Je ne suis pas le Christ ! Nom de… Nom !
André Scheer.
Année B. 24e Dimanche du Temps ordinaire, Mc 8, 27-35
27. « Et Jésus s’est avancé au dehors, lui et ses disciples, vers Césarée de Philippe, et en chemin il questionnait ses disciples en disant : — Qui les hommes disent-ils que je suis ? » 28. « Alors ceux-ci lui ont répondu en disant : — Jean-Baptiste. Alors que d’autres Élie. Alors que d’autres l’un des prophètes. (Mc 8) » [1]
Rassurez-vous, tout va bien se passer. Du moins pour le moment. Jésus de Nazareth n’est pas tombé dans le piège du miroir du mauvais homme politique : celui de la recherche de la popularité à tout crin. Il ne vit pas l’œil rivé aux sondages, il se demanda simplement pour qui les gens le prennent. Et rien ne le choque dans les images qui lui sont renvoyées par les Disciples. Passer pour quelqu’un dont la mission serait proche de celle du Baptiste, ou d’Élie ne le dérange pas radicalement [2].
Ce sont les Disciples qui se trompent !
29. « Alors, lui, leur demandait : — Alors vous, qui dites-vous que je suis ? Alors répondant, Pierre lui dit : — Toi, Tu es le Christ ! » 30. « Et il les a engueulés [3] pour qu’ils ne disent cela à personne à son sujet. »
Passons maintenant à la manière dont les Disciples parlent effectivement de lui, à la façon dont ils le présentent aux foules. C’est là que, comme dans le même passage de Luc (Lc 9,21), les choses se gâtent. Les Disciples, comme Simon [4] le confirme pour eux tous, le présentent comme Le Messie (ou, en grec : Le Christ !). Je ne sais pas quelle cécité amène les sachants à voir dans ce qu’ils nomment la profession de foi de Pierre, une vérité que Jésus aurait cautionnée. Au contraire, comme dans Luc, il les engueule ! Le terme est à mon sens volontairement violent, voire vulgaire, c’est-à-dire propre au langage de l’homme du peuple, le vulgus.
Il va même ajouter que s’ils parlent de lui comme cela, eh bien, ils feraient mieux de se taire ! Plus clair, c’est tout de même difficile, non ? Marc cite donc ici un passage des Archives, passage qui ne l’arrange pas, puisqu’il va souvent tâcher de présenter lui-même Jésus comme Messie (ou Christ), comme le dit l’intitulé de son Évangile : Commencement de l’Évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu (Mc 1,1), mais il va en respecter intégralement le contenu, à savoir que Jésus, de son vivant, a radicalement refusé le titre de Messie, titre qu’il jugeait connoté à l’exercice d’un pouvoir, ce pouvoir fût-il spirituel. MESSIE ou CHRIST, C’EST NON ! DÉ-FI-NI-TI-VEMENT NON !
Ce qui intéresse Jésus, c’est la mesure dans laquelle on est Fils de… L’homme !
31. « Et il a commencé à leur enseigner que le fils de l’homme est de nature à subir beaucoup de choses, et à être rejeté après examen par les Anciens, et par les Grands- Prêtres et par les Scribes… »
Jésus déplace la question du Messie au Fils de l’Homme, c’est-à-dire à l’homme tout court. Ce qui lui importe, c’est de vivre vrai, même si cela est contraire à ce qu’enseignent les sachants du Temple, prêtres et Scribes. Même si cela coûte cher à celui qui se met en travers de leurs préconisations…
Évidemment, Simon va avoir du mal, comme les autres Disciples à accepter cela. Il va renâcler, et, à nouveau se faire engueuler, comme le dit Marc !
Désavouez-vous vous-mêmes ! Évaluez votre fardeau avant de décider de me suivre !
34. « Puis, ayant appelé la foule avec ses disciples, il a dit : — Si quelqu’un désire prendre mon chemin, qu’il se désavoue lui-même, qu’il soupèse sa charge ; ensuite seulement, qu’il me suive. » 35. « Dans ce cas-là, comme de façon générale, celui qui désirerait garder son âme intacte va la voir se perdre, alors que celui, qui la verra se perdre à cause de l’annonce de ce qui est déjà là, mais qui ne se voit pas encore, va la garder vivante. » [5]
N’attendez donc pas d’être désavoués, faites-le vous-mêmes, les hommes du Temple seront quittes de le faire pour vous. Quel as de la pirouette, ce Nazaréen ! Quelle élégance face aux menaces, comme le montre la transcription !
On remarquera qu’il ne s’agit pas de prendre sa croix pour suivre Jésus, comme le rendent (bêtement) la plupart des traductions autorisées [6]. Il s’agit de sous-peser le fardeau à porter avant de se décider à s’engager sur un chemin difficile. On comprendra que pour des dirigeants qui faisaient sans cesse appel au sacrifice des fidèles, la tentation était grande de mettre, dans la bouche même de Jésus de Nazareth, un appel au sacrifice… Marc, ici, n’a pas triché avec le texte des Archives.
L’Annonce de ce qui est déjà là, mais qui ne se voit pas encore… L’Évangile !
Le verbe grec Euangéllô signifie porter la bonne nouvelle à des gens qui ne l’ont pas encore reçue, alors que cette nouvelle (d’une victoire en général) est déjà acquise, réelle. Il est évident que rendre cette Annonce par Évangile ne peut être mis dans la bouche de Jésus ; il est mort en 30, alors que les Évangiles n’ont été écrits qu’entre 95 et 115, soit plus de 60 ans après son assassinat. Il ne s’agit pas de risquer sa vie pour l’Évangile, mais d’annoncer, de montrer aux hommes que le Règne de Dieu est déjà présent au milieu d’eux. Que Dieu est là, quelles que soient les circonstances politiques ou économiques où ils vivent, et qu’il convient d’en hâter la plénitude en se risquant face à ce qui asservit les humains.
Défiguration posthume du message avec Mathieu
L’Évangile de Mathieu, dont je maintiens qu’il est une reprise de celui de Luc en plus conforme aux besoins théologiques des Églises du début du second siècle, va totalement corrompre ce passage. Dans le même contexte, à la réponse de Simon, Jésus va lui dire, Mt 16,17 : « Heureux es-tu, Simon, fils de Jonas ! Parce que ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père des Cieux ! »
Oui, le dernier des Évangiles travestit donc les paroles mêmes de Jésus. Puisque l’on a voulu faire de Jésus un Christ, un Messie, il le fallait bien. Mathieu va donc y consentir. Et nous, quelques 20 siècles plus tard, nommons toujours le Nazaréen qui refusait absolument tout titre messianisant ; Jésus-Christ ou le Christ ! On ose encore… Il y en a des choses à réécrire pour revivifier le Christianisme et en faire un Chrestianisme, c’est-à-dire une Assemblée de Chrestiens, comme les Disciples se sont fait nommer à Antioche, c’est-à-dire, non des Disciples d’un Christ ou d’un Messie [7,] mais tout simplement des gens secourables, des gens sur lesquels on peut compter pour trouver secours ! Oserais-je vous demander si c’est le sens de la position courageuse des Évêques de France venant aider les chrestiens d’aujourd’hui face aux choix politiques qui leur ont été proposés lors des dernières élections ? [8]
Notes :
[1] Texte grec du Codex de Bèze, contemporain de l’écriture des Évangiles, littéralement transcrit par mes soins. Ce Codex (ou livre) est une copie d’un écrit qui précède les grands manuscrits de plus de deux siècles et demi… Et n’a donc pas subi les mêmes corrections ! Voir CB Amphoux, 1992, La parole qui devint Évangile, 1993, Le Seuil.[2] Même si Jésus n’a jamais baptisé du baptême de l’eau (qui viendra plus tard, à l’initiative des prêtres esséniens qui auront pris la main sur les assemblées délibératives de Disciples) d’un côté, et même s’il n’a jamais brûlé les idoles comme Élie, certain qu’était le Nazaréen que les plus dangereuses d’entre elles étaient… dans le Temple de Jérusalem lui-même !
[3] Engueuler : transcription littérale de επιτιμαω-épitimaô, rendre les honneurs funèbres, en français courant, engueuler quelqu’un ! Pourquoi avoir peur des mots de l’Évangile ? Voir la confirmation dans Claude Tresmontant, Évangile de Marc, OEil, 1988, p. 298.
[4] Simon n’a jamais su que Jésus l’avait nommé Pétros ! Le nom de Pierre n’existe tout simplement pas en grec avant la fin du 1er siècle. Vous connaissez des gens qui ont nommé l’un de leurs enfants caillou ou moellon, ou parpaing, vous ? L’Église a décidé de se positionner, elle aussi comme le Temple, sur un rocher après qu’elle eut été exclue du judaïsme ! C’est-à-dire après 90 et l’édit de Gamaliel II. Même si l’on peut reconnaître qu’il est magnifique que ce rocher soit un homme et non un monticule détaillé par les atlas !
[5] Garder intact, entier ou vivant sont les transcriptions du grec sauzdô (σαυζω) que l’on rend souvent par sauver. Il s’agit ici de conserver entière, vivante, intacte son âme, son souffle.
[6] Stauros (σταυρος) n’a jamais voulu dire la croix avant le IIe siècle, mais la palanche, c’est-à-dire la planche qui sert à porter une charge en équilibre sur l’épaule. De même, bastazdô (βασταζω) ne veut pas dire porter (ce serait férô-φερω), mais exactement tenir à bout de bras, soupeser une charge. Il ne s’agit donc pas de porter sa Croix ! Mais bien de soupeser la charge qui va nous incomber, avant de se décider à suivre le Maître de Nazareth. D’être conscient de ce que va nous coûter ce compagnonnage avant de s’y engager résolument. Ma transcription du verset doit, encore une fois, beaucoup à André Sauge (voir L’enseignement de Jésus, aux éditions Golias, 2024).
[7] Ils auraient été immédiatement arrêtés par la police de l’Empire ! C’est pour se prémunir contre toute interprétation messianisante qu’ils se sont nommés ou ont accepté de l’être, comme Gens secourables.
[8] Il s’agit bien sûr de la formulation la plus ironique qui soit ! Ironie que Jésus maniait volontiers face à ses adversaires. Apparemment, ses positions courageuses ne semblent pas avoir fait école chez les épiscopes d’aujourd’hui, qui, eux, s’en tiennent à soigner leur clientèle…
Source : Golias Hebdo n° 831, p. 18.