De l’événement Jésus à la démarche christique
Dans son numéro de novembre-décembre 2023, la revue Les réseaux des Parvis posait la question : « La voie de Jésus de Nazareth, toujours d’actualité ? » Nous publions ici la contribution de Jean-Bernard Jolly.
J’ai cheminé assez longtemps avec la Lettre, puis avec les Parvis pour que je me sente motivé par cet appel. D’autant qu’il vient à un moment où je suis amené par l’âge à me demander moi-même ce que j’ai fait (et pas fait) et donc où j’en suis. Pourtant ce texte risque de ne répondre qu’imparfaitement à ce que l’on attend généralement d’un témoignage.
Éditeur de revue, travaillant dans l’Éducation nationale, puis collaborateur des Parvis, gestionnaire de sites internet, il m’a toujours fallu lire et écrire, beaucoup, et c’est là une des dernières choses auxquelles je tiendrai.
J’ai choisi d’entrer dans une famille religieuse dont l’imaginaire collectif (la spiritualité) est marqué par les défis de l’histoire. La place de la religion dans la réalité humaine a très tôt été un sujet de réflexion, car relevant du mouvement chrétien dans sa version catholique. Le « mouvement chrétien », terme qui pointe vers une dynamique issue du Christ, parle davantage que celui de christianisme, qui renvoie à un parti ou une école de pensée. Entré dans une congrégation de prêtres, j’ai choisi d’être ordonné prêtre. Mais ma manière de voir le presbytérat m’a toujours rendu marginal. Les bouleversements que connaît le statut du prêtre dans l’Église catholique ne sont pas pour moi une surprise. Dès mes années d’études, je voyais que le « long fleuve tranquille » du sacerdoce d’ancien régime était en passe d’être balayé, même s’il gardait une surface sociale assez importante (qu’il garde d’ailleurs encore malgré les évolutions cataclysmiques). Je continue à exercer, à la demande, les fonctions qui y sont attachées. Cela me permet d’aborder dans la perspective particulière du mouvement chrétien les thèmes du projet de Parvis.
Ce n’est pas le discours religieux qui m’importe d’abord. Tout discours est fait pour être traduit. Mais le mouvement global de sortie de la religion est bien autre chose qu’une question de langage. Les références à la dévalorisation du religieux sont innombrables. La question de Parvis fait allusion à l’œuvre de Marcel Gauchet sur le désenchantement du monde. La thèse de ce livre, une lecture assidue de l’histoire me l’avait fait entrevoir. Il y a d’origine dans le mouvement chrétien un refus qu’il dépende de la sphère politique. La prééminence du politique a mené à une dévalorisation de la sphère religieuse au sein de l’expérience humaine.
Il m’a toujours semblé qu’il y avait un lien entre la dévalorisation de la sphère religieuse et sacrale, l’extension du mouvement chrétien et la montée de la science moderne et contemporaine. Ce rapport peut sembler paradoxal, étant donné l’opposition apparemment frontale entre le mouvement chrétien et la forme nouvelle de science que la Renaissance a reprise de l’antiquité grecque, en lui donnant une portée et une puissance sans précédent. C’est pour cela que j’ai tenu à acquérir une formation de base scientifique. C’est pour moi un étonnement toujours renouvelé : le dynamisme de la science reste inépuisable dans tous les domaines de la recherche fondamentale, même si la technique se trouve aujourd’hui face à des apories résultant de ses succès même. C’est l’un des moteurs les plus importants d’une universalité concrète qui prend corps dans l’humanité depuis le début de l’ère moderne. Il se trouve que l’un des autres moteurs d’universalisation a été l’insatiable appétit de conquête des entités politiques européennes, qui les ont amenées à des entreprises impériales d’une ampleur inouïe, par rapport auxquelles les réalisations des empires historiques, et de l’Empire romain dont elles se veulent héritières, apparaissent négligeables. De ce fait, les mouvements religieux extérieurs d’origine à la sphère chrétienne ont été contraints de se mesurer au mouvement chrétien. Même ce que l’on nomme les cultes traditionnels ont dû se repenser en fonction de la réalité impériale liée à l’expansion du mouvement chrétien, et à l’impact de la science et de la technique. Chacun d’entre eux l’a fait à sa manière et à son rythme. Mais la dévalorisation du sacré liée au mouvement chrétien les a tous affectés [1].
Science et empire sont des faits d’histoire que l’on peut relire de manière critique, mais non pas nier. Les entités européennes qui ont porté l’expansion impériale tout en développant la science moderne étaient chrétiennes. Comme si la matrice de leur volonté de puissance universelle, confortée par la maîtrise de la science, était contenue dans la logique du mouvement chrétien. Elles s’y sont coulées tout en s’attachant à le dévaloriser.
« L’événement Jésus » a marqué l’histoire humaine d’une manière indélébile. Son influence se diffuse en tache d’huile, de conscience à conscience. L’initiative du Christ, dans la trame de violences qui tisse l’histoire, a été de révéler l’inanité de la violence. Elle est illusoire en ce que tuer l’autre ne me fait pas échapper à ma mort. Et elle asservit, car les pouvoirs mondains se sont justifiés de la peur de la mort pour assurer leur domination. Le Christ libère de l’illusion et de la tromperie de pouvoirs qui se posent comme absolus, donc sacrés. Ainsi récuse-t-il toute tentative d’asservir le mouvement chrétien par le pouvoir politique. Il reste la pierre sur laquelle butent les absolutismes et les totalitarismes du monde. Cela alors même que le mouvement chrétien s’est dilué en s’étendant, se voulant ouvert à tous, chacun étant capable de reprendre pour lui la démarche christique à la mesure de sa conscience.
Note :
[1] Le fanatisme religieux relève de la dévalorisation du sacré, car il tente de récupérer par la violence ce qui a été rendu inopérant du fait de la modernité.