Votre identité n’est pas la mienne
Didier Lévy (Garrigues et Sentiers)
Rien ici de la formulation du rejet, mû par la peur, le mépris ou la haine, qui de plus en plus couvre l’espace du débat public. Rien donc de la récusation qu’on signifie à celle ou à celui qui a la prétention, ou la duplicité, de se dire de la même tribu que soi alors que tout le désigne irrévocablement comme étranger à celle-ci.
Mais, tout à l’opposé, une réfutation qui s’adresse à la caution que se donnent les énonciateurs des rejets et des récusations, et qui tient dans le mot « identité » lui-même, entendu comme une spécificité collective.
À l’encontre de sa définition qui pose que l’identité est composée de tout ce qui fait qu’un individu n’est identique qu’à lui-même
Certes, l’identité appliquée à un collectif se présente comme une métaphore, figure par ailleurs très noblement employée. Cependant, en l’espèce, la métaphore – qui se décline notamment en « identité nationale », ou en « identité française » – est défectueuse et partant infondée : seul un régime totalitaire du type de la Corée du Nord en viendrait à imaginer que l’absolue conformité étatique et sociétale qu’il exige produit une addition d’humains rendus si semblables par l’effet de sa propagande et de sa terreur qu’ils se confondent dans une personnalité uniforme dupliquée à des millions d’exemplaires.
C’est tout particulièrement dans le domaine des idées que toute métaphore est renvoyée à l’examen préalable du point de savoir si sa construction est correcte et recevable. Et, à cet égard, celle qui se heurte à la définition irréductible de l’identité se voit signifiée que cette définition ne valide que le seul sens premier du mot et réfute les sens figurés que l’instinct de ségrégation lui invente.
Du côté de l’Histoire
Mais dans la récusation de l’identité sous son acception identitariste, le passage par la critique sémantique ne constitue évidemment qu’une étape. Le débat public sur ce sujet en appelle à l’Histoire, aux mises en perspective des idéologies, et par-là au retour sur les empreintes que les pires d’entre celles-ci ont laissées.
De cette rétrospection ressort une antinomie radicale entre deux figurations du compatriote – de celui avec qui l’on partage la même patrie. Entre, d’une part, la conception qui subordonne l’appartenance à un peuple à la possession de la totalité des déterminants qui sont censés consacrer l’identité collective attribuée à ce peuple, et, d’autre part, la conception républicaine de la citoyenneté qui retient la libre adhésion de l’individu au contrat social fondateur de la chose publique. La première dérive inévitablement sur une ethnisation.
Certes, le retour sur l’Histoire paraît, à travers une très grande figure d’historien, apporter de « l’eau au moulin » des identitarismes, à qui s’offre la citation du titre des trois volumes consacrés par Fernand Braudel en 1986 à L’identité de la France (Arthaud-Flammarion éd.). Sauf que ce titre recourt à une image qui veut rendre compte des parcours à travers lesquels « la France [se considère] dans ses cadres chronologiques majeurs » ; et où « apparaissent une série de France successives, différentes et semblables, heureuses ou tourmentées, favorisées ou défavorisées, au gré des fluctuations longues qui ont, au fil des siècles, agité les masses vivantes de notre histoire» ([1]. L’étude de ces parcours, en ce qu’elle vise à faire ressortir ce de quoi s’est formée « l’originalité » de la France, aboutit à donner au lecteur une idée de ce à quoi tient présentement cette originalité – dans l’hétérogénéité de ses compositions.
« Originalité » construite dans la longue durée et « identité » assignée aux témoins présents de cette construction se relient à deux représentations de nature et de conceptions intrinsèquement différentes : la première se forme dans le travail sur l’Histoire et dans l’intellection qui en ressort, la seconde découle d’une idéologie. Celle dont la somme des déclinaisons peut se voir attribuer une inspiration commune : le nationalisme. Une citation inoubliable va au reste en ce sens, qui englobe ces déclinaisons dans une même récusation énonçant que « Le patriotisme c’est l’amour des siens. Le nationalisme c’est la haine des autres » (Romain Gary).
Du côté des vécus personnels
Ces représentations contradictoires de la grande scène de l’Histoire sont également à ramener à l’échelle des histoires personnelles. Ainsi ma famille paternelle vient-elle des juifs d’Alsace, terre germanique où ils étaient certainement présents lorsque celle-ci fut conquise par Louis XIV. La Constituante en fit des citoyens français le 28 septembre 1791 et, peu après, l’un de mes ancêtres de l’époque s’engagea comme volontaire à l’Armée du Rhin – inaugurant une ferveur patriotique qui habita toutes les générations qui vinrent après la sienne (celle qui vécut la guerre perdue de 1870-1871 quitta sans exception l’Alsace annexée par l’empire allemand afin de demeurer française [2] – comme le firent environ 25 % des juifs alsaciens).
Une autre histoire familiale place, en regard, un citoyen français dont les parents, qui avaient quitté l’Algérie avant son indépendance, étaient le plus probablement issus de ces tribus kabyles très anciennement converties au judaïsme. Et dont les ancêtres, au temps de la colonisation du XIXe siècle, faisaient partie des « Israélites indigènes » d’Algérie (soit les 35.000 juifs du territoire) à qui le gouvernement de la Défense nationale de la IIIe République naissante attribua d’office la citoyenneté française par le décret Crémieux du 24 octobre 1870, également signé par Léon Gambetta.
Par la vertu de la conception de la nation que la République a faite sienne et en laquelle elle se reconnait, deux familles issues, sur la longue durée, de parcours aussi dissemblables, peuvent aujourd’hui s’en tenir à leur commune et égale citoyenneté. Et regarder tout le reste comme des spécificités d’histoires personnelles qui s’agrègent aux innombrables autres spécificités, plus intimes ou plus larges – qu’elles soient de croyance ou de pensée, de mémoires transmises ou de langues d’origine, ou simplement de goûts ou de couleurs – qui entrent et sont entrées dans la composition de la population française. Et y ont à peu près tout perdu d’un caractère prononcé de différenciation. Inclus celles venues par les filiations enchainées et autres parentés plus éloignées que le temps finit souvent par entourer de brume et d’oubli.
Le versant mémoriel des vécus personnels
Ces mêmes deux familles peuvent compter chacune des rejetons qui vivent leur citoyenneté française sans se soucier, ou guère plus que très occasionnellement, de savoir – et pour autant que les travaux de Shlomo Sand soient passés entre leurs mains et les aient convaincus – de quelles conversions leurs plus lointains ancêtres tenaient leur judaïsme : conversions de tribus du Maghreb versus conversions de hautes castes du lointain empire Khazar.
Pour la première famille, la charge mémorielle si démesurément lourde des incessantes persécutions, ségrégations et violences antijudaïques et antisémites perpétrées dans toute l’Europe pendant des siècles – et face auxquelles le génocide hitlérien ne démontre même pas qu’il les clôt – a traversé les générations : ainsi le lien se fait-il de lui-même entre le massacre de la Saint-Valentin de Strasbourg (2.000 habitants juifs brûlés vifs le samedi 14 février 1349), ou chacun des déchainements meurtriers analogues, et les pogroms de l’Empire tsariste. La seconde famille, elle, a pu compenser son éloignement géographique d’avec la haine anti-juive de l’Europe chrétienne par l’instruction à l’Histoire que dispensait la République.
Pour cette deuxième famille, reste cependant ce questionnement par rapport au legs mémoriel sous lequel la première a dû vivre : quelle connaissance, d’époque en époque, est passée vers les juifs du Maghreb et du Proche et du Moyen-Orient – qui connurent un sort globalement tolérable quoique, eux aussi, avec leur part de persécutions sanglantes – quant aux souffrances infligées aux juifs d’Europe ?
Au moins peut-on se dire que les juifs d’une large partie du monde musulman n’ont pas ignoré l’expulsion d’Espagne des juifs ibériques décrétée en 1492 par les Rois Très Catholiques : pour ces juifs ibériques, quel que fût le refuge trouvé, par exemple, autour de Bayonne et Bordeaux, aux Pays-Bas, dans l’Empire ottoman ou encore en Hongrie, ou à Livourne ou Salonique, le Maghreb (en particulier le Maroc) eut une place majeure comme terre d’exil.
La citoyenneté : une intellection de l’histoire, des parcours et des mémoires.
Mais ce qui doit réunir les membres de l’une et de l’autre de ces deux familles est assurément que leur appartenance à la nation procède d’une intellection de ce qu’est le peuple français qui n’accorde aucune place aux lubies et phantasmes identitaires. Et par là, les rejetons de ces familles ont tout pour porter le plus édifiant témoignage à l’appui de la conception de la citoyenneté que la Révolution commençante a instituée – ce qu’on a ci-avant résumé en la libre adhésion de l’individu au contrat social fondateur de la patrie. Table rase étant simultanément faite des composantes innombrables de l’ordre politique de l’ancien régime, et – à la fois comme cause et comme conséquence – d’un pan entier de la culture sociale, à bout de souffle, qui y correspondait. L’abolition balaie les ordres, les privilèges, les coutumes ancestrales, et la diversité infinie des droits et statuts des castes et des sujets à travers le royaume.
Aucun de ces rejetons, pour faire valoir sa qualité de Français, ne sera tenté de se réclamer d’ancêtres gaulois ou gallo-romains, ou de se rattacher à de racines chrétiennes (s’entend catholiques) de la France, ou d’imaginer que son pays est né au baptême de Clovis ou des faits d’armes de « Jehanne, la bonne Lorraine/Qu’Anglais brûlèrent à Rouen » . Égaux en cela à leurs compatriotes descendants de tous les apports humains arrivés sur l’actuel hexagone, ou rattachés à celui-ci à des moments successifs, oubliés ou contradictoires de l’Histoire : lointaines invasions, dont les Germaniques sont restées les seules à peu près connues, extension du royaume à coup des guerres conquérantes ou de mariages princiers… à quoi s’est ajoutée l’intégration de la minorité protestante sous Louis XVI, après plus de deux siècles de violences et de guerres religieuses, juste suspendues le temps qui a été dévolu à l’Édit de Nantes, et, dans un tout autre registre, le legs de couleurs de peau, fait à notre fraternité entre l’extinction de la monstrueuse Traite des noirs et la liquidation des colonialismes ayant sévi au XIXe siècle sur tous les horizons.
Respectivement juifs ashkénazes de l’Alsace annexée par Louis XIV, et « Israélites indigènes » sépharades de cette Algérie dont le dernier acte du règne de Charles X engage la colonisation, les ancêtres des deux familles dont on a comparé les parcours ont vu, à 130 ans de distance, leur terre de naissance passer par conquête sous la possession de la France. Et pour chacune de ces familles, la reconnaissance de son appartenance au peuple français est survenue à l’un de ces moments politiques qui peuvent légitimement se réclamer de l’esprit des Lumières et du corpus législatif qui s’y éclaire : l’Assemblée constituante en 1791 et le premier gouvernement de la République renaissante en 1870.
Mais à ces moments s’opposent ceux où rien ne résiste à l’esprit d’imprudence et d’erreur. Ainsi, en 1940, parmi les très nombreux anciens combattants que comptait ma famille paternelle, certains crurent que le maréchal Pétain défendrait les juifs français qui avaient servi en 1914-1918 sous le drapeau tricolore : c’est parmi ceux qui revinrent le plus vite de leur funeste erreur que se compta, à la Libération, le plus grand nombre des survivants.
Et du côté des juifs d’Algérie devenus citoyens français par le décret républicain du 24 octobre 1870, il s’agit de tout autre chose : de l’effarement actuel causé par un descendant qui publie son admiration pour Charles Maurras, adversaire fanatique de la République et incarnation, parmi les plus délirantes, de l’antisémitisme paranoïaque. Un rejeton qui, emporté dans ses divagations et ses égarements, a attribué à Philippe Pétain d’avoir protégé les juifs français.
L’esprit des Lumières ne protège pas de tout. Ni de la méprise, ni surtout des mythologies ancrées dans les pires arriérations du cerveau humain auxquelles les obsessions et les hallucinations d’un désaxé peuvent venir restituer leur influence ou leur emprise mortifère. Mais il trace au moins une frontière entre deux mondes : celui de l’assignation à l’identité, toujours assise sur la soumission et la dévotion à des archaïsmes mentaux, et celui de la citoyenneté qui parie sur l’avenir du collectif tissé par des hommes libres et égaux en droits.
Une citoyenneté qui renvoie, une fois encore, à son extension aux individus de confession juive. Une extension exemplaire, et notamment dans les termes où elle a été soutenue par un premier discours, prononcé le 23 décembre 1789, du député de l’Artois, Maximilien Robespierre. Un discours dont il faut citer ces lignes en ce qu’elles récusent autant les ségrégations qui s’appliquaient aux juifs du royaume de France qu’à y bien réfléchir, les exclusions dont les identitarismes veulent aujourd’hui frapper d’autres minorités :
«… rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la dignité d’hommes et de citoyens ; songeons qu’il ne peut jamais être politique, quoi qu’on dise, de condamner à l’avilissement et à l’oppression une multitude d’hommes qui vivent au milieu de nous ».
Notes :
[1] Extrait de la page 4 de couverture de L’identité de la France, t. 1 Les hommes et les choses.[2] L’histoire familiale rapportera que l’un de ces exilés volontaires, au moment d’emporter avec lui ses meubles, fit exception pour une chaise qu’il jeta au feu parce qu’un Prussien s’était assis dessus.