La pauvreté évangélique qui libère et la fonction cléricale qui aliène
Eugen Drewermann.
Extrait, par Dieu Maintenant, du livre « Fonctionnaires de Dieu », édité en 1989, dans lequel Eugen Drewermann passe au crible de son analyse la vocation et la condition cléricales. Son diagnostic de ce que nous appelons aujourd’hui « le cléricalisme » est implacable : aliénation de l’esprit évangélique et fonctionnarisation de la foi.
La pauvreté évangélique libère le sujet
Un des points essentiels de la pauvreté au sens de Jésus, c’est de découvrir l’absurdité qu’il y a à se faire moralement valoir devant Dieu, et à saisir que la seule sécurité de la vie réside dans la confiance en celui-ci ; c’est de cette attitude découle tout le reste. (…) Quand on l’appelle « Bon Maître », Jésus récuse cette apostrophe : « Dieu seul est bon ! » (Mc 10,18). Dans son néant, l’homme peut quand même se redresser en toute confiance devant Dieu : c’est cela, le véritable objet d’une pauvreté qui libère. (…)
Elle lui procurera la tranquillité intérieure de celui qui ne se croit pas obligé d’être plus qu’il n’est, de savoir plus qu’il ne sait, de faire plus qu’il ne peut réellement : celui-là apprend finalement à vivre avec ses limites, sûr que la vie de l’autre est quelque chose qui vaut en soit (en langage chrétien : que Dieu l’a voulue). Acceptant alors ses lacunes et ses faiblesses, il permet à d’autres de ne pas s’effondrer à la vue de leurs lacunes et de leurs faiblesses. La pauvreté vraiment libératrice ? Une sorte de merveilleuse multiplication des pains (Mc 6,30 -44 ; 8,1-10). (…)
Le sujet clérical n’existe que par sa fonction
Les clercs disposent de bien des ressources qui les dispensent de s’accepter eux-mêmes dans leur pauvreté, y compris cette pauvreté forcée dont ils se font une protection. Au lieu de vivre pour eux-mêmes, ils ont leur fonction, et de par leur fonction ils ne disposent pas seulement de tous les agréments d’une forme d’existence bourgeoise tout à fait normale ; en tant que « ministres », ils bénéficient côté jardin, par l’entrée de service, de tous les avantages qui leur seraient normalement refusés s’ils avaient le statut de personnes ordinaires : eux, les élus, les inspirés de Dieu, on les entoure d’admiration et de respect sacré, on les nimbe d’une auréole divine. Ainsi peuvent-ils jouer sur la mystique et la politique, sur la superstition et sur le pouvoir, sur le secret et la façade, sur la valeur en soi et sur le manteau jeté sur leur futilité où se réfléchit leur être pour soi ; et surtout sur la garantie que l’Église leur fournit en tant que ministres, en lieu et place de la relation personnelle à Dieu qui devrait être la leur.
« Comment est-ce que je me situe comme être humain, comme personne aux yeux de mon Créateur ? » Cette vraie question se dilue littéralement dans l’assurance dite « libératrice » de vivre dans un état conforme à la volonté de Dieu et sanctifiant par lui-même, celui qui conduit l’individu à renoncer progressivement à soi-même pour ne plus chercher qu’à s’adapter avec toute la souplesse souhaitable à l’« objectivité ».
Et, tout en déchargeant le sujet de lui-même, cette objectivité devient le lieu de toutes les prétentions : professeurs de théologie, les clercs sont en permanence en mesure d’inspirer crainte et dépendance à leurs étudiants et contemporains, avec leur savoir indispensable en matière de mystères divins et de manifestation de l’économie du salut. Comme prêtres, ils disposent de la vraie doctrine de l’Église, qu’ils n’ont plus qu’à transmettre. Ils possèdent une toute-puissance sacramentelle secrète qui n’appartient qu’à eux. Ils sont les propriétaires du Christ et de sa mission, celle à laquelle ils doivent obéir comme envoyés de leur évêque ; ils peuvent juger de ce qui est vice ou vertu, péché et mérite, piété ou impiété, et ils jouissent du pouvoir de remettre ou non les péchés (Jn 20,23).
Les fonctionnaires de Dieu ne sont jamais véritablement croyants
De telles personnes, qui n’existent essentiellement que par leurs fonctions, ne peuvent jamais connaître véritablement la pauvreté. Elles ne sont jamais vraiment exposées, désemparées, en recherche, exilées, livrées au doute et au non-savoir. Qu’on pardonne l’expression : elles ne sont jamais véritablement croyantes. Seul le moi propre peut avouer sa pauvreté. Tant qu’il se réfugie sous la protection de la carapace de son surmoi, il est semblable à un chevalier errant dont la cuirasse et le manteau seraient couverts de pourpre et d’or, du rôle qui empêche la véritable pauvreté.
C’est là le point capital : estime-t-on qu’être pauvre, c’est sacrifier et abandonner son moi personnel ? Voici qu’à l’ombre de cet écrasement masochiste de soi se fait jour une revendication d’avoir et d’autorité plus brutale encore. Mais être pauvre, c’est faire vraiment sienne la faiblesse de son moi en faisant confiance à Dieu, sans échappatoire ni faux-fuyant ! Nous n’avons rien de plus que ce que nous sommes, parce que Dieu nous l’a confié quand il nous a créés. Tout ce qui prétend aller au-delà dénature notre être et barre notre accès à l’humain.