L’auteur versus l’œuvre : faut-il choisir ? – À propos de l’abbé Pierre
Laurent Lemoine.
L’article que nous reprenons ici a été publié par « Dieu maintenant », qui le présente ainsi :
Parmi tous les articles qui sont parus sur l’abbé Pierre, celui de Laurent Lemoine – théologien et psychanalyste – nous a paru particulièrement intéressant. En élargissant la question à d’autres « fondateurs » ayant commis des délits ou des crimes, il écrit : « À quoi peut bien servir l’œuvre pour son fondateur ? C’est la question, radicale, ici. (…) La limite entre servir et se servir est parfois indiscernable. L’œuvre aurait-elle une fonction spécifique pour le fondateur ? Au fond, pourquoi créer ? »
Laurent Lemoine nous demande de préciser que son hypothèse concerne non seulement l’abbé Pierre mais encore plus d’autres fondateurs comme Marie-Dominique Philippe (fondateur des frères de saint Jean) et son frère Thomas, Marcial Maciel (fondateur des Légionnaires du Christ), Jean Vannier (fondateur de l’Arche), etc.
Les révélations quasi quotidiennes concernant l’abbé Pierre tendent à confirmer l’extrême gravité de son comportement sexuel.
Je pourrais détailler ici la liste noire des œuvres à qui leur fondateur – considéré, voire déjà jugé, comme délinquant, ou criminel – impose, en quelque sorte, de se délivrer de lui, d’assurer leur salut indépendamment de ses égarements notoires : Rupnik, Thomas et Marie-Dominique Philippe, Marcial Maciel, Jean Vanier, etc.
Tentons d’apporter un élément supplémentaire de contribution à la controverse sur le rapport entre l’auteur-fondateur et son œuvre. Cela semble capital en ce moment pour qu’Emmaüs puisse pérenniser une action que l’on sait majeure. Pour cela, jouons cartes sur table.
À quoi peut bien servir l’œuvre pour son fondateur ? C’est la question, radicale, ici. Désolé de parler de servir ! La limite entre servir et se servir est parfois indiscernable. L’œuvre aurait-elle une fonction spécifique pour le fondateur ? Au fond, pourquoi créer ?
Si seulement, avec la sublimation freudienne, il s’était agi d’orienter vers des buts sociaux et de culture des pulsions sexuelles par trop insistantes ! Si seulement, on pouvait se dire – à commencer par l’intéressé – au moins, en dépit de ses turpitudes, il aura fait une œuvre magnifique, moralement irréprochable ! On peut en effet se le dire, s’en convaincre pour isoler l’œuvre de la vie de son auteur. Ce n’est pas si simple vu les complicités possibles dans l’entourage comme dans l’institution. Mais c’est salutaire de le faire, sauf à devenir dingue, de le faire pour l’immense majorité des engagés par conviction, qui ont voué leurs forces, leur âme, à la cause qui valait qu’on se donnât totalement à elle. Si seulement on pouvait se dire : au fond, celui qui a créé ce splendide projet caritatif ou de culture, au service du Bien et du Beau, aura eu comme deux vies parallèles, qui n’auront pas vraiment communiqué entre elles, une face lumineuse et une face honteuse dans le même personnage. Docteur Jekyll et Mister Hyde ! Je garde Jekyll ! Mais non : ce ne sont pas ces hypothèses encore trop favorables que nous voulons retenir ici mais une autre, plus alambiquée, peut-être, mais presque irrésistible, en ces heures…
L’œuvre, en son entièreté, en sa conception théorique et en sa réalisation pratique, sert au fondateur pour se dissimuler et opérer durablement ses méfaits. Il ne s’agit pas de deux cercles qui ne communiqueraient l’un avec l’autre qu’exceptionnellement – la vie de l’auteur et sa fondation – mais de deux cercles interpénétrés intentionnellement. Le clivage va jusque-là. L’œuvre n’est pas n’importe quelle prothèse, telle une main artificielle au bout du bras : c’est bien le bras et la main qui servent à enserrer les victimes ; c’est le même cerveau, le même psychisme.
En ce sens, l’œuvre n’est jamais indemne, quoi que l’on doive totalement maintenir que ceux qui s’y dévouent le sont, hormis les complicités systémiques. L’œuvre pie est utilisée par son fondateur pour exécuter ses œuvres impies. C’est pourquoi il est indispensable et urgent pour les continuateurs de l’œuvre de trancher dans le vif quitte à souffrir de la douleur du membre fantôme post-amputation.
C’est le même individu qui, d’une main, crée l’œuvre pie et, de l’autre, jouit de la même œuvre pour assouvir d’impies motivations. On pourrait penser que l’œuvre est une aubaine, qu’elle est là comme une obscure providence pour permettre à son auteur de se laisser aller… Admettons ! Ceci posé, ce que nous savons à présent de Maciel, et d’autres fondateurs de congrégations ou d’œuvre sociales catholiques, c’est que de tels projets peuvent avoir été mis au jour dans le but d’agir leurs dépravations.
Cette lecture, je la tente avec crainte et tremblement, mais le prix de la lucidité pourrait être aussi élevé que cela. Que faire alors ? Poursuivre la même œuvre mais de manière renouvelée de fond en comble par des continuateurs à présent familiers de la dure vérité. Il n’existe en cette matière aucun décret général qui correspondrait à toutes les situations. Éthiquement, ce serait même mauvais signe. Ce qui permet, en fait, de décider de l’avenir que l’on veut ouvrir, c’est bien l’aspect systémique de la perversion d’une œuvre, tel que la CIASE, ou Mgr Éric de Moulins-Beaufort, à sa suite, en ont parlé : complicités des hommes et des institutions dans des scénarii dévastateurs, transmission du pire aux jeunes générations, y compris sur le plan de doctrines définitivement corrompues… En ce cas, l’arrêt définitif est inévitable. Pour y parvenir, c’est toujours un tiers objectif, dont la qualité doit être elle-même optimale, qui peut aider à la décision en ne perdant pas de vue que c’est l’idéal le plus haut moralement qui servira à la contamination la plus vaste et la plus profonde.
L’Évangile est cette utopie que les prédateurs, en quelque sorte, détournent, avec la plus totale jouissance, de son geste de salut auprès des humbles de la terre.
Faudrait-il, sinon, se résoudre à ce que la pire noirceur d’âme ne puisse être pénétrée d’aucune lumière ?