Déconstruire la masculinité chrétienne
François Doyon.
La popularité d’influenceurs masculinistes comme Andrew Tate se fait ressentir dans les écoles du Québec [1]. À l’heure où les questions de genre et de masculinité deviennent de plus en plus présentes dans nos sociétés, l’ouvrage Boys Will Be Boys, And Other Myths de Will Moore (SCM Press, 2022) vient apporter une contribution essentielle à ce débat, avec une concentration particulière sur la manière dont la masculinité a été façonnée et renforcée par la lecture de la Bible.
Will Moore, en formation pour la prêtrise dans l’Église d’Angleterre, ne propose pas simplement une analyse des mythes entourant la virilité, mais une véritable invitation à repenser le modèle de l’homme chrétien en s’appuyant sur une lecture plus nuancée et critique des textes bibliques.
Depuis des siècles, l’histoire chrétienne a souvent érigé des figures comme Adam, Moïse ou David en modèles de la virilité chrétienne, en occultant les aspects plus sombres et faillibles de leurs vies. Ces hommes, bien qu’imparfaits, ont été utilisés pour justifier des notions de pouvoir, de domination et même de violence, des valeurs que Moore qualifie de « mythes toxiques ».
Les mythes de la masculinité biblique
Moore s’efforce de montrer que cette lecture biaisée de la Bible a contribué à façonner une idée de la masculinité qui glorifie la force brute, la violence et l’absence d’émotions, tout en négligeant les qualités de vulnérabilité, de douceur et de compassion, pourtant présentes dans les Écritures. En prenant des exemples précis comme David ou Job, Moore démontre comment les lectures traditionnelles ont contribué à maintenir des stéréotypes sur ce que signifie « être un homme » dans un contexte chrétien.
Parallèlement, il explore d’autres figures bibliques qui offrent une alternative aux modèles dominants de virilité. Jérémie, par exemple, incarne une forme de masculinité qui défie les stéréotypes en manifestant des émotions intenses et en acceptant sa fragilité. Moore propose ainsi de revoir notre lecture des Écritures à la lumière de ces hommes « authentiques » qui nous invitent à repenser ce que la masculinité pourrait être dans le contexte chrétien.
Une masculinité sous le regard critique
L’originalité du livre réside dans la manière dont Moore s’appuie non seulement sur des études bibliques, mais aussi sur des exemples contemporains issus de la culture populaire, comme la publicité controversée de Gillette en 2019 [2], qui dénonçait les comportements masculins nuisibles. Moore rappelle que ces stéréotypes toxiques de la masculinité sont encore très présents aujourd’hui, y compris dans l’Église. Il montre comment l’homophobie, le sexisme ou la répression des émotions sont le résultat d’une socialisation souvent renforcée par le christianisme qui commence dès l’enfance, et qu’il est nécessaire de déconstruire pour ouvrir la voie à des modèles plus sains.
Dans ce cadre, Moore pose des questions essentielles : pourquoi enseigne-t-on aux petits garçons à aimer la compétition, la violence ou la domination, plutôt que l’empathie, la collaboration et la vulnérabilité ? Pourquoi la société et l’Église valorisent-elles tant ces traits dits « virils » ? Il en appelle à une relecture des Écritures, non pas comme un manuel d’instructions sur les questions de genre, mais comme un texte vivant qui doit être continuellement réinterprété à la lumière des réalités contemporaines.
Un message pour l’Église
Ce livre n’est pas seulement une critique de la société ; c’est aussi une interpellation pour l’Église elle-même. Will Moore met en lumière l’androcentrisme qui a marqué des siècles de théologie chrétienne et appelle à une transformation en profondeur. Si l’Église veut rester fidèle à son message de justice et d’amour, elle doit repenser la manière dont elle forme et éduque les hommes, en particulier dans les cercles de leadership.
Moore n’hésite pas à critiquer les traditions qui continuent de promouvoir des modèles de masculinité fondés sur la domination. Il appelle les responsables religieux à prendre conscience de leur propre complicité dans la perpétuation de ces mythes et à encourager des lectures plus nuancées et inclusives des Écritures. Il rappelle que Jésus lui-même, souvent présenté comme un modèle de virilité, incarne en réalité des valeurs qui transcendent les stéréotypes de genre : vulnérabilité, compassion et ouverture.
Réécrire la masculinité chrétienne
En fin de compte, Boys Will Be Boys est un appel à réécrire les récits de la masculinité chrétienne. Moore invite ses lecteurs, hommes et femmes, à repenser ce que signifie être un homme dans le cadre de la foi chrétienne, non pas en suivant les mythes hérités d’un passé patriarcal, mais en redécouvrant les vérités plus profondes et plus riches présentes dans les textes bibliques.
Pour ceux qui s’intéressent aux questions de genre, de théologie ou d’identité chrétienne, ce livre est une ressource précieuse. Moore nous rappelle que la masculinité, en tant que construction sociale, est le produit d’un ensemble de normes, de valeurs et de pratiques transmises au fil du temps, souvent de manière implicite, à travers les institutions sociales, religieuses et culturelles. Ce modèle dominant de la masculinité, souvent qualifié de « masculinité hégémonique », tend à privilégier des traits tels que la domination, la compétition, l’agressivité, et la rationalité, tout en marginalisant les expressions de vulnérabilité, de soin, ou de compassion. Dans ce cadre, la violence masculine est souvent normalisée ou excusée, surtout dans des contextes où elle est perçue comme une réaction nécessaire à la préservation du pouvoir ou de l’ordre.
Pourtant, cette construction de la masculinité est loin d’être immuable. À la lumière des valeurs chrétiennes d’amour, de justice et d’inclusion, une redéfinition de la masculinité s’impose, non seulement pour contester les dynamiques de pouvoir oppressives, mais aussi pour proposer des alternatives fondées sur des relations égalitaires et pacifiques. L’Évangile, en effet, invite à une réévaluation radicale des rapports de force, en mettant l’accent sur l’amour du prochain, le service des plus vulnérables et la justice comme principes fondateurs de la vie en communauté. La figure du Christ, souvent dépeinte dans les traditions chrétiennes sous des traits virils et conquérants, peut également être relue à la lumière de sa vulnérabilité et de son engagement envers les marginalisés, notamment dans le récit de la Passion, où il renonce à la violence et subit la violence avec une force qui vient de l’amour.
En conclusion, l’ouvrage de Will Moore est une lecture indispensable pour tous ceux qui souhaitent comprendre les racines théologiques de la masculinité toxique et contribuer à la création d’un futur plus juste et plus inclusif. Il s’agit d’un livre qui ne se contente pas d’exposer les problèmes, mais qui propose des pistes concrètes pour une masculinité chrétienne renouvelée et libératrice.
[1] La masculinité toxique de plus en plus présente à l’école, dans Radio-Canada, le 23 novembre 2023. [2] Agence France-Presse, #metoo : une nouvelle publicité de Gillette fait polémique, dans La Presse, 15 janvier 2019.https://presence-info.ca/article/idees/chronique-biblique/deconstruire-la-masculinite-chretienne/