Le respect de la dignité infinie, y compris au sein de l’Église
Juan José Tamayo.
Le document Dignitas infinita, du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, récemment rendu public, est le reflet le plus fidèle des deux tendances qui coexistent dans l’Église catholique et chez le Pape lui-même : (a) la tendance sociopolitique et économique, dans la continuité de la pensée de François, qui critique le néolibéralisme, qu’il définit comme injuste à la base, et la culture du jetable, qui coïncide avec la théorie de la nécropolitique d’Achille Mbembe ; (b) la tendance morale, qui reproduit les orientations traditionnelles du magistère ecclésiastique sur des questions telles que l’origine et la fin de la vie, la sexualité, la théorie du genre, le changement de sexe, etc. , avec peu ou pas de progrès.
Le document propose une analyse rigoureuse de certaines des violations les plus graves de la dignité humaine, dont les suivantes : le drame de la pauvreté et l’émergence de nouvelles formes de pauvreté ; la tragédie des guerres qui constitue une « défaite de l’humanité » ; l’empoisonnement de la maison commune ; la maltraitance des migrants et le non-respect de leurs droits fondamentaux ; la traite des êtres humains, qu’il qualifie de « crime contre l’humanité », le trafic d’organes et de tissus humains, l’exploitation des enfants, le travail forcé, la prostitution ; les abus sexuels, qui « laissent de profondes cicatrices dans le cœur de ceux qui les subissent » ; les violences faites aux femmes, avec l’accent mis sur les féminicides, et les grandes inégalités entre hommes et femmes ; la gestation pour autrui (GPA), qui fait de l’enfant « un simple objet » et porte atteinte à la dignité des femmes ; la violence numérique ; la mise à l’écart des personnes handicapées ; les génocides ; la peine de mort, etc., etc.
Sur le plan moral, il tend à répéter les mêmes condamnations. Il me semble étranger aux évolutions de la société et se heurte de plein fouet au mouvement féministe et à plus d’un parlement qui ont adopté des lois élargissant les droits de l’Homme et défendant l’égalité réelle entre les hommes et les femmes en réponse aux revendications légitimes du féminisme en matière de justice de genre. Après la publication de ce document, il me semble de plus en plus difficile, voire impossible, de réconcilier le Vatican avec la théorie et la pratique féministes, une question en suspens qui, si elle ne se fait pas, continuera à entraîner l’abandon de l’Église par les femmes.
Voyons quelques exemples. Il décrit la théorie du genre comme « extraordinairement dangereuse » et l’une des manifestations les plus graves de la « colonisation idéologique » parce qu’elle cherche à nier la différence sexuelle. Il nie son caractère scientifique, alors qu’il s’agit d’une théorie aux fondements anthropologiques et éthiques solides. Il évolue dans le paradigme de la binarité sexuelle. Il s’oppose au changement de sexe au motif que « en règle générale, il risque de porter atteinte à la dignité unique que la personne a reçue dès le moment de la conception ».
Je me permets de suggérer à François et au Dicastère pour la Doctrine de la Foi de se rapprocher de la théologie féministe, de lire ses textes, qui ont un fondement biblique solide, et d’entrer en dialogue avec les théologiennes qui travaillent dans ce sens.
Je me suis souvent demandé, et je me demande à nouveau après avoir lu ce document, pourquoi le pape est si profondément en phase avec les mouvements populaires, qu’il a rencontrés à plusieurs reprises et dont il partage les trois revendications « Terre, toit et travail », et qu’il n’a pas rencontré une seule fois les mouvements féministes, qu’il critique fréquemment et, dans ce document, d’une manière particulière, avec des disqualifications que je trouve irrespectueuses. Je me permets de suggérer à François et au Dicastère pour la Doctrine de la Foi de s’approcher de la théologie féministe, de lire ses textes, qui ont un fondement biblique solide, et d’entrer en dialogue avec les théologiennes qui travaillent dans ce sens. Nous ne serons pas déçus. Ce sera un dialogue enrichissant.
Le document développe sa critique de l’euthanasie et du suicide assisté. Il condamne radicalement l’avortement au motif que « la dignité humaine est intrinsèque et valable dès le moment de la conception ». Mais il ne s’arrête pas là, il va plus loin, jusqu’à considérer que l’acceptation de l’avortement, si répandue aujourd’hui, « constitue un signe évident d’une crise très dangereuse du sens moral, de plus en plus incapable de distinguer entre le bien et le mal ». L’accusation est dirigée, indirectement, contre les nombreux parlements qui considèrent l’avortement comme légal et même contre les groupes catholiques qui le défendent. Il critique même l’utilisation du terme « interruption de grossesse ». Il termine cette section en décrivant l’avortement comme « l’élimination délibérée et directe d’un être humain dans la phase initiale de son existence, qui va de la conception à la naissance ».
À mon avis, le document est idéaliste et manque d’autocritique en présentant l’Église comme la garante de la dignité humaine, sans tenir compte de ses propres transgressions, non seulement dans le passé, mais aussi dans le présent. Cela a incité certains critiques à rappeler le vieil adage « je peux vendre des conseils, mais je n’en ai pas pour moi ». D’où mon plaidoyer en faveur du respect de la « dignitas infinita », y compris dans l’Église catholique, afin que la théorie et la pratique aillent de pair et que le message soit crédible.
L’un des cas de non-respect de la dignité humaine dans l’Église catholique est la discrimination dont souffrent les femmes au sein de sa structure hiérarchique, patriarcale et cléricale. Elles sont exclues de l’accès aux ministères ordonnés, de l’exercice de responsabilités dans les organes de pouvoir, de l’accès direct à la sphère du sacré, de la considération en tant que sujets religieux et moraux autonomes et, en règle générale, de la participation à l’élaboration de la doctrine théologique et morale. Ces exclusions clairement discriminatoires sont en outre justifiées et légitimées par plus de quelques lois et codes juridiques contraignants.
Révision des textes doctrinaux
La restauration de la pleine dignité des femmes dans l’Église catholique et la non-discrimination des groupes LGTBIQ+ nécessitent une révision approfondie de nombreux textes doctrinaux et juridiques, en particulier le Code de droit canonique et le Catéchisme de l’Église catholique, tous deux promulgués sous le pontificat du pape Jean-Paul II, en 1983 et 1992 respectivement.
Dans le cas des abus sexuels, je trouve le document du Dicastère pour la défense de la foi très honnête lorsqu’il reconnaît qu’« ils affectent aussi l’Église et représentent un obstacle à sa mission ». D’où son engagement inébranlable à « mettre fin à tout type d’abus à partir de l’intérieur ». La reconnaissance de ces abus et l’engagement d’y mettre fin dans un document d’une telle importance doctrinale me semblent être une étape importante après tant de décennies de dissimulation et de complicité.
Ce que je ne vois pas, c’est l’engagement sans faille de la hiérarchie de certaines églises nationales, dont l’église espagnole, l’une des plus réticentes à enquêter sur les cas de pédophilie en son sein et à reconnaître les témoignages des victimes, au point de ne pas inclure dans son document Faire la lumièreplusieurs centaines de cas d’agression sexuelle inclus dans les différents rapports des institutions religieuses elles-mêmes et de ne pas reconnaître beaucoup d’autres comme avérés.
À vrai dire, j’aurais souhaité que le document soit plus explicite à ce sujet, compte tenu de l’ampleur et de l’extrême gravité des innombrables agressions sexuelles commises contre des enfants, des adolescents, des jeunes et des femmes dans les institutions catholiques, comme le confirment les nombreuses enquêtes indépendantes, les plaintes des victimes et les condamnations prononcées par les tribunaux.
Un phénomène structurel
Non, il ne s’agit pas de cas isolés, comme on les présente parfois, mais d’un phénomène structurel légitimé institutionnellement par le silence et la complicité de la hiérarchie ecclésiastique et du Vatican lui-même depuis des décennies. Il s’agit d’un phénomène qui touche l’ensemble du corps ecclésiastique : cardinaux, archevêques, évêques, prêtres, formateurs, enseignants et pères spirituels dans les séminaires, les noviciats et les collèges religieux.
Je ne veux pas terminer cette réflexion sans faire référence à deux idées qui me semblent particulièrement importantes et que le document met en évidence : la dénonciation des lieux où de nombreuses personnes sont emprisonnées, torturées et même privées du bien de la vie simplement en raison de leur orientation sexuelle ; et l’appel à la communauté internationale pour qu’elle prenne l’engagement d’« interdire universellement [je souligne] la pratique de la gestation pour autrui ». Je viens de lire que le Pape ratifie cette interdiction, selon le témoignage de Bernardo García Larraín, coordinateur de la Déclaration de Casablanca pour l’abolition de la maternité de substitution, lors de la rencontre du Congrès international avec le Pape : « Le Saint-Père ne s’est pas lassé de nous répéter à deux ou trois reprises que la maternité de substitution n’est rien d’autre qu’un commerce ».