Aller vite, aller contre – Le gouffre de la méthode Macron en Kanaky Nouvelle-Calédonie
Pascal Hébert (Ancien vice-président de la Ligue des droits de l’homme en Nouvelle-Calédonie) et Ulysse Rabaté (Fondateur de l’association Quidam pour l’éducation populaire).
L’obsession d’Emmanuel Macron d’« aller vite » dans le dossier calédonien est lourde de (non) sens dans le cadre d’un processus institutionnel où la question du temps a depuis le départ été un enjeu central, objet de dialogue et de rapprochement réciproque entre les protagonistes. Dans l’Histoire qui s’écrit en Kanaky Nouvelle-Calédonie, « aller vite », c’est forcément « aller contre » les acquis politiques du processus de décolonisation, et donc « contre » la reconnaissance du peuple colonisé. Au-delà d’explications sociales, économiques et historiques, la situation présente sur l’île est une conséquence directe et immédiate de cette position d’humiliation assumée par le président français, sous influence politique de l’extrême droite.
En quelques jours, la situation en Kanaky Nouvelle-Calédonie est passée du feu qui couve à l’embrasement. Les habitants du « caillou » se trouvent plongés dans un climat de violence extrême et aux perspectives absolument inconnues. À des milliers de kilomètres, la « métropole » prend soudain la mesure de la situation, sur cette île lointaine dont le sens commun a retenu qu’il y a quatre décennies, la menace de guerre civile a mené à un statut exceptionnel au sein de l’ordre institutionnel français.
Le nombre de bâtiments, magasins et autres mobiliers urbains brulés à Nouméa et dans les environs, dont le décompte est fait en direct par les journalistes et observateurs sur place, fait état d’un chaos difficilement descriptible pour ceux qui ne connaissent pas ce territoire. Un chaos qui se résume dans cette phrase d’un ami sur place, prononcé en direction de l’auteur qui est aujourd’hui en métropole : « Il n’y a pas un lieu que tu connais, qui n’a pas brulé ». Manière de rappeler que les chiffres et récits qui nous viennent depuis là-bas n’ont de sens que ramenés à l’univers si restreint de l’île. Nous parlons là d’un territoire de 270 000 habitants. Deux arrondissements de Paris.
À cette échelle, où 70 à 75% de la population vit sur le grand Nouméa (Nouméa, 100 000 habitants, Dumbéa, Païta, Mont-Dore qui en sont les communes limitrophes), il faut mesurer le tsunami dévastateur qui vient de s’abattre en 3 jours. Une centaine de commerces, entreprises ou établissements publics ont été brulés et/ou pillés. Quasiment tous les supermarchés du petit de quartier en passant par l’hypermarché et ses magasins attenants ainsi que tous les concessionnaires automobiles ont été dévastés. Même des usines ont été attaquées : Le froid, usine de bière et de sodas où des cuves d’azote ont menacé d’exploser ; Biscochoc, l’usine locale de chocolat. Des maisons de particuliers (sans que leurs habitants aient été physiquement attaqués) ont été brulées, tout comme des centaines de voitures dans tous les quartiers de la ville. Des canalisations d’eau et des lignes électriques ont été mises hors service à la pelleteuse, le tout dans une atmosphère de chaos.
Sur le terrain, ce « confetti d’empire » aux allures de paradis du Pacifique, personne n’échappe à la violence qui se déploie. La première nuit de violences passée, une phrase était sur toutes les bouches : pourvu qu’il n’y ait pas un mort. Vingt-quatre heures plus tard, on comptait déjà les premières victimes, toutes des jeunes Kanaks. Les premières images de ces jeunes, tués par balle, étaient immédiatement visibles et commentées sur les réseaux sociaux.
Sur une des vidéos, on pouvait entendre : « c’est pas la police, c’est la milice ». Une phrase qui contient les menaces de guerre civile sur l’île. « La milice » désigne ces habitants armés décidés à protéger « leur île », chauffés à blanc par le discours anti-indépendantiste, manié en inconscience par les dirigeants loyalistes depuis 2018 et le début du processus référendaire. Ces tirs à l’arme à feu contre de jeunes émeutiers kanaks, et le climat d’impunité qui ressort de leur commentaire par les pouvoirs publics sont le rappel de la présence de l’ordre colonial et de sa trivialité. Pour reprendre les mots de l’historien algérien Daho Djerbal : « on coupe ».
Car voici la donnée centrale de cette séquence insurrectionnelle en Kanaky Nouvelle-Calédonie, qu’il s’agit de répéter et rappeler : son déclenchement est institutionnel. Aussi radicale et aussi contestable dans ses formes que soit la révolte actuelle, elle est très nette du point de vue de ses motifs politiques. C’est le passage en force sur « dégel » des listes électorales en Nouvelle-Calédonie, et l’examen du projet de loi le visant, qui a entrainé cette vague de violence inédite sur l’île depuis les années 1980.
Les émeutes urbaines, qui sont quant à elles une forme d’action « nouvelle » de la jeunesse kanake, succèdent à une importante manifestation pacifique dans les rues de Nouméa. Elles s’inscrivent dans un registre de mobilisation qui se rapproche des émeutes qui traversent les quartiers populaires en métropole : l’attention portée aux mesures gouvernementales, du couvre-feu à l’interdiction de du réseau social TikTok rappelle le lien symbolique, sur fond de représentations héritées de la colonisation, entre ces territoires qui sont aussi dans ces contextes les lieux d’expérimentation de mesures sécuritaires inédites.
Pourtant la Kanaky Nouvelle-Calédonie, comme nombre d’autres outremers dans des contextes différents, a connu régulièrement son lot de grèves dégénérant en affrontement avec les forces de l’ordre. Mais jamais, depuis la guerre civile de 1984-1988, les barrages et les incendies massifs en pleine ville n’ont été ainsi à l’œuvre. Le mois de tensions avec le conflit de l’usine du Sud (en 2021), « en brousse » à une cinquantaine de kilomètres de Nouméa, ou le conflit autour de la compagnie aérienne Aircal, localisé autour de l’aérodrome de magenta peuvent être appréhendés comme des signes avant-coureurs d’un climat de confrontation, mais personne n’avait prévu l’explosion présente.
Ce qui se passe actuellement ne relève en aucun cas de tout ce qu’a connu le pays depuis 30 ans. Le déclencheur est bien ici un acte d’humiliation politique du peuple kanak, qui se double d’une réalité urbaine où les inégalités sociales et raciales explosent et touchent majoritairement la jeunesse kanake. Cette dernière, élevée dans le souvenir de la lutte de libération et du respect de ses acquis, est au cœur de multiples processus et injonctions contradictoires. « De la cité et de la tribu », les nouvelles générations Kanak qui vivent dans les bidonvilles appelés hypocritement « squats » en périphérie de Nouméa n’ont pas connu les « événements » des années 1980, mais donnent à voir aujourd’hui « leur » lutte avec l’ordre social et colonial, qu’il s’agit d’expliquer, quelle qu’en soit sa forme. Par ailleurs, il est important de rappeler que les paroles qui sont recueilles sur le terrain auprès des jeunes font état d’un discours clair et articulé autour du projet de loi concernant le corps électoral calédonien, et s’inscrivent dans la revendication indépendantiste.
Le « corps électoral figé » était un point central des accords de Matignon, puis de Nouméa. Il n’était pas un ajustement technique, mais le fondement du processus de paix. Avec les années et à travers ce chemin de décolonisation unique [1], avait d’ailleurs quitté cette seule vertu d’équilibre dans les conflits, pour devenir un élément de définition positif, porteur de sens politique. Ce corps électoral figé, chanté par le groupe de Kaneka Shaa Madra [2], compose la culture populaire et politique calédonienne, la voie possible d’un « peuple calédonien dans la case Kanak » [3].
De nombreux intellectuels, responsables politiques ou simples observateurs de l’histoire complexe de cette terre kanake en cours de décolonisation avaient largement prévenu : s’attaquer frontalement au corps électoral, c’est opérer symboliquement une « recolonisation » [4], balayer près de quarante ans d’un travail politique aux échelles innombrables. Ce second coup de force vient en quelque sorte entériner la « méthode Macron » sur le dossier calédonien : en 2021 déjà, les responsables politiques kanaks avaient été sidérés par la violence du camp présidentiel face aux demandes de report du troisième référendum d’autodétermination au lendemain de la crise sanitaire qui avait traversé l’île à rebours de la métropole.
L’obsession d’Emmanuel Macron, plusieurs fois répétée, est d’« aller vite » : cette obsession est lourde de (non) sens dans le cadre d’un processus institutionnel où la question du temps a depuis le départ été un enjeu central, objet de dialogue et de rapprochement réciproque entre les protagonistes. Dans l’Histoire qui s’écrit en Kanaky Nouvelle-Calédonie, « aller vite », c’est forcément « aller contre » les acquis politiques du processus de décolonisation, et donc « contre » la reconnaissance du peuple colonisé.
Quand ont fait l’histoire de la résistance politique Kanak, le moment déterminant – et magnifique – du « réveil Kanak » sous l’impulsion d’une génération de militants-intellectuels kanaks nous fait peut-être oublier par instant à quel point cette pensée politique s’est construite, et continue de se construire, au pied du mur, dans la nécessité permanente d’inventer une stratégie politique où « la survie » reste l’enjeu premier. L’usage du temps, le jeu des ambiguïtés et des fausses acceptations, la cohabitation complexe et parfois chaotique des logiques coutumières et administratives sont autant de sens pratiques et politiques acquis dans ce processus combattif. Ce dernier impose un niveau de réflexion constant, et une considération multidimensionnelle des événements qu’il s’agit de penser « en avance ».
À la fin de sa vie, le très regretté Alban Bensa semblait affirmer que cette capacité singulière, forgée par l’histoire, pouvait venir à bout d’un processus institutionnel pourtant pensé contre la réalisation de l’indépendance. Si l’on suit cette réflexion, on ne peut qu’adresser ce constat : Emmanuel Macron opère ici un « retour » d’une pensée coloniale qui prend peut-être la mesure de la rencontre entre un processus institutionnel original et ses possibilités libératrices.
Ce n’est alors pas un hasard que ce revirement historique intervienne aujourd’hui dans un contexte d’influence idéologique très forte de l’extrême-droite sur le pouvoir en place, et il s’agit de l’interpréter comme tel.
Pour qui a observé au fil du temps le processus unique et complexe de décolonisation de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, tel qu’entériné dans les deux accords successifs (accords de Matignon Oudinot 1989-1998 puis accord de Nouméa 1998-2024), des avancés fondamentales bien qu’insuffisantes ont eu lieu dans les perspectives institutionnelles qui se dessinaient. D’un côté le monde indépendantiste, via sa plateforme de coordination et de représentation, le FLNKS, avait infléchi sa revendication d’indépendance des années 80-90 vers une notion d’« Indépendance association » : il s’agit de rappeler que durant les 20 dernières années, de nombreuses réflexions universitaires et administratives ont exploré les diverses solutions juridiques existantes entre le statu quo de rester Français et la solution d’une indépendance ferme et totale. Un service du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie a planché à grand renfort de moyens et d’experts sur la perspective du schéma de développement Nouvelle-Calédonie 2025 en explorant ces hypothèses intermédiaires. De l’autre coté du spectre, une partie de la droite anti-indépendantiste, incarnée par Calédonie Ensemble et son leader Philippe Gomes, à l’épreuve de la pratique du pouvoir pendant une décennie, avait fini par comprendre et accepter que le statu quo de rester Français n’était pas tenable et se revendiquait d’un projet de « petite nation dans la grande ».
Le cadre des accords, sa prolongation et son dépassement par les protagonistes, avait finalement produit certains rapprochements construire un futur partagé ou chacun faisait un pas vers l’autre. Il ne s’agit pas d’idéaliser une situation sociale et politique empreinte par « les lignes de couleur » de l’héritage colonial, mais de mesurer le cadre commun « inventé » par de considérables efforts politiques que le temps long a laissé se déployer.
En 2019, Emmanuel Macron et l’État français ont réalisé un choix incompréhensible en s’alliant sans condition, au-delà de son devoir de coopération avec les partis au pouvoir, avec la droite et l’extrême droite anti-indépendantiste qui allait jusqu’à défendre le projet sécessionniste d’une « partition » de la Nouvelle-Calédonie. Loin de prendre distance avec de tels discours, dramatiques au regard de l’histoire de l’île, Emmanuel Macron a nommé celle qui en a été la leader, Sonia Backes, secrétaire d’État à la citoyenneté.
Ce rappel éclaire sans doute la succession des coups de force de l’exécutif français sur le dossier de la Kanaky Nouvelle-Calédonie. Le gouffre dans lequel semble sombrer l’île aujourd’hui en apparaît comme une conséquence directe et immédiate, au-delà de la complexité des enjeux économiques et géopolitiques. Il est très difficile de ne pas voir dans la position présidentielle aujourd’hui une volonté délibérée de torpiller un processus politique unique et novateur qui irrémédiablement éloignait, mais d’une manière acceptable pour les parties prenantes, la Nouvelle-Calédonie de la France.
Notes :
[1] Nous avions pointé son caractère exceptionnel et prometteur, en même temps que ses limites, dans un texte de 2018 pour AOC. [2] https://www.youtube.com/watch?v=bDeCx55Y0o8 [3] Nous renvoyons ici au brillant texte de Louis José Barbançon : https://presencekanak.com/2024/03/23/1984-2024-il-est-encore-temps/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR2NHYOYw6b2F-_fizNVhC5310-xSnG4ePkGskAH8tCWnK9mevyegs7k2RA_aem_AeFqKvukhVk_IR78NBfulz9yUoQyAMDFDYcRrcZyjkwBdLkW9dZNffpOjYTqdZ2M5xadWGW8ozTZpfUgsix_7Qo_ [4] Nous reprenons ici les mots du militant Michel Lolo, interviewé par le journal l’Humanité.Source : https://aoc.media/opinion/2024/05/16/le-gouffre-de-la-methode-macron-en-kanaky-nouvelle-caledonie
On peut voir aussi la vidéo Médiapart en libre accès : https://www.mediapart.fr/journal/international/160524/nouvelle-caledonie-perdu-trente-cinq-ans-de-paix-en-trois-jours