Au-delà des mots
Jean-Claude Thomas.
À travers diverses lectures et certaines rencontres, notamment celle de Joseph Moingt, Jean-Claude Thomas nous décrit sa découverte de l’absolue gratuité de Dieu : un don total, sans condition et sans limites manifesté à travers les actes et la parole de Jésus.
Comme il est difficile d’évoquer avec justesse ce que les mots peinent à signifier. Comme le dit Aragon : « Du peu d’aimer j’ai peine… ».
J’avais 18 ans lorsque la lecture en commun de pages d’Évangile dans une communauté chrétienne étudiante m’a fait entrevoir cet au-delà de la religion qu’est la gratuité.
Jusque-là ce que j’avais perçu comme l’enjeu de la vie était une forme de réciprocité, une sorte de contrat : répondre à l’amour reçu par l’amour donné, en actes au fil des jours. D‘abord au sein de la famille et plus largement dans la vie affective et dans la vie sociale. Il fallait en quelque sorte mériter l’amour dont j’étais l’objet de la part des miens et des autres. Et il en était de même dans la relation à Dieu : répondre à son amour en faisant sa volonté. À cette condition on pouvait se sentir dans le droit chemin.
L’éducation et l’histoire qui avaient été les miennes ne m’avaient pas amené à remettre en cause cette manière de voir. Elle structurait ma vie. Comme, je pense, c’est le cas pour beaucoup d’autres. La religion, avec ses appels moraux et son poids de culpabilité, n’est-elle pas structurée par cette sorte de contrat ?
Le Moyen-Âge nous a légué des images splendides de la « pesée des âmes ».
Si j’avais dépassé la figure du Dieu comptable en m’ouvrant à celle du Dieu qui pardonne et renouvelle son alliance, Dieu restait pour moi le juge ultime dont ma conscience me rappelait l’existence et l’exigence.
Et d’ailleurs n’y a-t-il pas, dans l’Ancien Testament et même dans le Nouveau, tout ce qu’il faut pour alimenter une théologie de la rétribution et la vision religieuse d’un Dieu qui conditionne la poursuite de ses dons et de son alliance à la réponse qu’il reçoit de son peuple et de ceux qui se réclament de lui ? C’est ce que j’avais retenu de textes bibliques lus ou entendus par bribes dans les célébrations et dans l’enseignement reçu. L’exemple des saints venait confirmer cette perception.
Ouvertures
La première ouverture s’est faite lorsque j’ai découvert les caractéristiques propres à chacun des quatre Évangiles. Et cela m’a donné envie de lire chacun d’entre eux en continu. À travers l’aspect lapidaire et brut de saint Marc, les nombreuses références juives et le sermon sur la montagne chez saint Matthieu, l’ouverture universelle et la variété des paraboles chez saint Luc, j’ai touché du doigt quelque chose de la personnalité de Jésus. Ce n’était plus de l’histoire sainte, mais une parole chargée d’humanité et révélatrice d’un visage de Dieu nouveau pour moi : celui d’une gratuité totale.
Ce sont les rencontres de Jésus, plus que de longs discours, qui me l’ont fait entrevoir. Lorsque Jésus dit à Zachée : « Zachée, aujourd’hui il faut que j’aille demeurer chez toi » (Luc 19, 5) quelle est donc cette nécessité intérieure qui l’habite au point de lui faire dire « Il faut que j’aille » ? Zachée a fait fortune en rançonnant les gens, certes il est curieux, perché sur son arbre, mais Jésus déroute tout le monde en s’invitant chez lui. Un publicain, un homme malhonnête, un collaborateur ? Aucune raison d’aller chez lui. Sinon un élan du cœur qui bouscule les frontières de la bienséance et de la morale, celles du conformisme et de la religion. J’ai senti un courant d’air frais, comme un printemps pour le cœur. Et je me suis dit : « C’est ce Dieu-là auquel j’ai envie de croire, celui qui s’exprime par la bouche de Jésus, un Dieu qui bouscule les frontières et s’invite chez ceux qui ne s’y attendent pas et sont très loin de le mériter ! »
Gratuité
Avec la lecture de l’Évangile de Jean, l’horizon s’est encore élargi. Il y a chez Jean un mélange entre le plus concret et l’ouverture progressive à l’infini. Comme dans la rencontre avec la Samaritaine. Tout commence par une discussion autour de l’eau et évolue, de symbole en symbole, vers l’essentiel. Les mots de Jésus parlent de quelque chose de neuf et de surprenant : un nouveau rapport avec celui qu’il appelle « le Père ». Qui est-il donc pour que Jésus dise de lui : « Crois-moi, femme, l’heure vient – et c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité : tels sont les adorateurs que recherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. » Qu’est-elle invitée à reconnaître, et nous avec elle, au-delà des frontières des religions et des cultes ?
Comme elle, je me suis laissé dérouter.
Ma vision d’une religion au mérite, avec rites et gestes démonstratifs a, en quelque sorte, « explosé » au contact de cette Parole qui s’est révélée avoir un son tout neuf alors que je l’avais entendue cent fois.
« Si tu savais le don de Dieu… » dit Jésus à la Samaritaine.
Et bien non, moi je ne le savais pas !
Pas plus qu’elle, qui ne connaissant jusque-là que la tradition de ses pères et le mont Garizim où elle allait prier avec les siens.
Un désir de découvertes m’a fait aller vers d’autres écrits, comme l’admirable Première Lettre de saint Jean qui parle si bien du choc que la rencontre de Jésus fut pour les apôtres :
« Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons. Oui, la vie s’est manifestée, nous l’avons vue, et nous rendons témoignage… Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi, pour que, vous aussi, vous soyez en communion avec nous (I Jean 1, 4). Voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu (3, 1). Petits enfants, n’aimons pas en paroles ni par des discours, mais par des actes et en vérité. Voilà comment nous reconnaîtrons que nous appartenons à la vérité, et devant Dieu nous aurons le cœur en paix. Et si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur (3, 18-20).
Ce fut un choc de percevoir l’absolue gratuité qui est la marque du Dieu des Évangiles. Rien de conditionnel. Un don total, sans condition et sans limites manifesté à travers les actes et la parole de Jésus. Cela remettait en cause le sens de ma vie, ma façon de la comprendre et de la mener. Et cela chamboulait la vision que j’avais du monde et de l’histoire. Je découvrais que Dieu n’est pas dans un ciel invisible, mais qu’il vient là où émerge, en notre monde, cette totale gratuité qui le caractérise. Rares, précieuses traces de son passage perceptibles pour celui qui les recherche et ouvre les yeux du cœur, comme dit Saint-Exupéry.
Motivé par cette découverte, grâce à la lecture en commun des textes, j’achetai la Bible de Jérusalem qui venait de paraître et j’entrepris de la lire de la première à la dernière page. Entreprise un peu folle, mais qui me fit savourer d’autres découvertes, comme celle des prophètes dont je ne connaissais que des bribes. Des hommes comme Osée ou Isaïe ont entrevu, au-delà de la religion d’Israël, cette totale gratuité et nous livrent la vision d’un Dieu dont « les entrailles se retournent » dans une tendresse infinie. J’eus envie de faire partager cette découverte à d’autres et c’est une des raisons principales qui m’ont mené sur le chemin que j’ai suivi.
Une autre rencontre
Des années plus tard, la rencontre de Joseph Moingt, son écoute, les discussions avec lui et la lecture de ses œuvres m’ont fait me poser une nouvelle question. Dieu ne va-t-il pas encore beaucoup plus loin que je ne l’imaginais ?
Au cœur de la pensée de Joseph Moingt, il y a cette conviction : c’est en s’effaçant que Dieu se révèle vraiment tel qu’il est. Au-delà de l’amour sauveur de Dieu qui vient à l’homme pour lui proposer son alliance, avec toute la tendresse et la miséricorde qui s’y expriment, la mort du Christ sur la croix, où Dieu s’efface totalement, révèle son vrai visage et ouvre grande la porte de la liberté à l’humanité. « La croix libère la raison humaine de l’obligation de tenir compte de Dieu pour rendre raison de l’existence du monde… et libère Dieu de notre prétention à lui faire une image… » (Gratuité de Dieu, RSR 83/3 1995 p. 342)
Il nous invite à comprendre que la disparition de Dieu dans la culture contemporaine n’est pas le fruit du hasard ni du seul exercice de la raison scientifique, mais qu’elle est à mettre en lien avec cet effacement qui fait place, pour l’homme, à une liberté nouvelle. « Avait surgi en moi l’intuition que ce temps de la mort culturelle de Dieu, le nôtre, devait être compris en réalité comme le temps de sa naissance parmi les hommes, pour eux et en eux, puisque Dieu s’était révélé dans la mort de son Fils et s’était à jamais lié par elle à l’éphémère du monde » (Dieu qui vient à l’homme, II, 2, 1170).
La gratuité va jusque-là. Elle fait de la foi, non plus la réponse quasi obligatoire de l’homme à la révélation divine, mais un acte de pleine liberté. « L’homme qui accueille cette bonne nouvelle se sent attiré à Dieu par la puissance libératrice de l’amour qui l’appelle et poussé vers lui par la force de la liberté qui lui est révélée, une liberté déliée de toute obligation et de toute crainte, de toute convoitise et de tout calcul » (ib. p. 345).
Ce n’est pas de toute-puissance qu’il est question, mais de ce que saint Augustin appelait déjà
« l’humilité de Dieu » : « Dieu se révèle sur la croix dans l’humilité… C’est sous ce signe, sous ce seul signe, qu’il se donne à connaître… La révélation de Dieu sur la croix est humble, en cela même qu’elle n’est pas contraignante… » (p. 339). En ce Fils qui donne sa vie, il nous est donné d’accueillir la présence de Dieu au monde comme un « libre face-à-face d’amour ». Une présence qui se traduit par un silence où rien ne s’impose et où s’ouvre un espace nouveau pour l’homme : « Dieu n’est rien de ce que l’on peut dire de lui : un silence, un souffle, un élan, une touche légère… ». Joseph Moingt ajoute : « La révélation de Dieu dans la croix du Christ ne constitue pas seulement une nouveauté, mais un renversement… dont toutes les conséquences sont loin d’avoir été tirées ni même perçues » (ib. p. 334).
« Scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes »,
disait déjà saint Paul dans la Première Lettre aux Corinthiens.
Mais « ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes
et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. »
ajoutait-il (I Cor 1, 23-25).
Une autre histoire
Les mots peinent à exprimer ce que nous sommes invités à reconnaître. Mais, comme l’on fait un dessin pour traduire ce que l’on peine à dire autrement, je vous propose de relire l’aventure d’Élie rapportée dans le livre des Rois. Comment ne pas y voir un écho à l’avance de cette forme de présence qui est aussi effacement et espace ouvert ?
Le récit commence par le triomphe d’Élie qui impose la figure d’un Dieu d’Israël tout puissant face aux prêtres païens de la reine Jézabel. Triomphe éphémère qui le laisse déprimé, ayant envie de mourir. « Elie vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson, et demanda la mort en disant : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères. » Il y a quelque chose qui ne va pas. Mais quoi ? Est-ce seulement la fureur de Jézabel ? Il n’en sait rien.
Alors qu’il s’endort et se laisse mourir, l’ange du Seigneur le réveille en déposant près de lui une galette et une cruche d’eau. L’ange du Seigneur ? Qui est-il ? Il ne sait pas. « Une seconde fois, l’ange du Seigneur le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange, car il est long, le chemin qui te reste. Élie se leva, mangea et but. Puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu » (Rois 19, 6-12).
Arrivé à l’Horeb, tous les signes de puissance sont là (ouragan, feu, tremblement de terre), mais ils sont vides de toute présence divine. Seul « le murmure d’une brise légère » témoigne de la présence de Dieu. André Chouraqui, familier de l’hébreu, traduit ces quelques mots : « Une voix de fin silence ».
Au-delà des mots