Élections européennes : l’ombre de Trump plane sur l’approche du Vatican
John L. Allen Jr.
Même si les non-Européens n’y prêtent pas attention – et, d’ailleurs, une assez grande partie de la population européenne elle-même n’est pas vraiment captivée – les élections du Parlement européen se profilent du 6 au 9 juin, lorsque les électeurs choisiront 720 représentants qui traceront la voie à suivre pour l’UE au cours des cinq prochaines années.
La dernière fois, en 2019, environ 200 millions d’Européens ont voté, soit près de la moitié des électeurs et à peu près le même nombre que ceux qui, un mois plus tard, ont regardé Manchester City battre l’Inter Milan 1 à 0 en finale de la Ligue des champions.
Toutefois, il y a fort à parier que le niveau d’attention sera exceptionnellement élevé dans au moins un pays européen : au Vatican, où le pape François et son équipe ont tout intérêt à ce que l’Union européenne sorte renforcée du vote.
Pourquoi ? Parce que si Donald Trump revient au pouvoir aux États-Unis, comme les sondages suggèrent actuellement qu’il pourrait très bien le faire, alors François (et, vraisemblablement celui, quel qu’il soit, qu’il espère voir lui succéder) voudrait désespérément qu’une UE plus affirmée et plus conséquente devienne son principal partenaire sur la scène mondiale.
La principale menace qui pèse sur cette ambition semble être la perspective que les partis d’extrême droite et eurosceptiques enregistrent des gains significatifs en 2024, les sondages montrant actuellement ces forces en première ou deuxième position dans plusieurs pays, dont la France, l’Allemagne et l’Autriche.
Dans ce contexte, l’objectif du Vatican semble être de renforcer les forces centristes qui veulent maintenir l’unité de l’UE, au lieu de lui infliger une mort par mille coupures.
Il ne s’agit pas là d’une simple spéculation.
C’est tout à fait l’esprit d’une lettre publiée jeudi dernier par le cardinal Matteo Zuppi de Bologne, président de la conférence épiscopale italienne, et Mgr Mariano Crociata de Latina-Terracina-Sezze-Priverno, président élu de la Commission des épiscopats de l’Union européenne (COMECE), qui rassemble toutes les conférences des 27 États membres de l’UE.
Avant même d’aborder la substance de elle-ci, deux points sont frappants.
Le premier est qu’il a été signé par Zuppi, qui n’occupe aucune fonction au sein de la COMECE. Avant les élections de 2019, une lettre similaire a été publiée par l’organisation et signée par le cardinal Jean-Claude Hollerich du Luxembourg, qui était alors président de la COMECE, ainsi que par un échantillon représentatif d’autres évêques de l’UE.
Cette fois-ci, il n’a manifestement pas été jugé suffisant que Crociata, simple ordinaire diocésain, soit le premier signataire, bien qu’il soit le successeur d’Hollerich à la COMECE. De toute évidence, on a souhaité l’empreinte d’un cardinal, et pas n’importe quel cardinal, mais le prélat clé choisi par François pour résoudre les problèmes diplomatiques liés à la guerre en Ukraine et un homme largement considéré comme un candidat de premier plan à la papauté elle-même le moment venu.
En d’autres termes, la signature de Zuppi sur la lettre est une façon claire de dire qu’elle porte l’empreinte de François, impression renforcée par les nombreuses citations du pontife tout au long du texte.
Le deuxième élément intéressant du prologue n’est vraiment clair que dans la version italienne de la lettre, mais comme elle a été signée par deux prélats italiens, c’est tout à fait normal : Zuppi et Crociata s’adressent à l’UE comme s’il s’agissait d’une personne, en utilisant la forme informelle tu du « vous », que les Italiens emploient entre amis et en famille. En d’autres termes, il s’agit d’un choix verbal délibérément affectueux.
« Chère Union européenne, l’utilisation du “tu” est inhabituelle, mais elle nous vient naturellement parce que nous avons grandi avec toi », écrivent Zuppi et Crociata dans la première ligne de la lettre.
Ils font ainsi référence au fait que leur vie d’adulte coïncide avec la naissance et la croissance de l’Europe unifiée de l’après-guerre : Crociata est né en 1953, trois ans après que la « déclaration Schuman » ait lancé l’union du charbon entre la France et l’Allemagne de l’Ouest, qui allait devenir la base de l’Union européenne, et Zuppi est né en 1955.
(Ironiquement, l’anniversaire de la déclaration Schuman, le 9 mai, est aujourd’hui célébré comme la « Journée de l’Europe », tombant à la même date que la célébration par la Russie du « Jour de la Victoire », rappelant la défaite des nazis lors de la Seconde Guerre mondiale, que Poutine a transformé en une affirmation annuelle de la puissance russe contre l’Occident.)
L’idée maîtresse de la lettre de Zuppi et Crociata est de suggérer que l’Église catholique – et, par extension, le Vatican – se sentent particulièrement proches de l’UE.
En termes de contenu, cette lettre tentaculaire aborde de nombreux sujets, allant des guerres en Ukraine et à Gaza, à la migration et à la défense de la vie humaine – un sujet particulièrement opportun compte tenu du récent vote du Parlement européen visant à ajouter l’avortement à la liste des droits fondamentaux garantis par la charte de l’UE. Le vote était essentiellement symbolique, puisqu’il nécessiterait l’approbation unanime des 27 États membres et que la Pologne et Malte ont déjà promis d’y opposer leur veto, mais il n’en a pas moins suscité l’inquiétude.
Néanmoins, la préoccupation dominante de la lettre était de rejeter ce que Zuppi et Crociata appellent la « tentation nationaliste », c’est-à-dire l’attrait des forces eurosceptiques telles que le parti italien Lega, dont le slogan de campagne est Piu Italia, Meno Europa – « Plus d’Italie, moins d’Europe ».
« Très chère Europe, il est temps de relancer vigoureusement ton chemin en tant qu’Union vers une intégration toujours plus complète », écrivent Zuppi et Crociata.
Les deux prélats appellent à « un système fiscal européen aussi équitable que possible, une politique étrangère affirmée, une défense commune impliquant ta responsabilité internationale active, un élargissement aux pays qui ne font pas encore partie de toi, la garantie d’une force toujours plus proportionnelle à l’unité que tu rassembles et exprimes ».
En d’autres termes, plus d’Europe, pas moins. Le plus remarquable est l’appel à une « politique étrangère affirmée », ce qui, dans le contexte, ne peut signifier qu’une politique qui ne soit pas soumise aux États-Unis.
Historiquement, le Vatican a adopté au fil des siècles une approche « grande puissance » de la diplomatie mondiale, cherchant à faire de l’une des grandes puissances de l’époque son interlocuteur et son allié naturel, du Saint Empire romain germanique aux grandes monarchies catholiques. Dans le monde de l’après-Seconde Guerre mondiale, cette grande puissance a été, presque par défaut, les États-Unis, considérés comme le partenaire le plus fiable dans un monde largement bipolaire.
Sous l’ère François, cette tendance à se tourner vers les États-Unis a déjà évolué vers une approche plus multipolaire, dans laquelle les positions de fond du Vatican sont souvent plus proches de celles de la coalition BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, aujourd’hui amplifiée par six nouveaux membres – que de celles de la Maison-Blanche ou de l’OTAN.
Néanmoins, les États-Unis restent un acteur indispensable dans les affaires mondiales et, malgré les tensions entre François et le président Joe Biden sur des questions telles que l’armement de l’Ukraine ou le soutien à Israël (bien que la position de Biden à cet égard évolue), sur la plupart des autres questions de justice sociale, de la politique migratoire au changement climatique, il y a une sympathie de base entre les deux.
Ce serait beaucoup moins le cas dans une nouvelle administration Trump, ce qui signifie que le Vatican serait à la recherche d’une nouvelle « grande puissance » pour amplifier ses préoccupations.
Récemment, les analystes Ivan Krastev et Mark Leonard du European Council on Foreign Relations ont avancé l’argument selon lequel une stratégie gagnante pour les centristes lors des prochaines élections consisterait à présenter une UE renforcée comme un contrepoids à l’éventuel retour de Trump, en notant que les sondages dans tous les États de l’UE autres que la Hongrie montrent qu’une majorité d’électeurs dans tous les grands partis, tant conservateurs que libéraux, seraient déçus d’une victoire de Trump.
« La perspective d’une deuxième présidence Trump pourrait réveiller les électeurs européens sur l’importance de préserver une direction pro-européenne pour le prochain Parlement européen », écrivent Krastev et Leonard.
« Lorsque Trump remet en question la stabilité de la garantie de sécurité américaine, les Européens devraient réaliser l’importance de pouvoir compter sur leurs collègues membres de l’UE et sur les structures de l’UE ». Contrairement à la précédente élection du Parlement européen, où plusieurs partis anti-européens espéraient bénéficier de la victoire électorale de Trump, cette fois-ci, Trump pourrait mobiliser les pro-européens avant même le résultat de l’élection américaine. »
Sans le dire aussi crûment, tel semble être l’espoir de Zuppi et Crociata également – et, vraisemblablement, de leur patron. Nous devrions savoir, le 10 juin, si cette stratégie s’est avérée payante.