Foi en la vie, foi en Dieu
Par Jean-Bernard Jolly
Cet article a été publié dans le n° 83 de la revue Les réseaux des Parvis : « Partir de la vie pour en faire un chemin de foi ». [1]
La vie n’ouvre pas naturellement sur un chemin de foi. Au contraire, la foi est une reprise de la vie, un effort pour la porter plus loin qu’elle-même. En l’être humain, il y a en permanence ce sentiment mêlé de la vacuité d’une vie qui mène au néant et du sursaut qui affirme que la vie a valeur pour elle-même. C’est une tâche que chacun reprend à sa manière, à la fois croyant et incroyant en la vie, sans qu’il soit besoin de pensées profondes : selon le mot qu’aiment les militants d’ATD-Quart monde, il s’agit de savoir si « l’on baisse les bras », ou si on ne le fait pas. Celui qui refuse toujours à nouveau de « baisser les bras » est par là-même un croyant en la vie, jusqu’à l’entrée dans la mort. Comme on ne peut être croyant que sur un fond d’incroyance, cette foi reste toujours liée à son envers, la peur, le mépris, la détestation de la vie : en un mot le désespoir. Les évangiles que nous écrivons ne sont pas d’abord des paroles, mais des actes par lesquels nous fondons un « nous », dans lequel s’affirme la vie et la résistance à ce qui la détruit.
Dieu, le divin, le sacré sont les mots que l’on a mis, depuis qu’il y a mémoire en l’humanité, sur ce qui est à la fois sentiment de déréliction face à la mort, et conscience forte de la grandeur, de la beauté et de l’amour inhérents à la vie. Les savants qui ont fondé l’étude comparée des religions (Rudolf Otto) ont certes découvert cette dualité du sacré dans des traditions humaines anciennes ou lointaines. Mais on peut penser que c’est leur propre déchirement qu’ils ont pu exprimer à la faveur de la rencontre d’autres peuples. Freud n’est sans doute pas une référence théologique, mais il donne cela à penser lorsqu’il met en scène un « Malaise dans la civilisation ».
Si la foi en la vie ne peut être qu’individuelle, dans son élan, tant qu’il ne retombe pas, elle est portée par le souci de l’autre, l’autre humain et l’autre qu’est la nature, dont il faut « prendre soin ». C’est le premier degré de l’attachement qui s’épanouit en amour. Elle a d’emblée une dimension sociale. Freud, qui s’y connaissait en matière de déchirures individuelles, a voulu comprendre comment elles s’exprimaient dans la collectivité humaine. Sans s’arrêter au détail de la réflexion de Freud, il invite à comprendre comment le sacré « bi-frons » qui imprègne l’humanité a sa transcription dans la vie collective. Comment le supra-humain, dont l’homme a l’intuition comme de naissance qu’il est en lui, a pu être rabattu sur les représentations mondaines du collectif, rites, cultes, mythes, religions, hiérarchies et pouvoir. C’est un autre théologien inattendu que nous rencontrons là : Nietzsche, qui a mis en forme le « Crépuscule des idoles », la nostalgie d’un temps rêvé où le divin allait de soi, symbole de vie et de puissance, remplacé par une modernité qui abaisse l’être humain en l’asservissant à ses fantasmes. Celui qu’il désigne comme l’ultime pourfendeur des idoles, c’est Jésus, le « dernier chrétien ». Pour rester fidèle à sa logique de vie, à ce Père qu’il est seul à connaître, qui le rend libre et rempli de joie, il ne pouvait que mourir sur la croix.
Jésus est lui-même l’aboutissement d’une maturation, celle dont témoigne la foi d’Israël à travers son histoire. Elle a travaillé les consciences, et aussi les institutions, pour que s’épanouisse le sens d’un Dieu ami de la vie. Dieu est amour, c’est la formule lapidaire de Jean, le disciple de Jésus. Lui-même se désigne souvent comme le « fils de l’homme », titre annonciateur de la fin des temps, mais surtout affirmation que c’est en l’homme que réside le mystère de Dieu et du divin. En lui, foi en Dieu et foi en l’homme sont indissociables, et l’une comme l’autre ne peuvent être que le résultat d’une tension en même temps que d’un accueil. Tu es Dieu : cette salutation improbable tirée d’un roman de science-fiction reflète ce que Jésus a promu dans l’humanité. Le Dieu terrifiant ne peut être oublié, pas plus que l’angoisse de la mort. Pourtant le « moment Jésus » est qu’en tout être humain il y a une forme du divin lumineux qui repousse les ténèbres, en lequel il nous est bon de croire.
Religion de sortie de la religion, dit Marcel Gauchet.
Note :
[1] http://revueparvis.blogspot.com/2013/10/numeros-complets.html