Faut-il effacer définitivement le nom de l’Abbé Pierre ?
José Arregi.
Édito politique » de Patrick Cohen, sur FRANCE INTER, 12 septembre 2024 [1]
L’effacement a commencé : la Fondation Abbé Pierre a décidé de changer de nom. Emmaüs a fermé le mémorial qui lui était dédié à Esteville près de Rouen, et devrait changer de logo. Mais au-delà, c’est un vaste mouvement de débaptisation qui a été lancé aux quatre coins du pays. Est-il nécessaire ? Est-il possible de faire autrement ?
Puisque l’abbé Pierre a laissé son nom -ou celui de sa naissance, Henri Grouès- à quelques 300 rues, 150 routes, une vingtaine de places et de parcs, des écoles et collèges, des arrêts de bus, des plaques commémoratives… en tout près de 600 lieux en France !
À Alfortville, en banlieue parisienne, là où le fondateur d’Emmaüs a passé les dernières années de sa vie, le maire n’a pas traîné : le square Abbé Pierre va s’appeler Joséphine Baker. Et le buste du prêtre sera remplacé par une statue de la chanteuse.
Au train où vont les choses, le nom et le visage d’un des plus grands personnages français de l’après-guerre auront complètement disparu d’ici quelques mois.
Sic transit gloria mundi. Ainsi passe la gloire du monde.
A-t-on déjà vu pareil mouvement de désaffection ?
Jamais. C’est absolument sans précédent. Le maréchal Pétain a bien eu quelques avenues de son vivant, rebaptisées de Gaulle ou Libération, une fois l’occupant vaincu. D’ailleurs un autre maréchal va perdre son avenue à Paris : Bugeaud, conquérant sanguinaire de l’Algérie.
Mais rien de commun avec la figure généreuse et populaire de l’Abbé Pierre, grand général de la guerre contre la pauvreté. Roland Barthes, dans ses Mythologies en 1957, écrit que son visage, sa barbe et sa coupe de cheveux s’apparentent à ceux de la sainteté. On le compare à François d’Assise. On le sacre pendant 16 ans, personnalité préférée des Français. On le célèbre et le commémore. RTL en fait un sujet de fierté, à cause de son appel de l’hiver 54 sur Radio Luxembourg.
Il y a moins d’un an, plus de 800.000 spectateurs ont été pris aux tripes par le deuxième long-métrage consacré à cet homme exceptionnel, qui a donné sa vie aux miséreux. Une vie de combats, c’était le titre. Le personnage incarné par Benjamin Lavernhe montrait bien que la chasteté lui était pénible. Mais…
Mais c’était avant la révélation de son vrai visage. Avant que l’on découvre que le héros est un salaud. Ou plus exactement, que le héros est aussi un salaud. Que le petit homme bon cohabitait avec un gros dégueulasse. L’abondance des preuves et des témoignages, ceux d’une vingtaine de femmes, ne laisse pas de place au doute.
Ce qui est terrible, c’est que l’abbé Pierre fut aussi un grand résistant et un sauveur de Juifs. Et que c’est parce qu’il était une icône qu’il a pu commettre des horreurs en restant impuni. Intouchable et abominable.
Il faut donc l’effacer de l’espace public ?
Hélas, comment faire autrement ? Cela ne veut pas dire : faire comme s’il n’avait pas existé. L’abbé Pierre demeure un personnage historique, admirable par bien des aspects. Mais il ne peut plus être honoré, il ne peut plus être un modèle, il a lui-même sali le nom qui ne figurera désormais sur aucun fronton. Ce qui est heureux pour les victimes. Et infiniment triste pour notre histoire commune.
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Je souscris au commentaire du premier au dernier mot. Je n’enlèverais rien, mais j’ose ajouter deux brèves notes de bas de page :
1) Je me demande si ne serait-ce qu’une seule des grandes figures de l’humanité à travers l’histoire pourrait être considérée comme un modèle si nous connaissions « toute sa vérité ». Plus triste encore pour notre histoire commune.
2) Néanmoins, je ne peux m’empêcher de rappeler encore une fois ce que disait de lui-même le frère François d’Assise, selon son premier biographe, Thomas de Celano, qui l’a rencontré en personne : « Il me semble que je suis le plus grand des pécheurs. Parce que si Dieu avait eu autant de miséricorde pour un criminel que pour moi, il aurait été dix fois plus spirituel que moi ». Là où il est dit pécheur, mettez, si vous voulez : criminel, violeur, assassin… ou malade. Et là où il est dit Dieu, mettez, si vous voulez : la vie, le hasard, la nécessité, le destin… Mais dire Dieu est pour moi une manière d’affirmer que ni l’humanité ni rien au monde n’est condamné.
[1] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-politique/l-edito-politique-du-jeudi-12-septembre-2024-9549029Source : https://josearregi.com/fr/faut-il-effacer-definitivement-le-nom-de-labbe-pierre/