Et maintenant, quel avenir pour Israël ?
Elie Barnavi [4]
Propos recueillis par Nathalie Sarthou-Lajus, le 17 octobre 2023.
Une semaine après l’attaque terroriste du Hamas, quelles sont vos impressions personnelles et quels sont les échos que vous percevez dans la société israélienne ?
Élie Barnavi : De l’effroi. De la colère. Et de l’angoisse pour ce qui nous attend. Car l’avenir n’est pas clair du tout. Nous sommes embarqués dans une aventure dont on ne voit pas la fin et je ne suis pas sûr que nous soyons nombreux à réfléchir au jour d’après. Ce que je perçois autour de moi, c’est de l’expectative et une espèce d’unanimisme face à la tragédie, ce qui est normal. Avant le 7 octobre, la société israélienne était en morceaux, elle venait de vivre dix mois d’un conflit interne très dur, une sorte de guerre civile latente. Brusquement, elle en est sortie, mais pour plonger sans transition dans le cauchemar d’un pogrom épouvantable, sans précédent depuis les tueries des Einsatzgruppen [1], puis dans la guerre. On a serré les rangs dans l’épreuve. Le clivage idéologique n’a pas disparu, mais il est passé à l’arrière-plan ; la rage a cédé à l’urgence de faire face et à l’expectative. Si le débat est toujours aussi vif, il a changé de nature et, n’ayant plus d’objet bien défini, il tourne en rond.
J’ai constaté deux phénomènes. D’une part, une espèce d’affaissement de l’État. C’est étonnant, étant donné qu’Israël est un État moderne assez bien organisé. Or, tout s’est écroulé. Les ministères ne fonctionnent plus, les ministres n’osent plus se montrer et se terrent dans leurs trous et, lorsqu’ils en émergent, se font chasser comme des malpropres. D’autre part, le remplacement de l’État défaillant par la société civile, où l’on a vérifié derechef ce que les longs mois d’agitation avaient déjà largement démontré : qu’Israël disposait d’une société civile vigoureuse. L’aspect le plus spectaculaire du moment est la manière dont les organisations qui avaient porté la protestation, lors des manifestations géantes contre la « réforme judiciaire » du gouvernement Netanyahou, se sont converties du jour au lendemain en organisations d’entraide. C’est un phénomène plutôt rassurant. La société civile existe et il vaut mieux une société sans État qu’un État sans société. Ce n’est pas une solution à long terme, mais cela permet de faire le joint.
À votre avis, est-ce qu’il y a, dans cette situation, un tournant historique ? Et qu’est-ce qui est nouveau, à la fois sur la scène politique israélienne et sur la scène politique internationale ?
Él. Barnavi : Je crois qu’on est effectivement devant un phénomène radicalement nouveau, et d’abord par l’ampleur de l’événement. On a dit, à juste titre, que l’attaque du Hamas du 7 octobre fut le plus monstrueux pogrom antijuif depuis la Shoah. Une action qui fait en quelques heures plus de 1 400 victimes, des centaines d’otages… On n’avait jamais connu ça. On n’avait jamais vu non plus une opération terroriste de cette envergure. Le Hamas a envoyé une troupe de plus de 2 000 hommes : 1 500 à 1 600 combattants, auxquels se sont jointes plusieurs centaines de civils qui ont participé aux massacres et aux pillages. On est très loin du 11-septembre ou du Bataclan. Là, on a eu affaire à une véritable petite armée, qui est venue dans le but de tuer et de piller. On a saisi des documents étonnants, distribués aux unités du Hamas et comportant des instructions précises, à savoir tuer le plus de Juifs possible et ramener des otages. Des plans détaillés, aussi, des communautés attaquées : ces informations sont un effet pervers de l’accueil de milliers de travailleurs palestiniens en provenance de Gaza, qui ont servi d’espions.
On comprend que le monde ait été frappé de stupeur, car le monde non plus n’avait jamais vu une telle horreur. « Nous sommes tous Américains », proclamait l’éditorial de Jean-Marie Colombani, dans Le Monde du 9 septembre 2011. Évidemment, nul n’a signé d’éditorial proclamant « Nous sommes tous Israéliens », il ne faut pas exagérer. Mais, enfin, ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ont compris qu’il se passait quelque chose d’exceptionnel et ont réagi en conséquence. Nous avons donc bénéficié, d’emblée, au moins en Occident, de la compréhension et de la sympathie des gouvernements et des opinions publiques. Excepté les milieux islamistes et des poches d’extrême gauche, la réaction a été dans l’ensemble à la mesure de ce que nous vivions.
Autre élément important et qui, lui aussi, constitue un tournant : cela s’est passé sur le territoire souverain d’Israël, dans un pays qui était conçu précisément pour que de tels événements ne puissent plus advenir. On a comparé cet assaut avec le 11-septembre, mais, ramené à la taille de la population, il représente quinze 11-septembre. On l’a comparé avec le Bataclan, mais c’est seize Bataclan. On l’a comparé avec la « défaillance » de Kippour, mais la guerre du Kippour était une guerre classique, un affrontement entre armées étatiques et où aucun civil n’a été massacré ; c’était une affaire de militaires. Cette fois, ce sont des civils qui ont payé le prix. Oui, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, il s’agit d’une effroyable et radicale nouveauté.
Vous parlez d’un effondrement de l’État israélien, effondrement qui était déjà là, mais que cette attaque du Hamas a confirmé, avec un double désaveu sur le plan de la sécurité et même sur le plan de la diplomatie. Benjamin Netanyahou pensait qu’il avait assuré la paix d’Israël par les accords d’Abraham, conclus en 2020 avec les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan.
Él. Barnavi : L’armée a failli, les services de sécurité ont failli. Nous vivions, moi compris, dans la conviction que nous étions protégés ; personne ne pensait que nous étions à ce point nus et que « l’armée du peuple », la vache sacrée de ce pays, se montrerait incapable d’honorer le contrat moral qui la liait au peuple. Il faudra comprendre ce qu’il s’est exactement passé. La commission d’enquête, qui ne manquera pas d’être mise sur pied, devra répondre à cette question : comment s’explique cette énorme faillite ? Mais on a déjà des éléments de réponse. D’abord, ce que les Grecs appelaient l’hubris : la confiance aveugle dans la supériorité militaire et technologique d’Israël. On a investi des milliards dans cette clôture de séparation avec Gaza, et on s’est dit qu’à présent on était protégé. On a donc négligé les signaux qui existaient tout de même, si imprécis fussent-ils. L’opération était en préparation depuis au moins un an déjà, mais le Hamas a très bien su garder le secret, puisque ses hommes de troupe eux-mêmes ignoraient ce qu’ils allaient faire jusqu’au dernier moment : seuls les commandants le savaient. Et puis, sauf des troupes éparses se prélassant (c’était jour de fête) dans des camps mal gardés, l’armée israélienne n’était simplement pas là. Pendant des heures, le Hamas a pu agir pratiquement en toute liberté, ayant préalablement détruit les caméras de surveillance de la clôture et ne trouvant en face de lui que des kibboutzim, les unités de protection de ces communautés, composées de civils armés, ainsi que les réservistes accourus, avec leur arme personnelle, à l’appel désespéré des assiégés.
Si l’armée a failli, le gouvernement porte l’essentiel de la responsabilité. Depuis sa constitution, en décembre dernier, ce gouvernement a simplement négligé la sécurité du pays, pour se concentrer sur la prise en main idéologique et judiciaire de la société israélienne. Dès le 4 janvier, le ministre de la Justice a lancé sa « réforme judiciaire », en fait un coup d’État législatif destiné à transformer la démocratie israélienne en un régime illibéral, une autocratie électorale sur le modèle hongrois ou turc. Il a donc présenté un programme cohérent pour changer la nature même du régime israélien. Cela a provoqué une énorme réaction populaire : des centaines de milliers d’Israéliens sont descendus, semaine après semaine, dans la rue. C’était notre unique sujet de préoccupation ; toute l’énergie du pouvoir et de la population a été absorbée par cette affaire-là. Pendant quelque dix mois, Israël a vécu dans un état de quasi-guerre civile latente. Tous les secteurs d’activité ont été affectés, Tsahal en premier lieu. Dans une armée qui repose sur les réserves, l’adhésion des civils est essentielle. Cela est surtout vrai dans les corps d’élite, notamment l’aviation, les commandos et les renseignements. Ainsi, dans l’aviation, les réservistes ne font pas de périodes militaires normales : ils sont tout le temps à pied d’œuvre. Les pilotes sont des civils, certes, mais ils s’entraînent au moins un jour par semaine, leurs capacités opérationnelles en dépendent. Toute la structure de l’instruction, dans leurs escadrons, dépend également des réservistes. Et tout cela repose sur le volontariat. Or, des milliers de réservistes dans ces unités d’élite ont publiquement déclaré que, si le coup d’État judiciaire se poursuivait, ils allaient cesser de répondre à l’appel, dès lors que leur contrat avec l’État démocratique était brisé. Les généraux et les chefs des services de sécurité ont essayé de prévenir le Premier ministre des effets que cette crise de confiance ne manquerait pas d’avoir sur l’état de préparation des forces armées ; celui-ci a refusé de les recevoir. Pis, quand le ministre de la Défense a annoncé qu’il allait prendre publiquement la parole pour dire la vérité au peuple, il a été brutalement limogé. Mettre à pied son propre ministre de la Défense parce qu’il ne voulait pas entendre et qu’il ne voulait pas que les gens entendent ce qu’il avait à dire… Une gigantesque manifestation s’en est suivie et Netanyahou a dû reculer.
Netanyahou, dont tout le monde sait que l’objectif unique est d’échapper à la justice de son pays, a constitué à cet effet le gouvernement le plus extrémiste et le plus incompétent de l’histoire du pays : une collection de suprémacistes, de messianiques et d’ultraorthodoxes qui n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils faisaient, et des hauts fonctionnaires dont la loyauté aux ministres et au premier d’entre eux tenait lieu de compétence. Imaginez que l’homme auquel Netanyahou a confié le portefeuille de la Sécurité intérieure, Itamar Ben-Gvir, fut l’un des principaux instigateurs du meurtre de Yitzhak Rabin, un repris de justice dont l’armée n’a pas voulu pour cause d’extrémisme ! Que Bezalel Smotrich, le ministre des Finances et ministre délégué à la Défense en charge de la Judée et de la Samarie, est un fondamentaliste messianique dont le but affiché est non seulement l’annexion des Territoires occupés, mais vider ces territoires de la présence d’Amalek [2] ! Tel est le gouvernement de Benjamin Netanyahou, un homme qui ne croit ni à Dieu ni au Diable, mais qui a besoin de ces gens-là qu’au fond il méprise et qu’il manipule tout en étant leur prisonnier, puisque c’est grâce à eux qu’il espère échapper à la justice de son pays. Tel est le gouvernement qui était aux affaires à la veille de l’attaque du Hamas. C’est cet arrière-plan politique qui explique en partie pourquoi et comment nous sommes tombés de si haut. À la question de savoir où était l’armée ce jour-là, la réponse est qu’elle était en Cisjordanie, occupée à défendre les colonies. Et que l’armée de défense d’Israël est devenue, au fil des ans, une force de police dans les Territoires occupés.
Ce tableau devrait donner quelques clés pour comprendre la surprise meurtrière du 7 octobre. Évidemment, la priorité est désormais l’opération militaire. Mais, une fois que les canons se seront tus, sonnera l’heure des règlements de compte et je ne doute pas que nous assisterons à un véritable réalignement politique. D’après les derniers sondages, s’il y avait demain des élections, Netanyahou et sa coalition seraient battus à plate couture. Lui-même fait l’objet d’un rejet sans précédent : 80 % de la population estime aujourd’hui qu’il est inapte à exercer la fonction de Premier ministre.
On comprend bien que le Hamas a dû profiter de ces défaillances – graves – de l’État d’Israël. Mais pourriez-vous nous faire un bref historique de l’évolution des rapports de force entre l’État d’Israël et le Hamas ?
Él. Barnavi : Le Hamas a été fondé par un prédicateur, cheikh Ahmed Yassine (1937-2004), dans la foulée de la Première Intifada de 1987. C’est une branche des Frères musulmans, ce mouvement fondamentaliste créé en Égypte en 1928 et qui a essaimé depuis à travers le mode sunnite. Axé à l’origine sur le prêche, l’éducation et la bienfaisance, il a rapidement muté et s’est donné des structures quasi militaires. Au début, Israël l’a regardé d’un œil plutôt bienveillant, en se disant, comme l’armée française en Algérie, qu’il valait mieux les religieux que les nationalistes : on les contrôle mieux, ils s’occupent de leurs mosquées… Avant de se rendre compte que ce n’était pas du tout le cas, qu’ils étaient dangereux et qu’il fallait sévir. Le Hamas est alors devenu un mouvement politique et militaire et s’est doté d’une charte. Un document effroyable, d’un antisémitisme délirant, où les Juifs sont décrits comme des singes et des porcs, coupables de tout ce qui est arrivé de mal dans l’histoire de l’humanité, Révolution française comprise ! Ce qu’il faut surtout retenir de cette charte, qui reste valable malgré une tentative de maquillage à la fin des années 1990, c’est cette idée fondamentale du Hamas que la terre de Palestine est waqf, c’est-à-dire un bien religieux musulman inaliénable, que la présence des mécréants sur cette terre est illégitime et qu’il faut donc la débarrasser de toute présence juive, quelle qu’elle soit, et à plus forte raison de cette aberration qu’est un État juif. De manière significative, dans les proclamations du Hamas, les habitants des kibboutzim frontaliers sont appelés « colons ». Tout Juif habitant sur cette terre, où qu’il soit, est un colon, c’est-à-dire une cible militaire légitime, puisque les militaires le sont par définition et que ceux qui ne sont pas militaires l’ont été ou le seront : nous sommes tous – hommes, femmes, enfants et nourrissons – logés à la même enseigne. Aussi bien, l’idéologie du Hamas n’est pas une affaire nationale ; c’est un credo éradicateur. C’est la différence entre le Hamas et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui était et reste un mouvement national et avec lequel on peut, à la longue, aboutir à un compromis. Mais il n’y a pas de compromis possible avec le Hamas : on ne transige pas sur un bien appartenant à Dieu et que ses fidèles ont reçu en héritage. L’extrême droite religieuse en Israël ne dit pas autre chose.
Dans un passage de votre autobiographie [3], vous dites que le conflit israélo-palestinien a débuté comme un conflit national avant de devenir une guerre de religion. Pourriez-vous revenir sur cette part religieuse du conflit ?
Él. Barnavi : Avec le Hamas, le conflit a toujours été une guerre de religion. Certes, tous les Palestiniens ne sont pas dans cette logique-là. Mais le conflit tout entier s’est coloré d’une teinte fortement religieuse, où les Lieux saints, et notamment le plus central d’entre eux, le Mont du Temple (Har ha Bayit en hébreu ; Haram al-Sharif, le « noble sanctuaire », en arabe), jouent un rôle essentiel. Pour un nationaliste, c’est important le Har ha Bayitou le Haram al-Sharif, mais on peut trouver un arrangement : l’essentiel reste la réalisation du projet national. Pour un fondamentaliste, seule la disparition de l’adversaire est susceptible de mettre fin à la querelle. Voilà pourquoi il ne faut surtout pas laisser ce conflit, à l’origine d’abord national, muter en un affrontement de type guerre de religion.
Un peu d’histoire. En 2005, le Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon (1928-2014), décide de vider la bande de Gaza de toute présence israélienne, militaire et civile. Il le fait unilatéralement, sans coordonner le retrait avec une Autorité palestinienne qu’il méprise et dont il se méfie. Que vont faire les Palestiniens de cette bande de terre ? Ils peuvent, en principe, y développer des structures étatiques et économiques et en faire une espèce de vitrine de l’État palestinien à venir. Ce n’est pas ce qui se passe. Les deux frères ennemis, le Hamas et l’Autorité palestinienne se disputent ce bout de territoire. Il y a des élections municipales et législatives, que le Fatah, le parti dominant de l’Autorité palestinienne, perd ; mais le Hamas veut les pleins pouvoirs. Il les aura au bout d’une brève, mais violente guerre civile qui se termine par l’expulsion du Fatah. Aussitôt, Gaza se transforme en rampe de lancement de roquettes contre Israël. C’est à ce moment-là qu’Israël, imité par l’Égypte, impose un véritable blocus, et que s’enclenche une série ininterrompue d’attaques du Hamas – dont la dernière, paroxystique – et de ripostes israéliennes. Une sorte d’équilibre de la terreur s’installe ainsi, où les deux parties trouvent leur compte. Le Hamas émerge comme le seul « mouvement de résistance » efficace (« Hamas » est l’acronyme arabe de « Mouvement de résistance islamique ») : n’a-t-il pas réussi par la force là où l’Autorité palestinienne a échoué par la négociation ? Israël, lui, compte sur le Hamas, qu’il veut assez faible pour ne pas trop le mettre en danger et assez fort pour qu’il se maintienne au pouvoir, pour faire pièce à l’Autorité palestinienne. La logique est simple, simpliste même. En maintenant séparées les deux entités palestiniennes, Gaza et Ramallah, et en ménageant le Hamas au détriment de l’Autorité palestinienne, on écarte toute possibilité d’un État palestinien. Avec qui voulez-vous que nous négociions ? Avec l’Autorité palestinienne qui ne représente qu’une moitié de son peuple ? Avec le Hamas, qui entend nous détruire ? Allons donc… Netanyahou l’a dit très clairement à plusieurs reprises : ceux qui veulent empêcher la création d’un État palestinien doivent donner de l’argent au Hamas… Il faut savoir que les deux tiers du budget du Hamas, à savoir l’argent qatari et celui de l’Autorité palestinienne, transitent par des comptes bancaires qui opèrent avec l’assentiment d’Israël (seul le tiers qu’assurent au mouvement islamiste les taxes qu’il impose à la population échappe à la surveillance d’Israël). On a maintenu cette politique aussi longtemps qu’on a pu, en dosant autant qu’on a pu l’action militaire et en ne prenant jamais la décision d’« en finir avec le Hamas ». En finir avec le Hamas, cela supposait de faire quelque chose de significatif avec l’Autorité palestinienne. Or, c’est précisément ce dont on ne voulait pas entendre parler. C’est cette politique qui nous a conduits à la tragédie que nous vivons. Netanyahou le savait depuis longtemps : le Hamas est un voisin avec lequel nous ne pouvions pas vivre à la longue. Mais, malgré ses proclamations martiales, il a choisi en toute connaissance de cause de ne rien faire.
Quelle était, tout au long de ces années, l’attitude des Israéliens membres du camp de la paix ? Il y avait en gros deux écoles. L’une assurait qu’il fallait « parler avec le Hamas ». L’organisation, disait-on, avait montré qu’elle pouvait faire preuve d’un certain pragmatisme et elle était susceptible d’évoluer, tout comme l’avait fait l’OLP. L’autre considérait qu’il était illusoire de chercher à parler avec le Hamas. Étant ce qu’il est, le Hamas ne pouvait pas plus changer que nos propres fondamentalistes. Détruire Israël a toujours été et reste sa raison d’être. Pour avoir cultivé une longue familiarité, professionnelle pour ainsi dire, avec les fous de Dieu, je me suis toujours reconnu dans l’école sceptique. Je suis navré d’avoir eu raison. Évidemment, aujourd’hui, plus personne ne dit qu’il faut parler avec le Hamas…
Y a-t-il une symétrie, du côté d’Israël et du côté palestinien arabe, de la part prépondérante du facteur religieux dans le conflit ?
Él. Barnavi : Il y a une symétrie apparente, mais un peu faussée. Dans le monde musulman, la montée en puissance de l’élément religieux est due à la difficulté d’épouser la modernité et à la faillite des différentes solutions imaginées pour y parvenir. Pour ne mentionner que les Arabes, ils ont tout essayé : le libéralisme, le nationalisme, le panarabisme, le socialisme… Tout s’est effondré, rien n’a fonctionné. Que restait-il ? Beaucoup en ont tiré la conclusion que la seule chose qu’ils n’avaient pas essayée, c’était ce qui leur était propre, ce qu’ils avaient de plus authentique. « L’islam est la solution », tel fut le slogan des Frères musulmans égyptiens. Dans la vague révolutionnaire qui a balayé le monde arabe du Maghreb au Machrek, les éléments les plus avancés, les plus laïcs, les plus libéraux étaient aux avant-postes, avant d’être débordés par les religieux. À Paris ou à Bruxelles, je contemplais, inquiet, l’enthousiasme, au demeurant compréhensible, pour les révolutions arabes. C’est que les gens regardaient à la télévision ce qu’il se passait place Tahrir, au Caire, et constataient que ces jeunes, qui affrontaient les forces de l’ordre en hurlant des mots d’ordre libéraux, étaient à leur image. Erreur de perspective, il fallait regarder ce qu’il se passait dans les campagnes, chez les fellahs, dans les banlieues, là où l’encadrement social, culturel et économique était assuré par les Frères musulmans. Naturellement, ce sont eux qui ont remporté les élections, avant d’être chassés du pouvoir par un régime militaire encore plus dur que celui de Hosni Moubarak. En Israël, c’est différent. La raison de la montée du religieux n’est pas la faillite du modèle pionnier laïc, qui a plutôt bien réussi. La raison en est l’essoufflement de l’idéologie sioniste d’origine, à cause précisément de son succès. Les idéologies qui réussissent s’étiolent et se dégradent en nostalgie, en slogans creux, en survivances institutionnelles vides de sens et en gardiens du temple bedonnants. C’est dans ce gouffre que se sont enfoncés les partisans du national-religieux, promoteurs ardents d’un néosionisme messianique, naguère ultraminoritaire au sein du mouvement national juif. Après la guerre des Six Jours (1967), lorsque nous avons conquis la Judée, la Samarie et la Vieille Ville de Jérusalem, soit le véritable berceau historique du peuple d’Israël, ils se sont propulsés au cœur du système. Les autres, les gens comme moi, saisis de stupeur, de timidité, d’un peu d’envie, aussi, à l’égard de leur énergie et de leur enthousiasme « pionnier », les ont laissés faire, lorsqu’ils ne les ont pas encouragés. Ce sont les sionistes laïcs de gauche, à l’époque toujours au pouvoir, qui ont fait le lit des intégristes, par laxisme, par inertie, par incapacité à relever le défi, par cette espèce de nostalgie pour leur propre jeunesse que cultivent toujours les vieux révolutionnaires qui contemplent avec un mélange d’effroi et de respect leurs émules dévoyés. Ils ont cru pouvoir chevaucher le tigre, sans comprendre que le tigre est une monture dangereuse. C’est un processus très différent de celui à l’œuvre au sein du monde musulman, mais avec un résultat similaire, puisque les religieux sont au pouvoir (le Likoud lui-même, autrefois le parti de la droite séculière, est largement devenu un parti religieux) et qu’aujourd’hui, l’élément idéologique le plus dynamique, le plus conquérant, ce sont eux. Ils ont une vision du monde à défendre et elle est parfaitement cohérente. Quand vous demandez à un nationaliste de droite séculier comment, à son avis, il convient de traiter la question palestinienne, il n’a pas de réponse, sinon s’accrocher au statu quo. Le nationaliste religieux, lui, a une réponse : Dieu y pourvoira. Avec une telle « solution », il n’y a plus qu’à se taire. Ce qu’il reste à faire, c’est donc de les battre dans les urnes afin de les empêcher de nuire. Car on ne peut pas davantage convaincre l’extrême droite religieuse israélienne que le Hamas. Du point de vue idéologique, du point de vue des structures mentales, on est devant le même phénomène. Dieu y pourvoira : c’est écrit. La lecture littérale des textes sacrés fournit un système explicatif global, intemporel et définitif. « C’est écrit », et c’est parce que « c’est écrit » qu’Yitzhak Rabin a été assassiné et que des Juifs préparent activement l’érection du troisième Temple à Jérusalem en lieu et place des mosquées, en cherchant la vache rousse dont les cendres sont censées purifier le lieu (Nombres 19, 2), en cousant les habits du grand-prêtre exactement d’après les indications du texte (Exode 28), en essayant de faire passer en contrebande des brebis sur le mont du Temple pour le sacrifice… On en est là.
L’État d’Israël a commencé à lancer une riposte de grande ampleur, qui laisse craindre un désastre humanitaire dans la bande de Gaza. Pensez-vous qu’il y a des solutions possibles pour l’éviter ?
Él. Barnavi : Gaza est un territoire de moins de 400 kilomètres carrés sur lequel s’entassent plus de deux millions de personnes. Si vous voulez démanteler les structures politiques et militaires du Hamas, comme nous avons l’intention de le faire, il n’y a aucun moyen d’éviter une tragédie humaine. Il faut essayer autant que faire se peut, mais on ne peut pas complètement l’éviter. Après tout, si l’on veut éliminer le Hamas, il faut bien aller là où il se trouve. Et il se trouve au sein de la population civile. Lors des opérations précédentes, Tsahal avait mis au point un certain nombre de procédures pour limiter au maximum les dégâts dits « collatéraux ». Ainsi, avant de bombarder un immeuble qui abritait des bureaux du Hamas ou au sous-sol, des ateliers de fabrication d’armements, on « frappait sur le toit » (selon l’expression consacrée), c’est-à-dire qu’on y lançait une bombe dépourvue d’explosif pour avertir les occupants. Le Hamas, qui le sait très bien, planque volontairement ses centres de commandement dans des hôpitaux, des mosquées et des écoles. Croyez-moi, ce n’est pas de la propagande israélienne, c’est un fait : ils se servent de la population comme d’un bouclier humain. Aujourd’hui, dans l’opération en cours, on a abandonné un certain nombre de précautions. Ce sera donc pire, surtout parce que l’armée cherchera à détruire les quelque 500 kilomètres de tunnels creusés dans le sous-sol du territoire. Afin de limiter autant que faire se peut les dégâts, Tsahal a imaginé un système d’évacuation des habitants. À l’heure où je vous parle, environ un million de Gazaouis ont pris le chemin du sud de la bande où, en principe, ils devraient échapper aux bombardements. Le Hamas, lui, cherche à les retenir par la force… Voilà l’équation, et c’est une équation épouvantable. On accuse toujours Israël de faillir au principe de proportionnalité dans la riposte. Mais quelle est cette proportionnalité ? Tuer, violer, enlever exactement le même nombre d’adultes, d’enfants et de nourrissons palestiniens ? Jamais une campagne militaire ne s’est déroulée selon ce principe. Ce que l’on peut dire, c’est qu’à partir d’un certain seuil, on est dans l’horreur pure et qu’il ne faut pas aller au-delà. Mais cela ne se juge pas au trébuchet, parce que le trébuchet en l’occurrence n’est pas opérant. À moins de dire, comme certains, y compris en Israël, que le sang a déjà assez coulé, qu’il ne faut pas encore ajouter du sang au sang et qu’il vaut mieux ne pas riposter du tout. Ce n’est pas ma position ni celle de l’immense majorité de mes compatriotes. Parce que, si l’on passe les massacres du 7 octobre par pertes et profits, c’en est fini de la capacité de dissuasion d’Israël. Au Proche-Orient, cela tiendrait du suicide.
Vous êtes un bon connaisseur de la France et de la presse française. Alors comment percevez-vous les réactions de l’État français et de la société française ?
Él. Barnavi : Je suis évidemment avec beaucoup d’attention ce qu’il se passe en France ; je suis même devenu un des participants au débat. Je pense que le gros de la classe politique et de l’opinion publique a bien réagi. Il y a eu un énorme élan de sympathie en France, comme dans le reste du monde occidental. Pour une raison simple : d’abord, il y a l’horreur elle-même, qui a révulsé les gens. Il y a aussi le fait que ce qui s’est passé ici a réveillé le souvenir cuisant du Bataclan pour les Français et du 11-septembre pour les Américains. De ce point de vue, les ressorts les plus intimes de la psychologie collective ont joué en faveur d’Israël. Je disais tout à l’heure qu’il y avait des « poches » hostiles – gauchistes, intellectuelles et islamistes évidemment. L’une des plus déplaisantes est celle qui fait tache autour de Jean-Luc Mélenchon et de ses amis, ce qui n’est pas vraiment une surprise. Mais je constate qu’il y a de gros désaccords au sein de la Nupes et que, dans la gauche modérée, les réactions ont tout compte fait été à l’unisson de l’opinion française.
Ces clivages ne sont pas une exclusivité française. On les constate partout en Occident. Dans certaines universités d’élite américaines (Harvard, Columbia), des dizaines d’organisations se sont positionnées franchement en faveur du Hamas. Un phénomène bruyant, mais très minoritaire. Mais il le sera de moins en moins. Au fur et à mesure que la campagne militaire s’intensifiera, la sympathie pour Israël va s’éroder. Je m’empresse de dire que, contrairement à un certain nombre de mes compatriotes, je trouve cela naturel et pas seulement en raison de la versatilité bien connue de l’opinion publique : on ne peut pas rester indifférent au malheur qui frappe la population de la bande de Gaza. C’est très difficile de faire la part des choses. Les Français qui ne sont pas directement concernés sont sans cesse sollicités par d’autres conflits ; ils posent sur ce qui se passe ici un regard forcément un peu distrait, nécessairement mal informé.
Quelles solutions envisagez-vous ? L’Europe a-t-elle un rôle à jouer ?
Él. Barnavi : Je pense que l’Europe a un rôle essentiel à jouer. Je suis d’ailleurs en train de travailler au sein d’une organisation non gouvernementale pour précisément demander aux responsables français d’agir dans ce sens. Nous n’avons pas, nous Israéliens, les clés pour sortir par le haut de cette tragédie. Nous n’allons pas réoccuper la bande de Gaza pour y gérer une population de plus de deux millions d’âmes. Si vraiment le but est de détruire le Hamas dans ses capacités militaires comme dans ses structures politiques (c’est apparemment le cas) et à condition que ce but soit atteignable (et je crois qu’il l’est), qui va gouverner le territoire ? Il n’y aura personne dans la bande de Gaza pour remplacer le Hamas ; il faudra donc apporter, ou importer, des éléments extérieurs. La France est à même de constituer autour d’elle une coalition de bonnes volontés pour remplir le vide créé par le démantèlement du Hamas. Concrètement, cela veut dire qu’il faudra tout de suite travailler sur trois fronts, presque simultanément : sécuriser le territoire en mettant en place une force internationale composée d’éléments venus d’Europe, des États-Unis et des États arabes voisins. Commencer aussitôt la reconstruction : cela coûtera beaucoup d’argent, mais c’est le moindre des problèmes ; l’essentiel est que l’on voie tout de suite des grues sur le terrain, que les gens aient un horizon d’espoir. Et remettre en selle l’Autorité palestinienne pour qu’elle assure l’intérim du pouvoir.
Mais avec quels interlocuteurs ?
Él. Barnavi : On n’a pas besoin d’interlocuteurs. On ne se parle pas encore. Il faut juste qu’il y ait une transition du pouvoir. Le seul organisme légitime sur le plan international, le seul reconnu par tout le monde, y compris par Israël, c’est l’Autorité palestinienne. Aussi est-ce à elle de prendre le relais. Après, on verra comment élargir ces mesures à l’ensemble des territoires palestiniens. En clair, je vois la bande de Gaza, et la tragédie qui s’y déroule, comme un levier pour recommencer enfin à s’occuper du problème palestinien, du conflit israélo-palestinien, de façon sérieuse. Vous savez, des pires catastrophes émergent parfois les solutions les plus spectaculaires. Songez de quels abîmes est sortie l’Union européenne, ou l’État d’Israël… Je ne désespère pas. C’est lorsque les humains sont acculés, lorsqu’ils touchent le fond, qu’ils se rabrouent et finissent par remonter à la surface. À condition qu’ils ne soient pas abandonnés à leur sort. C’est le rôle historique de l’Europe, un rôle à sa mesure. Il y va de ses propres intérêts et de ses valeurs.
Notes :
[1] « Groupes d’intervention », unités mobiles d’extermination du IIIᵉ Reich allemand. [2] Dans le judaïsme, Amalek représente la figure archétypale de l’adversaire ; dans le Livre de l’Exode, il est présenté comme le chef d’une tribu, les Amalécites, qui attaque les Hébreux dans le désert du Sinaï après la sortie d’Égypte. [3] Confessions d’un bon à rien, Grasset, 2022. [4] Historien et essayiste, professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv, ancien ambassadeur d’Israël en France (2000-2002), conseiller scientifique auprès du Musée de l’Europe à Bruxelles et directeur scientifique de la société Tempora, a publié une vingtaine d’ouvrages sur le XVIe siècle français et européen, sur l’histoire contemporaine d’Israël et du peuple juif, ainsi que des études dans des revues professionnelles en Europe, aux États-Unis et au Canada et des articles d’analyse politique dans la grande presse, en Israël et à l’étranger (France, Belgique, Espagne, Italie), titulaire de plusieurs prix, dont le Grand prix de la Francophonie de l’Académie française, reçu en 2007 pour l’ensemble de son œuvre.À lire aussi :
Denis Charbit, Israël et ses paradoxes
Steve Jourdin, Israël : autopsie d’une gauche (1905-1995), préfacé par Élie Barnavi
Raphaël Zagury-Orly, Le dernier des sionistes
Source : https://www.revue-etudes.com/article/et-maintenant-quel-avenir-pour-israel/26525
(article en libre accès)