Le Corps du Christ
Michel Jondot.
Sauver l’Église
Dans beaucoup de villes de France, au jour du Vendredi saint, on organise d’immenses processions dans les rues. On brandit la Croix qui rappelle ce jour où Jésus, ayant fêté pour une dernière fois la Pâque juive avec ses amis, était livré à la mort sur le Golgotha.
En réfléchissant avec quelques chrétiens ayant participé à ces manifestations, je prenais conscience que l’Église, aujourd’hui, souffre de son propre effacement. Elle était perçue, voici moins d’un siècle dans notre société, comme le corps, au sens institutionnel du mot, maintenant visible le mystère de Jésus. Sa morale, son enseignement, sans doute, étaient contestés par beaucoup, mais elle était l’instance religieuse avec laquelle il fallait composer. Aujourd’hui, la société n’a plus besoin d’elle. Elle élabore ses manières de vivre sans se référer à sa doctrine. Qui, hors de l’Église, se soucie du sentiment du clergé par rapport à la limitation des naissances, à l’avortement ou à l’union libre ? Pire : elle trouve une concurrence étonnante avec l’islam. Comparons la sortie d’une mosquée un vendredi après-midi et la sortie des messes du dimanche dans certaines villes de banlieue. Le regroupement des musulmans est beaucoup plus ostentatoire que celui des chrétiens. Le moment est venu, dit-on, de réagir. L’Église doit se manifester au milieu de la société. N’est-elle pas le Corps du Christ ? On ne peut se résigner à réduire celui-ci à se manifester sous la forme d’un pain enfermé dans le Tabernacle d’une église vide. Faisons apparaître que la communauté des baptisés forme un ensemble qui mérite le respect.
Fidélité et dépassement
On peut comprendre le souci de ces chrétiens, bien sûr. On ne peut se résigner à voir fondre une chrétienté sur laquelle, au moins en partie, s’est construite la civilisation européenne. Mais ce souci n’est pas le premier que cette fête veut réanimer. Fêter le corps du Christ, à en croire l’Évangile de ce jour, n’est pas honorer un corps social avec ses chefs, sa morale, ses rites et ses rassemblements. Quelle discrétion dans cette manière de célébrer la première eucharistie. Jésus ne se présente pas comme un héros qui donne sa vie pour une cause noble. Son sacrifice n’est présenté que sous les « espèces » d’un pain partagé et d’une coupe de vin circulant entre les convives.
Certes, il se désigne lui-même à travers ce pain et ce vin : « Ceci est mon corps… Ceci est mon sang. » Mais l’aspect le plus original du texte est dans le contraste entre la fidélité à sa propre religion et à son dépassement. Jésus n’invente pas la liturgie pascale. Il s’y soumet comme tous ses contemporains. Quand ses disciples vont trouver celui qui procurera la salle pour fêter la Pâque, ils n’ont pas à expliquer de quoi il s’agit ; ils sont compris tout de suite par leur coreligionnaire. Tous les Juifs de Jérusalem, à la même heure, comme un seul homme « mangeaient la Pâque » avec leurs proches.
L’originalité de Jésus se manifeste dans les paroles qu’il prononce en offrant pain et vin. Le geste de partage ouvre l’horizon. L’agneau livré ne réconcilie plus un peuple particulier avec son Dieu. Celui qui prend la place de l’Agneau, Celui dont le corps sera brisé et le sang versé a en vue « la multitude », c’est-à-dire l’humanité dans sa totalité. Saint Paul a bien compris la portée de cet acte : Dieu, par lui, a voulu réconcilier tous les êtres pour lui… en faisant la paix par le sang de la croix (Col 1,20). »
Dans la cohérence de Jésus
Nous fêtons le Corps et le sang du Christ. Il nous conduit – c’est le mystère de la foi – à reconnaître que le corps et le sang désignés au cours du repas, livrés sur la croix dépassent le cours du temps et nous rejoignent chaque fois que nous nous rassemblons en son nom.
Ces rencontres au Nom du Seigneur ont fait une religion nouvelle qu’on appelle l’Église. Soyons attentifs. Croire au Corps du Christ conduit à s’inscrire dans la cohérence de Jésus. Il ne s’agit ni de détruire l’Église ni de la défendre contre vents et marées. Il s’agit de le suivre, Lui Jésus, et de le rencontrer dans la multitude des hommes qui, loin d’être réconciliés les uns avec les autres, se déchirent et s’efforcent de dominer. En réalité, entre les adversaires, il nous faut déceler ce désir de Dieu qui veut faire de l’humanité un seul corps. Il nous faut souffrir avec ces foules qui se haïssent et se tuent. Deux raisons appellent notre compassion. D’abord, nous partageons la même condition mortelle : nous sommes au monde pour nous aimer et non pour nous haïr. Par ailleurs, entre les uns et les autres, s’insère le désir de Jésus donné au monde à corps perdu.
Il nous faut revenir à l’Église de France : elle souffre d’être en voie de disparition. Cette souffrance, bien sûr, mérite d’être respectée. Mais la fête d’aujourd’hui devrait relever l’Espérance. Jésus n’a voulu ni détruire ni sauver le judaïsme, mais le dépasser pour que l’amour venu de son Père rejoigne « la multitude ». Recevoir ce Fils venu dans notre humanité, l’approcher charnellement en recevant, sous les espèces du pain et du vin, son corps et son sang, c’est être envoyé jusqu’au bout du monde et de l’histoire pour y faire jaillir l’Espérance.