre Aletti, il ne se passe rien. Le « visiteur », un certain Giacomo Incitti, professeur de droit canonique4 qui aurait opéré de janvier à juin, estime qu’« au sein du Centre Aletti, la vie communautaire est saine et exempte de problèmes critiques ». Il constate : « Les membres du Centre Aletti, bien qu’aigris par les accusations reçues et la manière dont ils ont été traités, ont choisi de garder le silence – malgré la véhémence des médias – pour garder leur coeur et ne pas prétendre à l’irréprochabilité pour se poser en juge des autres. » Saluons donc leur grandeur d’âme. Mais il y a encore autre chose dans le communiqué du Vicariat : « Le Visiteur a également dûment examiné les principales accusations portées à l’encontre du p. Rupnik, en particulier celle qui a conduit à la demande d’excommunication. Sur la base de l’abondant matériel documentaire étudié, le Visiteur a pu trouver des procédures anormales, dont l’examen a suscité des doutes fondés sur la demande d’excommunication elle-même. » En conclusion : « Compte tenu de la gravité de ces constatations, le cardinal vicaire a transmis le rapport aux autorités compétentes. » Le cardinal-vicaire qui signe le communiqué s’appelle Angelo De Donatis. Il s’était déjà signalé lors de la révélation de l’affaire, en parlant de calomnies, puis d’« accusations médiatiques ». Cette position avait provoqué quelques haussements d’épaules au Conseil épiscopal de Rome, et aujourd’hui il maintient.
Sans voix pour crier
C’est d’abord une vague d’indignation qui se répand et énonce le sort qui est fait aux victimes : pas un mot pour elles, normal puisqu’il ne s’est rien passé. Mais cinq d’entre elles, brisant l’anonymat, publient le jour même (18 septembre) une lettre ouverte au Saint-Père, au cardinal vicaire De Donatis, au président de la Conférence des évêques d’Italie, le cardinal Zuppi, et au cardinal João Braz de Aviv, préfet de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique. Voici quelques extraits :
« Les faits et les communiqués de presse qui se sont succédé ces derniers jours – l’audience privée accordée par le pape à Maria Campatelli et le rapport final de la visite canonique effectuée à la communauté du Centre Aletti – nous laissent sans voix, sans voix pour crier notre perplexité, notre scandale… Dans ces deux événements, nous constatons que l’Église ne se soucie pas des victimes et de ceux qui demandent justice ; et que la tolérance zéro à l’égard des abus dans l’Église n’était qu’une campagne publicitaire… Elles ont (les victimes) exposé leur douleur parce que la manipulation et les abus avaient porté à jamais atteinte à leur dignité. Tout ce qu’elles ont reçu et continuent de recevoir, c’est le silence. Surtout les victimes des abus de pouvoir d’Ivanka Hosta… » Ce rapport « ridiculise la douleur des victimes, mais aussi de toute l’Église, mortellement blessée. Cet entretien accordé par le pape à Campatelli, dans une atmosphère si familière, a été jeté au visage des victimes (celles-ci et toutes les victimes d’abus) ; une rencontre que le pape leur a refusée. Il n’a même jamais répondu aux quatre lettres de religieuses et anciennes religieuses de la Communauté de Loyola qu’elles lui ont fait remettre en juillet 2021 ».
Les médias se font l’écho de cette réaction : « Les victimes de Rupnik s’opposent à sa réhabilitation », « Une gifle aux victimes de Rupnik », « Rupnik innocenté, victimes censurées et ridiculisées ». Le site italien (traditionaliste et très opposé au pape François) Nuovo Bussola Quotidiana parle clair : « La seule certitude (de l’Église) est l’humiliation continue de ces femmes, et le désintérêt total à leur égard, alors que tout le monde s’enivre de la rhétorique de la synodalité et des ministères des femmes. » La « re-victimisation des victimes » est la réaction connue et éprouvée pour gérer les abus dans l’Église. Plusieurs médias rapprochent ce qui se passe en ce moment et l’affaire Barros/Karadima au Chili. Les victimes étaient des calomniateurs (avant d’être reçus à Rome), le cardinal O’Malley4 avait lui aussi exprimé que ce genre de propos dissuaderait les victimes de se faire connaître. Il dénonçait « un abandon de ceux qui ont eu à souffrir des atteintes criminelles, répréhensibles, de leur dignité humaine, qui relègue les victimes dans le discrédit ». De nouveau, nous en sommes là, rien n’a changé.
Dans une interview [5], Fabrizia Raguso, une des premières de la communauté Loyola à accuser Rupnik, explique pourquoi elle a pris l’initiative de cette lettre : « Je ne peux pas rester sans rien faire et attendre que tout soit décidé dans notre dos, sans pouvoir participer à notre destin. Elle se sent responsable d’agir pour que « tout ce qui s’est passé au cours de ces trente années soit mis au jour et que justice soit faite ». Elle insiste : « Beaucoup de sœurs sont encore très mal en point, et n’ont jamais reçu d’aide, ni matérielle ni psychologique. Les autres, qui ont signé avec moi, ressentent la même chose. » Elle pense aussi aux répercussions de tels comportements : « Je crois qu’une Église déchirée par ces conspirations peu claires ne pourra pas résister longtemps. Je souffre énormément que les évêques ne se rendent toujours pas compte que cacher le mal détruit l’Église et ne la préserve pas du tout. »
Questions sur le fond
Au-delà de la question des victimes, deux problèmes de fond sont soulevés au sujet du communiqué du vicariat :
L’excommunication : les doutes affichés sont fondés sur des procédures anormales trouvées dans un « abondant matériel documentaire ». De quels documents s’agit-il ? Le dossier relève exclusivement du Dicastère pour la Doctrine de la Foi qui, normalement, ne diffuse pas le contenu des dossiers, et Incitti, pas plus que De Donatis, n’ont qualité pour évaluer le travail du Dicastère. Et qui sont les autorités compétentes auxquelles est transmis le rapport ?
Les abus sexuels (mais aussi psychologiques par le phénomène d’emprise, et spirituels par l’usage dépravé de notions touchant à la foi) : les jésuites sont directement accusés de diffamation. Rappelons qu’ils ont transmis au Dicastère de la Doctrine de la Foi un dossier à charge, demandant des poursuites, et qu’ils avaient considéré que « le degré de crédibilité de ce qui est rapporté semble très élevé ».
De ces deux questions, il ressort que le Vicariat du diocèse de Rome attaque frontalement, d’une part le Dicastère pour la Doctrine de la Foi, d’autre part les jésuites. Si les choses n’en restent pas là, il y aurait matière à une belle lutte interne. Pour Franca Giansoldati (Il Messaggero), il s’agit d’« un choc sans précédent aux conséquences imprévisibles entre le cardinal-vicaire de Rome, l’ordre des Jésuites et le Dicastère pour la Doctrine de la Foi ».
Demeure ouverte la question de la prescription. Pour les faits remontant à 1990, elle peut s’appliquer. Mais elle aurait pu – et aurait due – être levée pour des personnes vulnérables que sont les religieuses étant donné leur situation de dépendance, l’emprise dont elles ont été victimes qui ressort manifestement des témoignages. Et là, nous laissons Lucetta Scaraffia [6] nous expliquer : « L’affaire Rupnik révèle cruellement à quel point les hiérarchies ecclésiastiques ont du mal à comprendre le problème des abus sexuels à l’encontre des religieuses. […] Pour l’institution ecclésiastique, l’abus sexuel sur des femmes adultes, comme les religieuses, n’existe pas : ces cas sont catalogués comme des transgressions sexuelles commises par les deux parties, surtout parce que selon une conception absurde du plaisir sexuel encore en vigueur dans la hiérarchie catholique, on suppose toujours que les victimes de l’abus ressentent aussi du plaisir, et deviennent ainsi complices de la violation du sixième commandement. » [7]
Questions : les victimes de Rupnik, qui gardent des séquelles trente ans après, consentantes ? Les religieuses indiennes retrouvées mortes au fond d’un puits, ou pendues au ventilateur de leur chambre, consentantes [8] ? Il serait temps que les autorités revoient en vérité la question de l’emprise sur la personne, et la définition d’une personne vulnérable. Il faudrait aussi que l’on n’essaie pas de toujours dissimuler l’énormité des crimes de Rupnik derrière un problème de droit canonique. Excommunication : le grand mot est lâché à propos de ce qui est considéré comme un des crimes les plus graves du point de vue du droit. Mais les crimes dont s’est rendu coupable Rupnik ne sont-ils pas plutôt ses comportements envers les religieuses ? Mais ceux-là sont classés sans suite.
Encore une question : si Rupnik est exempté de tous les crimes dont il est accusé, pourquoi Ivanka Hosta est-elle punie et tenue de prier pour les fautes de Marko Rupnik ? L’enquêteur qui l’a fait condamner, Daniele Libanori, autre évêque auxiliaire de Rome, aux côtés de De Donatis, mais pas vraiment son ami, a d’autres appréciations depuis qu’il a enquêté en Slovénie.
François, où es-tu ?
Le pape François avait, jusqu’ici, tenu ostensiblement une attitude très distancée par rapport au cas Rupnik : beaucoup trop distancée si l’on considère la gravité des faits. La seule interview qu’il a donnée date de janvier 2023, répondant à la seule question autorisée, posée par Nicole Winfield (Associated Press). Le pape François dit avoir tout ignoré de cette affaire. Il parle d’un arrangement qui aurait eu lieu avec une compensation. Mais il en ignore tout, et nous aussi d’ailleurs. Il semble que si c’est vrai, cela concerne un seul cas. Puis clairement, il repousse l’idée de lever la prescription : « dans ce cas, non ». Il n’oublie pas de rappeler la grandeur de l’artiste, puis il se perd ensuite ou plutôt il perd son auditeur dans des considérations confuses sur la transparence et la honte. Et de parole, nous n’en aurons pas d’autre.
Luis Badilla s’étonne sur le site Il Sismografo : « Jusqu’au 1er décembre 2022, jour où le site de “Silere non possum” a publié pour la première fois le récit de l’affaire Rupnik, celle-ci est restée pendant des années un secret du Vatican étroitement gardé, presque dans un sarcophage. Cependant, certains savaient au moins depuis 2018. Comment se fait-il alors que le pape François ait déclaré à Nicole Winfield qu’il n’en savait rien, que pour lui cela avait été une douloureuse surprise ? C’est-à-dire que le Pontife a eu connaissance du scandale Rupnik le 1er décembre 2022, alors que Silere non possum, avec des informations fiables obtenues à l’intérieur des murs du Vatican, a fait éclater l’affaire au grand jour. »
Début juin, nous avons pu nous étonner d’une vidéo envoyée à Aparecida, au Brésil, à l’occasion du seizième congrès de mariologie [9]. Le pape y décrit la reproduction d’une mosaïque de Rupnik qui se trouve à Sainte-Marthe et la commente. Pendant ce temps-là, dans les lieux où se trouvent des œuvres monumentales, on se demande s’il ne serait pas opportun de les détruire.
Puis vient la publication de la photo de la réception de Maria Campatelli (15 septembre 2023) avec ce qu’elle avait d’incongru et l’effet produit sur les victimes, comme nous l’écrivons plus haut. Trois jours après, c’est le communiqué du Vicariat du diocèse de Rome dont nous commençons tout juste à mesurer les premiers effets : difficile de ne pas imaginer que les deux événements ne soient pas liés. Enfin, dans l’avion qui le ramenait de Marseille, le pape refuse de traiter la question préparée sur le sujet, prétextant que le vol est court et qu’il est temps de dîner.
Bien qu’il soit difficile d’affirmer sans preuve matérielle, tous les commentateurs voient la main du pape François dans la politique de couverture de Rupnik. Les réactions venues de toute part laissent penser que le succès n’est pas garanti, l’affaire ne s’étouffera pas par la note de De Donatis, sauf si du fait d’un acte d’autorité, le pape parvenait à imposer le silence. Mais le succès d’une telle entreprise n’est pas certain : les victimes ainsi que les médias ne sont pas dans l’état d’esprit de lâcher-prise. De plus, les attaques contre les deux forteresses que sont le Dicastère pour la Doctrine de la Foi et la Compagnie de Jésus représentent une manœuvre risquée qui pourrait causer du dommage. Le plus grave serait que cette affaire constitue la fin d’une lutte déjà bien problématique contre les atteintes à la dignité et à l’intégrité physique et morale des personnes dans l’Église catholique, la fin des proclamations de transparence et de « tolérance zéro ».
La portée de l’affaire Rupnik
En elle-même, mais plus encore en raison de la protection évidente dont bénéficie Rupnik, l’affaire est déjà considérée comme cruciale pour la fin du pontificat de François, et la trace qu’il laissera. Quelques titres en disent déjà long : « L’affaire Rupnik devient un obstacle au pontificat de François », « Le coût du silence du pape et du Saint-Siège », « L’affaire Rupnik va entacher et peut-être définir l’héritage du pape François, « Un scandale menace d’engloutir le synode. » Cette affaire illustre le fait que l’Église catholique ne dispose pas de système légal adéquat pour le traitement de la question des abus. Par la suite, nous allons en avoir une confirmation un peu inattendue. Le site espagnol Vida Nueva, habituellement plutôt modéré, aborde la question dans un article intitulé « Le protégé » [10] : « Nous venons d’assister en direct au spectacle nauséabond de la revictimisation des victimes, de toutes les victimes d’abus dans l’Église. » L’auteure, Cristina Inogés Sanz, s’interroge : « Il serait souhaitable que cette même note (communiqué du Vicariat du diocèse de Rome, 18 septembre 2023) explique ce que l’on entend par “vie communautaire saine”, sachant la capacité de manipulation de Rupnik. Il ne s’agit pas d’un homme mû par une pulsion sexuelle irrépressible, ii s’agit d’un homme qui manipule, détourne la volonté et la conscience de ses victimes, et conçoit au millimètre près chacun de ses actes d’abus. Protégé, Rupnik peut faire ce qu’il veut à Rome, il est impuni, quelle victime osera ouvrir la bouche contre lui ? » Elle dénonce un danger vital pour l’Église : « Ce n’est ni la laïcité, ni l’indifférence religieuse, ni les attaques extérieures qui nous emporteront. Ce qui nous emportera, c’est le manque de crédibilité dont nous faisons preuve à maintes reprises face à cette réalité d’abus. » Il faut rompre le silence : « Si nous restons silencieux, nous contribuons à continuer de blesser les victimes… D’une certaine manière, avec cet avant-dernier scandale – car le dernier est toujours à venir – nous sommes tous devenus des victimes. À quoi bon dénoncer dans l’Église, si n’importe quels abuseur et agresseur peut devenir le protégé, le pupille, le favori, le gâté, le validé d’un cardinal ? »
Le cardinal Ladaria n’ira pas au Synode
La décision du cardinal Ladaria de renoncer à participer au Synode est-elle une première conséquence de la note de De Donatis ? Trois jours après la publication du communiqué du vicariat de Rome, le cardinal Ladaria faisait savoir qu’il n’assisterait pas au Synode sur la synodalité. Sans donner d’explication. Le sous-secrétaire du synode, Luis Marín de San Martín, a trouvé comme explication qu’il était fatigué. Ladaria a le poste éminent de préfet du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, où il aura avalé quelques couleuvres avant de céder la place à Victor Manuel Fernandez le 1er juillet 2023. Sur le cas Rupnik, il avait prononcé l’excommunication, immédiatement levée, que ce soit par le pape lui-même ou sur son ordre. Le refus du pape de lever la prescription sur les crimes sexuels n’avait pas non plus été du goût de Ladaria. En mars 2021, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi avait réitéré, avec l’approbation du pape François, l’enseignement contre la bénédiction des couples homosexuels, le pape prenant ensuite publiquement ses distances. Des mots surprenants du pape François, lors de la nomination du successeur du cardinal Ladaria, ont nourri les interrogations : une allusion à des « méthodes immorales » dans l’action du Dicastère. Sans préciser de quel passé il s’agissait.
Il ne fait de doute pour personne que l’attaque frontale contre le Dicastère pour la Doctrine de la Foi, alors dirigé par le cardinal Ladaria, aura été l’élément déclencheur du refus de ce dernier de participer au Synode sur la synodalité. Le fait n’est pas anodin : le cardinal était un participant nommé par le pape [11], qui a dû accepter le retrait d’un poids lourd.
On essaie de sauver les meubles
Le 29 septembre 2023, la Commission pontificale pour la protection des mineurs, qui se signale jusqu’ici par le faible impact de son action [12], pas toujours de son fait d’ailleurs, publiait un communiqué un peu insolite : un « appel à l’action à l’occasion du Consistoire et de l’Assemblée du Synode ».
D’entrée, la Commission reconnaît la carence de l’institution à traiter la question des abus : « Chaque jour semble apporter de nouvelles preuves d’abus, ainsi que de dissimulation et de mauvaise gestion de la part des responsables de l’Église dans le monde entier. Si certains cas font l’objet d’une couverture médiatique intense, d’autres sont à peine connus, voire pas du tout, laissant d’innombrables personnes souffrir en silence… Nous entendons et nous sommes troublés par les rapports sur les actions des personnes occupant des postes à responsabilité au sein de l’Église, par les cris des personnes touchées… Nous sommes profondément ébranlés par l’immense douleur, la souffrance durable et la revictimisation vécues par tant de personnes… Des cas récents, rendus publics, mettent en évidence des lacunes tragiques et préjudiciables dans les normes destinées à punir les auteurs d’abus et à tenir pour responsables ceux dont le devoir est de s’attaquer aux actes répréhensibles. » En pleine affaire Rupnik, on croit rêver…
Le communiqué de la Commission pontificale pour la protection des mineurs ajoute : « Cinq ans après le sommet de 2019 sur la protection des mineurs, qui a rassemblé des responsables ecclésiastiques du monde entier, de profondes frustrations subsistent, en particulier parmi ceux qui cherchent à obtenir justice… Personne ne devrait avoir à mendier la justice dans l’Église. » Enfin, la Commission en appelle à « la conversion des dirigeants de l’Église » : les cardinaux, et spécialement ceux qui viennent d’être nommés, et adresse un « appel catholique au changement » à l’Assemblée du Synode. Souhaitons que cet appel soit entendu…
D’autres casseroles pour le pape François
Organisation internationale de défense des victimes, fondée à Santiago lors de la visite du pape a Chili, Ending Clergy Abuse travaille avec Bishop Accountability (basé aux États-Unis) qui tient le registre de la responsabilité des évêques impliqués. Ils lancent actuellement une action d’envergure internationale qui pourrait bien constituer un levier pour la défense des victimes de Rupnik. Ils attaquent par l’Argentine. Voyons ce qu’il en est.
Actuellement en Argentine, un procès arrive à son terme. Il concerne une institution pour enfants sourds, située à Mendoza (au pied des Andes), l’Institut Antonio Provolo. C’est le troisième procès qui touche cette institution. Deux prêtres et une religieuse ont déjà été condamnés à de lourdes peines de prison. Le 28 septembre 2023, un article publié par le site du journal argentin Clarin évoque un cas qui touche Víctor Manuel Fernández, le nouveau préfet du Dicastère de la Doctrine de la Foi qui vient d’être créé cardinal par le pape François. Il est accusé d’avoir couvert, quand il était archevêque de La Plata, un prêtre du nom de Lorenzo qui s’est suicidé au moment d’être jugé. Le cas est connu. Fernandez a reconnu qu’il avait commis des erreurs dans l’affaire Lorenzo, invoquant son inexpérience et la faiblesse des procédures de l’Église.
Quel point commun entre ces deux affaires ? Un avocat qui touche aux deux procès et qui fait partie d’Ending Clergy Abuse. L’organisation a organisé le jeudi 28 septembre une manifestation au Vatican devant le siège du Dicastère pour la Doctrine de la Foi. Clarin publie des photos. Les panneaux sont clairs : « Fernandez must go ! » [13]
En Argentine, François est touché par plusieurs affaires dans le domaine des abus sexuels. Dans l’affaire Provolo, il est accusé de ne pas avoir répondu aux lettres des familles des victimes. Dans le cas Grassi, la Conférence des évêques qu’il présidait avait fait établir un dossier de 2 600 pages, remis à la Justice pour innocenter un prêtre, Julio Cesar Grassi, qui fut quand même condamné à quinze ans de prison. Gustavo Oscar Zanchetta : le premier évêque nommé par le pape François en 2013, nommé à Oran, accusé à la fois de conduite coupable avec des séminaristes et de malversations financières, puis exfiltré au Vatican où le pape avait créé pour lui un poste… aux finances. Il est finalement renvoyé en Argentine pour être jugé : quatre ans et demi de prison. Et maintenant Fernandez/Lorenzo.
La nouvelle offensive des victimes
En date du 3 octobre 2023, Associated Press fait état de la poursuite des manifestations et d’une proposition de loi de l’Église, présentée par Ending Clergy Abuse, tendant à rendre systématique l’exclusion des prêtres convaincus d’abus et des supérieurs qui les ont couverts. L’organisation s’indigne du choix du pape François pour diriger le bureau du Vatican chargé d’enquêter sur les crimes sexuels. Elle mène en ce moment même des actions auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, à Genève. Diego Perez, une des victimes de Lorenzo a fait le voyage avec Ending Clergy Abuse. Il envisage une action en justice contre Fernandez.
Le site d’Ending Clergy Abuse évoque, le 1er octobre, une rencontre fortuite de ses représentants avec le cardinal Hollerich, rapporteur général du Synode (ils sont rencontrés dans la rue, à Rome). Le cardinal dit simplement qu’il serait « fusillé » par « les évêques conservateurs » s’il défendait une loi de tolérance zéro. Il explique pourquoi le pape François ne peut pas appliquer la tolérance zéro : la Curie lui dit « ce qu’il doit faire ». Des aveux très clairs. Dont acte. Gageons qu’Ending Clergy Abuse n’en restera pas là.
L’affaire Rupnik, telle qu’elle évolue, évoque des rapprochements avec les plus graves affaires d’abus. Certains citent Maciel, couvert si longtemps par Jean-Paul II. Des similitudes sont observées : abus sexuels en série, prestige personnel, capacité à se constituer une fortune. L’affaire Zanchetta mériterait aussi une mention, car elle implique personnellement le pape. On rappelle aussi l’affaire Barros, au Chili, plusieurs fois citée. Là aussi le silence avait été imposé, pendant plus de deux ans. Les laïcs qui dénonçaient Barros étaient des gauchistes bornés, les victimes des calomniateurs, avant d’être invités au balcon de Saint-Pierre [14]. Entre-temps, il avait fallu un scandale public qui avait gagné la presse internationale. Jusqu’ici les victimes de Rupnik n’avaient pas encore ce puissant levier, mais le silence est en voie d’être imposé par le rapport inique du diocèse de Rome. Plusieurs affaires se percutent, Ending Clergy Abuse est un organisme indépendant, ses membres sont déterminés. S’ils poursuivent leur action, et il y a tout lieu de le croire, la donne pourrait changer. On n’ose pas imaginer les suites que cette affaire pourrait connaître.
Notes :
[1] Cette promotion de Marko Rupnik est probablement due en partie à Natasa Govekar, membre du Centre Aletti où elle travaille sur la « théologie des images ». Elle est également citée comme directrice du département théologico-pastoral du Dicastère pour la communication.
[2] Le récit complet est relaté dans Golias Hebdo n° 751 (12-18 janvier 2023).
[3] Luis Badilla in Il Sismografo : https://ilsismografo.blogspot.com/2023/09/vaticano-caso-rupnik-la-teologamaria.html
[4] Professeur à l’Université pontificale urbanienne, institut d’études supérieures spécialisé dans la formation du clergé missionnaire et des étudiants venant des territoires dits de mission.
[5] Repris par Aci Prensa : https://www.acidigital.com/noticia/56285
[6] Lucetta Scraraffia a dirigé, de 2012 à 2019, le supplément féminin de L’Osservatore Romano, garantissant une optique libérale.
[7] La Vie, 17 février 2023, repris de La Stampa.
[8] https://nsae.fr/2020/06/25/inde-une-mort-pas-dutout-naturelle-vise-les-religieuses/
[9] https://ilsismografo.blogspot.com/2023/06/vaticanopapa-francesco-illustra-ai.html#more
[10] https://www.vidanuevadigital.com/tribuna/rupnikel-protegido-cristina-inoges/
[11] Outre les participants élus par les Conférences des évêques, d’autres sont nommés directement par le pape. François avait nommé deux anciens préfets du Dicastère pour la doctrine de la Foi : Gerhard Müller et Luis Ladaria.
[12] Rappelons que dans sa première période, les trois laïcs qui représentaient une expérience et une compétence ont été amenés à démissionner.
[13] Fernandez doit partir !
[14] Voir la chronique dans de 2015 à 2018, et le livre La Bataille d’Osorno, Régine et Guy Ringwald, Golias-Temps Présent, 2021.
Source : article de Golias Hebdo n°787, reproduit avec l’aimable autorisation de Golias.