Les conservateurs critiques du pape veulent un schisme à retardement
Roland Müller.
Madrid – À cause de la déclaration « Fiducia supplicans », le pape est dans la ligne de mire des critiques conservateurs. Le site d’information espagnol « Religión Digital » a donc lancé une campagne de soutien à François. Dans une interview accordée à katholisch.de, le rédacteur en chef José Manuel Vidal explique les raisons de cette campagn
La déclaration de bénédiction « Fiducia supplicans » du dicastère de la foi du Vatican continue d’échauffer les esprits depuis sa publication en décembre. L’une des conséquences de ce document a été une critique massive de la part d’ecclésiastiques et de fidèles conservateurs à l’encontre du pape François et de son préfet responsable, le cardinal Víctor Manuel Fernández. Pour contrer cette tempête, le site d’information espagnol « Religión Digital » a lancé une campagne de soutien au pape. José Manuel Vidal, directeur du média, expose dans une interview combien de personnes ont déjà participé, ce qui distingue la critique progressiste de la critique conservatrice de l’Église – et comment François lui-même a réagi à cette action.
Monsieur Vidal, pourquoi avez-vous lancé la campagne de soutien au pape François ?
Ce n’est pas la première fois que nous exprimons notre soutien au pape – nous l’avions déjà fait il y a quelques années. Cela fait partie de notre ligne éditoriale de soutenir les réformes de François. Nous avons lancé notre campagne actuelle en janvier pour répondre aux critiques acerbes contre « Fiducia supplicans ». Selon nous, les critiques rigoristes du pape sont peu nombreux, mais ils font beaucoup de bruit. Nous voulons y remédier. Avec notre campagne, nous voulons donner à tous les fidèles – les laïcs, mais aussi les prêtres et les évêques – la possibilité de montrer à François qu’ils l’apprécient et qu’ils soutiennent ses réformes.
Vous avez évoqué les critiques virulentes à l’encontre de François et de sa ligne de politique ecclésiastique. En quoi la critique de l’actuel chef de l’Église se distingue-t-elle de celle de ses prédécesseurs ?
Actuellement, les critiques à l’encontre du pape sont exprimées de manière très ouverte et polémique, cela a beaucoup changé par rapport au passé. L’une des raisons en est l’orientation générale du pape François, qui met l’accent sur un autre point que ses prédécesseurs. Dans l’Église, il y a toujours des opinions et des préférences différentes, mais elles ne conduisent généralement pas à une rupture avec la communauté ecclésiale. Pour que tous se retrouvent dans cette unité, le pendule de la politique ecclésiale change parfois d’orientation – c’est en tout cas ce que j’observe. Même sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, il y a eu des critiques à l’encontre de ces deux papes. Je pense par exemple à la déclaration de Cologne de 1989, dans laquelle plusieurs centaines de théologiens d’Allemagne et du monde entier ont critiqué le pape Jean-Paul II. Lorsque les forces ecclésiastiques progressistes protestent contre l’Église officielle, cela ne va généralement pas au-delà d’un certain point, de sorte que la communauté ne soit pas détruite. Mais l’orientation du pontificat actuel n’est plus conservatrice et ce sont désormais les partisans d’une idéologie rigoriste, comme les appelle François, qui protestent – et si ce groupe émet des critiques, il est également prêt à rompre l’unité ecclésiale. Car l’idéologie ne comprend rien à la communion. Mais le schisme n’est alors généralement qu’une menace en l’air. Les ultraconservateurs veulent faire peur et cherchent à attirer l’attention.
Si l’on regarde toutefois les critiques extrêmes de François, comme l’évêque américain Strickland ou l’ancien nonce, l’archevêque Viganò, un schisme semble être du domaine du possible. En tout cas, ils rassemblent des partisans autour d’eux et continuent à polémiquer contre le pape, même après des mesures de rétorsion.
Ces hommes d’Église n’aspirent pas à une rupture totale de la communion, mais seulement à un schisme à retardement. Même s’il n’y a pas de rupture officielle avec le pape François, cette démarche marque la fin du sentiment d’attachement à l’Église romaine et elle est de ce fait aussi efficace qu’un schisme. Cela ne concerne pas seulement les deux évêques cités, mais aussi d’autres pasteurs et cardinaux de ce cercle de critiques, comme Burke, Müller ou Sarah. Ce qui me bouleverse, c’est que ce sont des porteurs de pourpre qui polémiquent ainsi contre le pape, car la couleur de leur soutane est censée symboliser la volonté de défendre le pape et l’Église au prix de son propre sang si nécessaire. Dans le passé, il n’y a jamais eu de telles critiques de la part d’hommes d’Église aussi haut placés à l’encontre du pape, comme c’est le cas aujourd’hui. Parallèlement, leur comportement virulent est soutenu par des mouvements politiques d’extrême droite dans le monde entier, par exemple aux États-Unis, mais aussi en Espagne et dans d’autres pays. Ainsi dotés d’argent et d’influence, ils mènent des campagnes politiques pour déstabiliser les fidèles, afin que toute réforme initiée par le pape François se heurte à une tempête de critiques.
Quel est le rôle d’Internet et des médias sociaux dans ce mélange ?
Les débats sur l’Église et la religion se déroulent en grande partie sur Internet et dans les médias sociaux, ne serait-ce que parce que de nombreux journaux et chaînes laïques n’abordent pas les thèmes ecclésiastiques. Dans de nombreux pays, l’Église n’est plus un acteur social important. Et lorsqu’elle apparaît dans l’actualité, c’est généralement à cause du scandale des abus sexuels. Dans les bulles des médias sociaux, où l’on discute de l’Église, les catholiques progressistes sont en minorité par rapport aux ultraconservateurs. Les rigoristes sont également devenus plus implacables dans les débats sur Internet. Un exemple : Sur « Religión Digital », nous avons dû désactiver notre fonction de commentaire, car nous ne pouvions tout simplement plus maîtriser les nombreux commentaires des détracteurs. Avec notre campagne pour le pape François, nous voulons contribuer à ce que les voix modérées et progressistes soient à nouveau plus visibles dans les discussions sur le net – et ce grâce à un journalisme de qualité. Car les médias catholiques ultraconservateurs ne travaillent pas proprement, ils mélangent toujours les nouvelles et les opinions. En Espagne, nous appelons cela du « journalisme de comptoir ».
Comment se présente exactement votre campagne de soutien à François ?Nous voulons donner au « saint peuple de Dieu », comme le dit François, la possibilité d’exprimer sa proximité et son soutien au pape. Il est possible d’envoyer à une adresse e-mail spécialement créée à cet effet de brefs messages d’encouragement au pape ou tout simplement son nom pour une liste de soutien. Jusqu’à présent, nous avons plus de 7.100 participants du monde entier qui parlent de François par exemple comme d’une « bénédiction de Dieu » et qui écrivent très clairement dans leurs petits messages que sans lui, l’Église ne serait pas dans le processus de réforme dans lequel elle se trouve actuellement. Ce sont vraiment de beaux messages qui nous parviennent. Plusieurs évêques d’Amérique latine ont déjà participé, les évêques supérieurs espagnols sont plus réticents. L’idée est de remettre au pape la liste des soutiens avec les messages après le 13 mars, date anniversaire de son élection, afin qu’il puisse voir le soutien à sa ligne de conduite. Nous avons déjà reçu le feu vert du Vatican pour une rencontre personnelle avec François, mais la date exacte n’a pas encore été fixée.
Qui a participé à votre campagne ?
De nombreux ordres religieux et leurs membres participent, en particulier les congrégations de religieuses. Certaines universités catholiques participent également, comme l’Université pontificale de Salamanque. Des ONG et d’autres organisations à vocation sociale ont également signé. Et de nombreux théologiens, qui collaborent par ailleurs avec notre site, y participent – parmi eux, des théologiens aussi renommés que le célèbre théologien de la libération Leonardo Boff. Ils nous ont envoyé des textes que nous publions au fur et à mesure.
Pourquoi les gens veulent-ils exprimer leur soutien au pape ?
Le pape donne beaucoup d’espoir aux croyants parce qu’il a fait pencher le balancier de la politique de l’Église de l’autre côté – pour rester dans l’image que j’ai utilisée plus haut. Je le vois aussi comme ça : l’accent n’est plus mis sur les vérités immuables de la foi, mais sur la miséricorde de Dieu, sur les pauvres, sur la critique du capitalisme. C’est peut-être aller un peu loin, mais il me semble que pour la première fois, les croyants sont fiers du pape et se glorifient carrément de lui dans la société moderne.
« Le pape donne un grand espoir aux fidèles parce qu’il a fait pencher le balancier de la politique ecclésiastique de l’autre côté ». -Citation : José Manuel Vidal
Ne portez-vous pas un regard un peu trop positif sur François ? Il n’y a pas encore eu de grandes réformes durant son pontificat.
Vous avez raison, jusqu’à présent il y a peu de vraies réformes et pour beaucoup de gens dans l’Église, le simple changement du style papal par François est trop peu. Ils demandent des réformes de grande envergure dans un avenir proche. Mais les changements dans l’Église ont besoin de temps – notamment pour qu’après François ne vienne pas un pape qui reviendra sur les réformes parce qu’elles sont arrivées trop vite et qu’elles n’ont pas assez de soutien. Cela s’est déjà produit une fois après les papes du Concile Vatican II – sous le pape Jean-Paul II. En outre, les réformes ont besoin d’une large acceptation au sein du peuple de Dieu. C’est ainsi que je comprends le synode que François a convoqué. Il veut dire à tous : faites-moi part de ce que nous devons changer, et nous le ferons tous ensemble. Il y a surtout trois points sur lesquels il faut faire quelque chose dans l’Église : l’attitude envers les femmes, la morale sexuelle et le cléricalisme. Le pape s’est surtout attaqué au cléricalisme. Les deux autres tâches sont beaucoup plus difficiles à maîtriser, on le voit par exemple à la critique virulente d’une déclaration comme « Fiducia supplicans » qui ne va pas particulièrement loin. Imaginez ce que cela donnerait sur d’autres sujets ! Mais les réformes vont arriver. François aborde déjà ces trois points à petits pas, comme le montre par exemple le fait que lors de la dernière réunion du conseil des cardinaux, trois femmes étaient présentes pour discuter avec le pape de l’ordination des femmes – l’une d’entre elles étant une évêque anglicane. Cela n’aurait pas été envisageable avant ce pape. Ce geste en dit déjà long. Avec la fin du synode mondial sur la synodalité et l’année sainte 2025, il y aura certainement des réformes concrètes sur ces questions.
À côté de votre campagne pour le pape, il y a aussi des actions qui sont dirigées contre François et «Fiducia supplicans ».
L’origine de ce genre d’initiatives est claire. Le site Internet ultraconservateur canadien « LifeSiteNews » est par exemple derrière tout cela. Ce n’est en fait pas nouveau. En Espagne, il y a une campagne contre la déclaration du Vatican, lancée par plusieurs prêtres. La plupart d’entre eux viennent de l’archidiocèse de Tolède, un archevêché vénérable et traditionnellement très conservateur. Le séminaire de Tolède a donné naissance à de nombreux prêtres et évêques connus pour leur attitude traditionnelle. Dans l’Église espagnole, on les appelle aussi le « clan de Tolède ». Et c’est précisément ce « clan de Tolède » qui a initié la campagne de signatures contre la « fiducia supplicans » sur Internet – qui est d’ailleurs toujours en cours. Ces prêtres conservateurs souhaitent ainsi porter un coup symbolique au pape et à son préfet de la foi. Ils veulent faire du bruit et priver François d’une marge de manœuvre pour qu’il n’aille pas plus loin dans ses réformes.
Savez-vous si le pape François a entendu parler de votre campagne de soutien à « Religión Digital »?
Nous savons de première main, par exemple par le cardinal Fernández, que le pape se réjouit de notre soutien et souhaite que nous continuions. Il ne s’est pas exprimé publiquement sur notre action, ce qui est compréhensible. Lors de notre rencontre avec François après le 13 mars, date limite de la campagne, nous saurons ce qu’il pense exactement de notre initiative.