Les Béatitudes relues par Albert Rouet
Gino Hoel.
Faut-il encore présenter Albert Rouet ? Évêque puis archevêque métropolitain de Poitiers (1993-2002-2011), le Père Rouet poursuit dans l’éméritat son ministère épiscopal, mais sous une forme différente. Et, entre les sessions qu’il anime, les conférences qu’il donne, les réponses aux nombreux courriers qu’il reçoit, il écrit. Depuis 2011, Albert Rouet a publié, seul ou en collaboration, et rédigé des préfaces d’une quinzaine d’ouvrages.
Après La Passion de Jésus – Au long des quatre évangiles en 2020 (Éditions de l’Atelier), début 2024 paraissait Et il dit : Heureux ! – Une lecture des Béatitudes selon saint Matthieu (Salvator). Ces deux ouvrages permettent de découvrir la passion du Père Rouet pour l’exégèse et pour le grec. Ils disent aussi sa fréquentation assidue des textes bibliques, des Pères de l’Église, mais aussi de la littérature religieuse et profane. Et il dit : Heureux ! est une relecture des Béatitudes, c’est ici une particularité. En effet, Albert Rouet en 1997 avait publié aux Éditions Saint-Paul Le Christ des Béatitudes – Le Maître de la Joie. Il s’agissait d’homélies autour de Mt 5,3-12 prononcées lors de messes du dimanche soir à Poitiers. Or, il confie dans l’avant-propos aux lecteurs : « Dernièrement, j’ai eu à reprendre mes notes préparatoires à ces interventions. Et je n’ai plus du tout été d’accord avec moi ! J’ai donc déchiré ces papiers afin de recommencer une nouvelle lecture. » (p. 11) C’est donc cette « nouvelle lecture » qui nous est proposée en 2024.
Le Père Rouet décortique les neuf Béatitudes en travaillant directement sur le texte grec. C’est une autre spécificité d’Albert Rouet : son amour du grec ancien. La fluidité de son exégèse est sans doute due justement à ce travail sur les mots et la langue du Nouveau Testament, si subtile que l’on passe parfois à côté du texte en négligeant les multiples nuances que propose cette « langue géniale » [1]. Le choix d’un mot plutôt que tel autre (exemple avec la justice : dikaiosunè et non themis), celui d’un verbe ou d’un temps, sont rarement dus au hasard. Cela dit aussi quelque chose de la communauté à qui est adressé l’évangile selon Matthieu, son arrière-fond vétérotestamentaire, le contexte historique dans lequel il a été rédigé. L’exégèse du P. Rouet est historico-critique.
C’est ainsi que l’on chemine dans ce livre, en cherchant qui sont les destinataires des Béatitudes : lorsque Jésus les prononce, quand Matthieu rédige son évangile, et finalement pour l’aujourd’hui. Placées à l’abord du premier évangile, les Béatitudes proposent un programme pour être heureux, non seulement soi, mais aussi collectivement. Il y a une dimension politique indéniable, rarement prise en compte, notamment dans les homélies. Les Béatitudes, qui « constituent le véritable commencement de la vie publique de Jésus » (p. 25), ne sont nullement des bons sentiments, mais « incitatives : elles sont prononcées pour être mises en œuvre » (p. 216). D’autant qu’elles « évoquent des situations et des attitudes objectives » (p. 209), Matthieu est dans le concret et dans l’ouverture à l’autre, par le don de soi, alors que la tentation est de se replier sur soi-même, au temps de Jésus comme au temps de l’évangéliste et, aussi, comme aujourd’hui.
Matthieu ne s’arrête pas là. Si les Béatitudes sont un programme, le reste de son évangile en est le développement. Plus qu’une réflexion sur la Loi, les Béatitudes permettent de la dépasser, notamment les excès qu’elle entraîne (Mt 5,21-47), surtout quand amour et miséricorde n’en sont plus les piliers. Que dire pour notre époque ? Ce n’est pas un hasard si le pape François a publié un ouvrage – Le nom de Dieu est Miséricorde [2] –, expression venant du cardinal Walter Kasper [3]. Quelque part, les Béatitudes proposent la fraternité comme mode d’existence alors que la vie au temps de Jésus, comme dans le nord de la Syrie dans la seconde moitié du Ier siècle de notre ère, en est peu ou prou dépourvue. C’est aux auditeurs des Béatitudes de s’engager, de vouloir réaliser le programme proposé par Dieu et révélé par Jésus. En cela, elles rendent responsables celles et ceux qui s’investissent – en toute discrétion et en rejetant la violence – pour changer le monde et donc le rendre meilleur.
Les Béatitudes du premier évangile évoquent aussi les problématiques que doivent affronter les chrétiens d’Antioche-sur-l’Oronte (mais elles existent aussi ailleurs dans le Bassin méditerranéen) cinq décennies après la Crucifixion : est-ce que l’on est toujours juif quand on se réclame de Jésus Christ ? Faut-il faire sécession et fonder une nouvelle religion ?
Les questions ne sont pas minces, surtout quand on sait combien la nouveauté est généralement mal vue par le pouvoir romain, très traditionaliste. Aussi parce qu’elles touchent à l’identité même de ces chrétiens. À cela s’ajoute la place de l’autre, notamment les petits, les rebus de la société, ceux que les pouvoirs politique et religieux ne voient pas ou tiennent pour quantité négligeable. Là encore, Matthieu cherche à être pragmatique, concret et vise « le résultat auquel arriver » (p. 215) : « Il n’y a pas de foi authentique qui reste désincarnée ou insensible à la détresse des autres. » (ibid.) C’est ainsi que l’on atteint ce monde nouveau, que l’on devient « heureux » : en accomplissant la volonté de Dieu que Jésus révèle dans cette partie du « sermon sur la montagne », ce « Dieu qui voit les hommes par en bas » (p. 220), qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5,45). Les Béatitudes renversent les logiques de pouvoir, on peut nettement le constater dès Mt 4,8-9, quand Jésus est tenté par Satan au désert après son baptême par Jean. Albert Rouet en fait la « deuxième étape » (p. 21-24) qui préparent l’annonce des Béatitudes.
Pratiquer les Béatitudes, c’est donc participer à la venue du Royaume (ou du Règne) que tous, juifs et non-juifs, sont invités à bâtir s’ils veulent être heureux, sans « retrait du monde, ni privations, ni raideur » (p. 39). Car le bonheur est déjà là, il est « premier, gratuitement donné, comme déjà là secrètement, il suffit que quelqu’un d’autre le fasse émerger » (ibid.). En ces temps incertains, de transition, il est heureux que le P. Rouet nous fasse redécouvrir les Béatitudes de Matthieu en s’attachant au texte comme il peut le faire et en explicitant ce que le texte ne dit pas ; il permet ainsi de nous en faire savourer toute l’actualité et de comprendre combien les difficultés actuelles de l’Église peuvent paraître insignifiantes au regard de ce que ces chrétiens de la troisième et de la quatrième génération après le Christ ont dû surmonter. Il est enfin heureux qu’il nous ait accordé l’entretien « Si tu veux être heureux, voilà un chemin » [4]. Clair et facile d’accès, Albert Rouet ne donne pas seulement envie de lire son nouvel ouvrage, mais de le relire. Qu’il en soit grandement remercié !
Notes :
[1] Cf. Andrea Marcolongo, La Langue géniale – 9 bonnes raisons d’aimer le grec, trad. Béatrice Robert-Bossier, Paris, Les Belles Lettres, 2018. [2] Cf. pape François et Andrea Tornielli, Le nom de Dieu est Miséricorde, traduction de Marguerite Pozzoli, Paris, Robert Laffont/Presses de la Renaissance, 2016. [3] Cf. pape François, Angélus du 17 mars 2013, en ligne : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/angelus/2013/documents/papa-francesco_angelus_20130317.html [4] Golias Hebdo n°815, p.5Source : Golias Hebdo n°815, p. 4