Par Régine et Guy Ringwald
Un supplément féminin, voire féministe, à l’Osservatore Romano, c’était peut-être trop beau pour être vrai. Depuis 2012, ce supplément mensuel avait su préserver, sous la direction de Lucetta Scaraffia, sa liberté de parole et de choix éditorial. Il s’était signalé en publiant, dans son numéro de février, les rapports, pourtant vieux de 25 ans, et connus du Vatican, sur les abus sexuels dont sont l’objet des religieuses, un peu partout dans le monde. Lucetta Scaraffia avait su innover, elle avait le soutien de ses lectrices, et de ses lecteurs, elle donnait à l’Église un nouveau visage. Avec le changement de direction, elle savait son entreprise menacée. Elle vient d’écrire au Pape François pour lui annoncer sa démission.
Mars 2012 : Lucetta Scaraffia est profondément choquée par une décision de l’Archevêque de Recife (au Brésil) d’excommunier une fillette de 9 ans, sa mère, et les médecins qui l’avaient fait avorter : elle avait été violée par son beau-père [1] : « Je me suis mise en colère, jamais une femme n’aurait réagi ainsi ». Elle obtient du Secrétaire d’État que l’Osservatore Romano publie à la « une », un texte intitulé « Du côté de la fillette brésilienne ». Le directeur du quotidien du Vatican, Giovanni Maria Vian, historien et journaliste comme elle, est un de ses amis. À l’époque, Benoît XVI souhaite que les femmes s’expriment davantage dans l’Église. C’est ainsi qu’elle fonde, en mai 2012, le supplément mensuel féminin de quarante pages : « Donne, Chiesa, Mondo » (dont le nom se décline en français, anglais, espagnol). Un positionnement particulier de la femme dans l’Église. Depuis janvier 2014, a été ajoutée une nouvelle rubrique consacrée à la théologie. Lucetta Scaraffia établit un partenariat qui permet de créer une version française, relayée par La Vie, une autre en Espagnol, avec Vida Nueva, et une en anglais, sur le web.
Une féministe au Vatican
Elle s’affiche ouvertement féministe. Si elle n’est pas favorable à l’ordination de femmes, elle aimerait par contre qu’elles puissent partager, sur un plan d’égalité, les postes de responsabilité, être à la tête de dicastères, et même qu’une femme puisse être Secrétaire d’État. Avec le concours de femmes, et aussi d’hommes, catholiques engagés, elle s’attachera à faire valoir, sur de nombreuses questions sociales, un point de vue féminin, et notamment sur les scandales d’abus sexuels. Elle avait dénoncé l’exploitation de religieuses comme domestiques par des évêques et des cardinaux. En février dernier, à la veille de la diffusion de l’émission d’Arte, « Donne, Chiesa, Mondo » publie les rapports qui avaient été envoyés au Vatican, en 1994, par des responsables de la Caritas sur les abus sexuels dont sont victimes des religieuses, du fait de prêtres. À l’époque, l’enquête portait déjà sur 23 pays. On sait que ces rapports (publiés en 2001 par National Catholic Reporter et par Golias) n’ont jamais eu aucune suite ni aucune autre publicité.
Dans une interview récente publiée par El Pais [2], elle dénonce spécifiquement le manque de contrôle sur les évêques, l’impunité avec laquelle ils agissent dans le domaine des abus. Elle milite clairement pour féminiser l’Église : pour elle, c’est nécessaire, pour lutter contre le cléricalisme et contre les abus de pouvoir sous toutes leurs formes, et spécifiquement contre les abus sexuels, mais aussi contre le mépris affiché pour les femmes réduites à des rôles de secrétaires ou de servantes. Interrogée sur les propos de François concernant le féminisme, « machisme en jupe » [3], elle répond : « à cette phrase, j’aurais répondu qu’en tant que femme, je veux qu’on m’écoute avec respect et attention, je ne veux pas être une métaphore de quoi que ce soit. Je veux seulement qu’on m’écoute comme on écouterait un prêtre ou un évêque. Le féminisme n’est d’ailleurs pas comparable au machisme. C’est une rébellion à une situation d’oppression qui vient du machisme. Ce sont deux choses opposées ». Elle déplore le trop petit nombre de femmes ayant participé au sommet de Rome : « elles étaient très peu nombreuses à ce sommet, et trois d’entre elles seulement se sont exprimées. Et c’est dommage, parce que les femmes vivent le problème de la maltraitance en tant que victimes, mais aussi en tant qu’observatrices et protectrices des mineurs, avec un autre regard ». Et à propos des abus touchant les religieuses, « C’est un phénomène très vaste, plus que l’abus des mineurs. Et il ne fait qu’émerger maintenant… Ils répondent par le silence. Je ne sais pas s’ils imaginent autre chose… Mais je n’ai remarqué que le silence ». Quant à ce que le Pape pense de cette publication : « Je suppose qu’il la lit, mais il ne m’a pas dit ce qu’il en pensait ». Ne soyons pas trop surpris si elle ressentait une certaine réserve de la Curie ou, plus clairement, qu’elle sentait son entreprise menacée.
La démission
En décembre 2018, les responsables de la communication du Vatican sont brutalement remplacés, G.M. Vian est remercié, et remplacé par Andrea Monda. Pas d’attaque frontale, mais des pratiques que Lucetta Scaraffia et l’équipe de rédaction vont interpréter comme une entreprise de déligitimisation. Ainsi, on n’empêche pas le supplément de publier, mais on ouvre les colonnes du quotidien à des auteurs qui défendent des thèses opposées. Enfin, Monda fait savoir qu’il compte prendre le rôle de rédacteur en chef du supplément. Il doit reculer devant la réaction du comité de rédaction, et aussi des partenaires étrangers qui menacent de rompre le partenariat.
Mais, avec l’éditorial d’avril, paraissait une lettre ouverte au Pape François : « nous jetons l’éponge, (elle s’exprime au nom du comité de rédaction), parce que nous nous sentons entourées d’une atmosphère de méfiance et de délégitimation progressive », ressentant une perte d’estime et de confiance. Elle met en évidence le caractère novateur et ouvert de ce projet. Elle exprime un regret : « une expérience nouvelle et exceptionnelle pour l’Église prend fin, ou plutôt elle est brisée. Elle souligne le caractère “inhabituel” du succès de cette initiative et met en évidence l’ouverture à d’autres sensibilités et croyances, notamment par le dialogue avec des femmes d’autres religions. Elle revient sur l’exploitation à laquelle beaucoup de femmes consacrées ont été et sont soumises : “nous ne pouvions plus nous taire”. Elle porte un diagnostic sévère : “il nous semble maintenant qu’une initiative vitale est réduite au silence, et que nous revenons à la coutume démodée et aride de choisir d’en haut, sous contrôle masculin direct, des femmes considérées comme fiables. De cette façon, le travail positif, et le début franc et sincère d’une relation, une occasion de parole de vérité, sont écartés, pour revenir à l’autoréférence cléricale. Juste au moment où vous dénoncez cette voie comme étant contagieuse”. Et elle rend hommage aux deux papes qui ont permis cette expérience.
Réactions
L’Osservatore Romano du 26 mars reconnait que “Cette démission suscite la stupeur et des ‘retweets’ dans différentes langues, avec des hommages appuyés. Pour plus d’un observateur à Rome, l’arrivée de ce supplément, à l’époque de l’ancien directeur du quotidien du Vatican, Giovanni Maria Vian, avait constitué un ‘tournant historique’”. Il précise qu’“au Vatican cette démission est l’occasion de réaffirmer la ligne indiquée par le pape François de promouvoir ‘le génie féminin’ dans l’Église, y compris à des postes de responsabilité”.
Le directeur de L’Osservatore Romano, Andrea Monda, proteste : “Depuis que j’ai été nommé directeur, j’ai garanti à la professeure Scaraffia et au groupe de femmes de la rédaction la même totale autonomie, et la même totale liberté, qui ont caractérisé le supplément mensuel depuis qu’il est né. Je n’ai, en aucune manière, sélectionné personne, homme ou femme, avec pour critère l’obéissance”. Une nouvelle rédactrice en chef a été nommée, Monica Mondo, le supplément pourrait continuer. Mais sans doute pas tout-à-fait le même.
Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de La Vie, a annoncé par un tweet, la fin de la collaboration entre son hebdomadaire et le mensuel de Lucetta Scaraffia :
Mon amie Lucetta Scaraffia démissionne du mensuel féminin Donne Chiesa Mundo qu’elle avait fondé au sein de l’Osservatore Romano. Pour @LaVieHebdo cela signe la fin d’une belle collaboration avec ce magazine réformateur logé au cœur même des institutions vaticanes.
— Jean-Pierre Denis (@jeanpierredenis) 26 mars 2019”
Reste le témoignage
Il est apparu aux yeux de tous, et avec un rayonnement international, qu’un groupe de femmes libres ont animé, pendant sept ans, un magazine mensuel donnant de l’Église une image autre. Elles ont donné corps à ce que pourrait apporter une présence active et reconnue des femmes. Mais le machisme, sans jupe, a repris sa place.
Notes :
[1] On se souvient que ce triste événement avait fait scandale.
[2] Relayée par Redes Cristianas et en France par NSAE :
https://nsae.fr/2019/03/13/une-interview-de-lucetta-scaraffia/
[3] Dans son discours de clôture du sommet de Rome sur la pédophilie : Golias Hebdo n° 566
Source : Golias Hebdo n° 570