Guerre à Gaza entre mythe et Histoire sainte : quelle place pour la vérité ?
Christophe Courtin.
Sur les réseaux sociaux pro-israéliens, tourne une courte vidéo où l’on voit un ancien premier ministre israélien, Naftali Bennett (juin 2021-juin 2022), expliquer le sionisme en trois minutes. À partir du texte de l’Exode dans la Bible, ce politicien israélien justifie le droit historique du peuple juif à s’installer en Terre promise, la Palestine actuelle, après avoir quitté l’Égypte il y a 1300 ans et erré quarante ans dans le désert pour édifier le glorieux royaume de David et de Salomon. Après deux exils (destruction du premier temple au VIe siècle av. J.-C. et du second temple en 70 apr. J.-C.), et deux mille ans de dispersion dans le monde, le peuple juif revient sur les territoires que Dieu avait promis à Moïse après lui avoir donné les Tables de la Loi. Pourtant, de nombreux travaux d’historiens (y compris israéliens) et d’archéologues remettent en cause, voire infirment, ce roman national israélien appuyé sur la Bible. Malgré ces travaux universitaires, l’interprétation israélienne de l’histoire juive basée sur l’histoire sacrée contre l’historiographie scientifique fonde toujours le discours nationaliste israélien. De son côté, le Hamas, comme à front renversé, convoque le mythe de David et Goliath, également repris dans le Coran (2-251 Dâwûd et Djâlût), pour légitimer le 7 octobre.
L’histoire des peuples est remplie de ces manipulations historiques qui permettent de justifier les conquêtes militaires ou les violences politiques. Les impérialismes coloniaux depuis le XIXe siècle se sont souvent fondés sur des principes civilisationnels. Les légitimations idéologiques ne sont pas donc nouvelles, celle qu’utilise le gouvernement israélien est du même tonneau que le roman national français qui s’inscrirait dans une sorte de téléologie historique des Gaulois à de Gaulle. Mais ce qui est spécifique aujourd’hui avec le discours israélien, c’est le recours à l’histoire sainte, une spécificité qu’il partage avec les chrétiens évangélistes américains pour qui un second retour des Juifs sur la colline de Sion à Jérusalem est annoncé dans la Bible. Cette lecture religieuse du sionisme était déjà faite au début du XXe siècle par le ministre des affaires étrangères britannique, évangéliste et antisémite, Lord Balfour, qui appuya le projet sioniste en proposant l’ouverture d’un foyer national juif dans la future Palestine mandataire, préparant, espérait-il, le retour des Juifs en Terre sainte, prélude à l’accomplissement de la Parousie.
Légitimation idéologique
Le rapport de 1 à 50 entre le nombre de victimes civiles israéliennes du 7 octobre et celui des victimes civiles gazaouies depuis cette date, donne l’image d’une vengeance biblique plus que d’une sanction militaire contre un ennemi politique agresseur. Le 28 octobre, Benjamin Netanyahou déclarait : « Nous ne devons pas oublier que même les citoyens innocents, la population cruelle et monstrueuse de Gaza, a joué un rôle actif dans le pogrom à l’intérieur des colonies israéliennes (…). Il est défendu de se montrer clément envers un peuple cruel, il n’est pas question de gestes humanitaires, la semence d’Amalek doit être effacée ! » L’utilisation du mot pogrom pour décrire les évènements dramatiques de la veille, imposa un narratif antisémite des faits alors qu’au sens de l’histoire, il ne s’agissait pas d’un pogrom, même si le ressenti par la communauté juive et au-delà les assimilait à ces phénomènes antisémites violents de la Russie tsariste contre les minorités juives qui ne pouvaient pas se défendre. Bien plus grave, la référence à Amalek tirée du Deutéronome n’est pas un simple renvoi mémoriel inscrit dans le sanctuaire de Yad Vashem, rappelant les souffrances du peuple juif qui dut subir les attaques du roi des Amalécites durant les quarante années d’errance dans le désert. Elle est d’abord un appel à la vengeance tirée du livre de Samuel : « Va et anéantis ces pécheurs d’Amalécites ; tu leur feras la guerre jusqu’à leur extermination » (1 Samuel 15.18-19). Cette lecture de la référence à Amalek n’est pas qu’une compréhensible réaction immédiate de colère et de souffrance face aux crimes du 7 octobre. Depuis des années, elle est une propagande en sourdine que diffusent les extrémistes juifs dans l’opinion publique israélienne. C’est une rhétorique connue, analogue à celle de la presse turque qui présentait les Arméniens comme des ennemis à abattre, à celle de la Radio Mille Collines au Rwanda qui assimilait les Tutsis à des cafards ou à celle de la propagande nazie annonçant les persécutions antijuives. Cette pente idéologique empruntée par le gouvernement israélien, accentuée par une lecture dévoyée de l’histoire sainte, était en germe dès l’origine de l’État d’Israël avec l’instrumentalisation du David juif de 1947 contre le Goliath des armées arabes liguées contre le nouvel État reconnu par l’ONU. L’historiographie moderne infirme cette présentation : l’armée israélienne était aguerrie et équipée.
De même que dans le domaine des origines du monde, où l’on voit encore s’opposer ceux qui s’en tiennent aux résultats obtenus par les sciences contre les créationnistes évangélistes qui adhèrent aux récits contenus dans la Bible, l’histoire de la création de l’État d’Israël est traversée par cette fracture épistémologique, sauf qu’aujourd’hui les charlatans de la mémoire historique ont le pouvoir de la violence qu’ils pensent légitime. Ils refusent de comprendre que ce qui caractérise la science, y compris l’Histoire, c’est la production de connaissances toujours nouvelles, vérifiées, sourcées et souvent en opposition avec les certitudes officielles.
L’herméneutique biblique
Dans un même mouvement intellectuel de justification idéologique, comme dans une sorte de généalogie narrative a posteriori, beaucoup d’intellectuels, de théologiens et de rabbins proposent une herméneutique biblique pour habiller philosophiquement et rationnellement leur propre vision téléologique de l’État d’Israël. Dès 1958, dans un article publié dans la revue Esprit, intitulé Perplexité sur Israël, Ricœur répondait à un ami israélien, qui défendait la singularité du peuple juif parmi les nations. Selon cet ami, il y avait une essence qui seule nommait « la figure réelle et permanente de l’État d’Israël » et qui avait ainsi un fondement géothéologique : la terre promise de l’alliance mosaïque entre Dieu et le peuple juif. Pour Ricœur, le droit à l’existence d’Israël, posé avec ces mots, n’est susceptible d’aucune réponse commune avec les autres qui ne sont pas Juifs. Je peux comprendre cette essence par sympathie, par accord politique, par imagination, disait-il, mais elle n’est pas mon essence. Cette essence invoquée par les Juifs permet-elle, hier comme aujourd’hui, l’existence des autres, c’est-à-dire des Palestiniens ? Ricœur, herméneute, disait aussi : « Ce que nous disent les mythes, c’est ce qui ne peut nous être dit autrement » [1]. Il ne voulait pas dire que le mythe dit le vrai, mais que l’intérêt des textes sacrés réside dans leur actualité permanente. Parce qu’ils nous ouvrent à la lecture et au commentaire écrit, ils nous renvoient à l’intertextualité. Ils nous parlent au présent, non pas d’un passé historique au sens de la vérité de l’histoire. Des théologiens disent de la Bible qu’elle est une pensée en récit : pensée sur le pouvoir, les passions, l’histoire, le sacré. Lire la Bible, comme le font les fondamentalistes chrétiens et juifs, la prenant pour une source historique, au sens scientifique, figée dans un passé idéalisé, c’est en nier le caractère sacré, comme le font aussi les pseudo-herméneutes bibliques qui interprètent la Bible au service de leurs fins politiques.
L’interprétation herméneutique, expliquait Ricœur [2], c’est l’augmentation de sens d’une parole vivante, en lien avec une communauté vivante. Cette communauté vivante, c’est le peuple juif, mais aussi, au-delà de la conscience communautaire juive, au travers de son herméneutique chrétienne de la Bible via les Pères de l’Église, l’ensemble des Chrétiens. L’herméneutique est guidée par l’objectif d’une compréhension de soi à l’aide d’une exigence d’interprétation par la personne qui la mène et qui est, selon Ricœur, « à la fois personne objective et sujet réfléchissant » [3]. Elle est à la fois interlocutrice et narratrice et vise une quête plus existentielle : la compréhension de soi-même immergé dans l’expérience de la vie, du passé et de sa finitude. Le sens de la Bible, porté par son écriture, amène le lecteur à la compréhension du texte, à dire le vrai par un humble et laborieux travail, jamais terminé, de réception de l’écrit [4].
L’herméneutique de Ricœur montre que la vérité doit emprunter le long détour de la médiation de soi à soi, mais passant hors de soi. Ricœur poursuit en estimant qu’à partir du texte sacré, nous ne pouvons expliquer le présent actuel, on peut tenter de le comprendre, pas plus que nous ne pouvons anticiper le futur. Nous devons éviter la tentation de réduire l’histoire biblique à une ligne continue de l’histoire depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse. Pareille théologie univoque de l’histoire, déplore Ricœur, privilégie la cohérence rationnelle et logique au détriment des aléas des tragédies de l’histoire et « rend vaine la lamentation de Job ». La souffrance est exclue du réel, celle de toutes les victimes civiles en Terre Sainte depuis 75 ans. Ricœur pense ainsi que la lecture approfondie de la Bible ne permet qu’une présomption de vérité fondée à la fois d’une part sur la réinterprétation critique des traditions reçues du passé à travers la critique des idéologies qu’elles portent et d’autre part sur la soumission de cette vérité présumée, à l’espérance.
La vie de l’autre devant soi
Ricœur observe que, de fait, « la communauté historique qui s’appelle le peuple juif a tiré son identité de la réception même des textes qu’elle a produits » [5]. Dans un texte à portée aussi bien littéraire qu’herméneutique [6], la rabbine française Delphine Horvilleur propose une analyse percutante de l’écrivain Émile Ajar qui reçut le prix Goncourt en 1975 pour son roman La vie devant soi. Cet écrivain inconnu était en fait le pseudonyme de Romain Gary né de parents juifs qui avaient fui la Pologne dans les années 20. Il avait déjà reçu le Goncourt en 1956. Le roman raconte l’histoire de Momo, un orphelin de Belleville recueilli par Madame Rosa, une rescapée d’Auschwitz qui a ouvert une sorte d’orphelinat clandestin où elle recueille pour les protéger les enfants nés de prostituées. Derrière la bienveillance des personnages et l’apparente légèreté du récit transparaît la conscience inquiète de Momo devant les rapports des êtres entre eux dans un monde toujours plus menaçant.
Pour Delphine Horvilleur, tous les grands textes juifs sont des histoires d’arrachement, des récits de coupure. Selon elle, le judaïsme en a fait une espèce de marque obsessionnelle : « Un Hébreu, c’est quelqu’un dont l’identité est fondée sur le fait de ne plus être là où il était. » Elle estime que les exclusions identitaires dominent l’espace public aujourd’hui. À travers son personnage d’Émile Ajar qui n’existe pas dans le monde réel, Romain Gary démontre qu’il y a toujours la possibilité d’être un autre par l’écriture et donc la lecture. Contre les obsessions identitaires qui nous corsètent, Delphine Horvilleur pense qu’une personne est aussi de la lignée des livres qu’elle a lus, qui ont forgé son imaginaire et dont l’identité peut être plurielle, voire celle d’un autre qu’elle admire ou qu’elle veut imiter. « L’écriture est une stratégie de survie. Seules la fiction de soi, la réinvention permanente de notre identité sont capables de nous sauver. L’identité figée, celle de ceux qui ont fini de dire qui ils sont, est la mort de notre humanité. » Le Juif est alors celui qui nous rappelle par sa présence, qu’il y a de l’autre en nous : notre identité est fondamentalement altérée, elle contient de l’autre, de l’altérité. Ainsi, le rejet du Juif, l’antisémitisme, est différent du racisme, de la haine de l’autre qui ne me ressemble pas. L’antisémitisme reproche aux Juifs d’être à la fois l’autre insupportable, mais aussi d’être comme soi. La haine contre les Juifs à travers l’histoire relève de cette pensée des identitaires qui ne supportent pas ceux qui ne peuvent se laisser définir par une identité. À notre tour, si nous interprétons le livre de Delphine Horvilleur, en définitive, les Israéliens qui mènent cette guerre contre les Palestiniens, banalement, comme tout xénophobe, n’auraient-ils pas oublié l’autre Palestinien qui vivait sur la terre qu’ils ont conquise contre lui ? Leur déni de l’autre Palestinien sur cette terre ne montre-t-il pas la perte de leur spécificité juive ? L’avenir d’Israël et des Juifs passe par une lecture vivante de la Bible qui reconnaitrait l‘histoire et les droits des Palestiniens.
Notes :
[1] P. Ricœur, Anthropologie de la volonté. Le volontaire et l’involontaire, tome 1. Aubier, 1988.
[2] P. Ricœur, Lire la Bible. Revue Pardès, Études et cultures juives. 2001.
[3] P. Ricœur, Sois même comme un autre. Seuil, 1990.
[4] P. Ricœur, Herméneutique de l’idée de révélation. Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1977.
[5] P. Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté. Seuil, 1985.
[6] D. Horvilleur. Il n’y a pas de Ajar. Grasset, 2022.
Source :
Golias Hebdo n° 829 Semaine du 29 août au 4 septembre 2024
http://protestantsdanslaville.org/gilles-castelnau-interreligieux/i390.htm