Cet entretien avec Cécile Entremont a été publié dans le n° 101 de la revue Les réseaux des Parvis, dans le cadre d’un dossier « Et après ? L’Évangile, espérance et libération » [1]

Ancienne présidente de Parvis, Cécile Entremont est psychologue de profession. Elle a fait par ailleurs des études de théologie et, vivant en milieu rural, elle suit de très près les questions écologiques. Elle est l’auteur de S’engager et méditer en temps de crise – Dépasser l’impuissance, préparer l’avenir (Temps Présent, 2016) [2].
Commençons par ce qui se rapporte directement à ton métier de psychologue : comment vis-tu la période actuelle de pandémie de Covid-19 ?
En tant que psychologue, j’ai continué à suivre une partie des patients par visioconférence et par téléphone. Mais je vais partir surtout de mes propres observations. Pour moi ça a été d’abord une surprise pour les personnes que je suis. Une pandémie mal anticipée. C’était époustouflant que la moitié de la population mondiale se soit retrouvée confinée avec un virus possiblement mortel. Au début, cela a engendré beaucoup d’angoisse de mort et de peur de la contamination, avec un projecteur mis sur notre fragilité et notre finitude humaines. Dans mon cabinet, j’ai eu beaucoup de questions autour de cela, mais aussi au sujet de la solidarité avec l’idée que ceux qui nous sauvaient, c’étaient les soignants, tous ceux qui étaient au front, dans l’alimentaire et la distribution.
Pour beaucoup, ce fut un accélérateur d’une prise de conscience d’un effondrement global. Le système économique mondialisé a semblé très fragile, ce qui a été mis fortement en évidence au moment de la pandémie, surtout du confinement.
La crise économique mondiale pourrait durer, avec une montée des États néo-totalitaires, des démocraties en danger, sur fond de réchauffement climatique, de perte de la biodiversité. C’est anxiogène pour la plupart des gens.
Cela concerne particulièrement les jeunes.
J’ai entendu, et notamment chez les jeunes, une perte de confiance dans le gouvernement suite aux incohérences de décisions non concertées. Et, dans le contexte d’urgence sanitaire, l’inquiétude pour la limitation des libertés et l’augmentation des inégalités. Je savais la souffrance de ceux qui étaient enfermés dans de petits appartements urbains, seuls ou en famille.
À propos des incivilités, il faut se dire que les jeunes ont souffert des mesures de distanciation, de la fermeture des espaces de rencontre et de convivialité et de tous les lieux d’enseignement, leur avenir étant rendu incertain par les difficultés de trouver un premier emploi ou un stage. Comme le dit Edgar Morin, on entre dans le temps de l’incertain, et avec « le danger d’une grande régression ».
Tout cela existait déjà avant, peut-être dans une moindre mesure. Est-ce qu’on peut distinguer des périodes : le confinement, l’après-confinement donc aujourd’hui et l’avenir ?
Quand j’ai pu retrouver mes patients à la fin du confinement, nous étions tous heureux de nous revoir. Cela a mis en exergue un besoin de contact social et d’interaction intersubjective. Un écran ne vaut pas la personne vivante qui est en face de moi. Le confinement a activé ce besoin de contact et personne ne souhaite un nouveau confinement.
À la sortie du confinement, il y a eu deux réactions, ceux qui avaient hâte et exprimaient leur soulagement et ceux qui n’osaient pas sortir. Aujourd’hui il y a comme une sorte de crainte diffuse que ça continue, qu’il faut garder les distances, mettre le masque, annuler encore les rencontres et les fêtes. Les effets sur la vie économique, le chômage, le souci pour la santé des proches, l’inquiétude globale pour l’avenir : tout cela pèse sur les familles.
On peut passer aux questions au niveau écologie, particulièrement importantes dans la période actuelle et partagées d’ailleurs par un grand nombre d’entre nous à Parvis.
J’ai beaucoup lu et écouté. Ça a suscité des espoirs au niveau de l’écologie. En milieu urbain, il y avait moins de pollution. Il y a eu une levée d’espoir pour un changement d’orientation. On pensait qu’il y aurait un recentrage économique, sans faire du protectionnisme, en renationalisant certains secteurs comme l’alimentation, qu’il y aurait un support plus important aux services publics. Et en général une orientation plus écologique. Mais il y a eu des déceptions après les premières mesures. Globalement on attendait que le gouvernement puisse aller dans le bon sens plus rapidement. Je vois autour de moi, plutôt chez les jeunes, mais aussi chez les anciens, ce que nous appelons dans notre jargon psy de l’écoanxiété …
Les impacts sur la planète en tant que biosphère affectent aussi l’humain. On est tous concernés. Il faudrait que tout le monde prenne le problème en considération, et j’insiste sur ces mots : tout le vivant est en danger.
Le vivant en soi, c’est notre corps, notre incarnation. Il s’agit de se relier à soi et aux autres, mais également de respecter tous les êtres vivants autres qu’humains, animaux, végétaux, et tout ce qui contribue à l’équilibre de la nature dont dépend la vie humaine.
Est-ce que la dimension de spiritualité commence à rentrer dans les mouvements politiques écologistes ?
Notre crise de civilisation est aussi une crise de spiritualité. Il est important que chacun s’implique dans ses transformations intérieures pour passer « de l’estime du soi à l’estime du Soi ». Le Soi, c’est le reflet du Divin en soi. Il s’agit de rejoindre en soi cette partie qui nous dynamise, qui nous emmène plus loin que nous-mêmes et nous fait prendre conscience de l’importance de notre maison commune, de ce Vivant universel, et incite à se rapprocher des peuples premiers et de leur rapport à la Terre Mère. Je connais un groupe de jeunes militants dont les membres se ménagent un temps pour s’asseoir en silence, méditer, ce qui permet de s’apaiser à l’intérieur de soi, de se retrouver avec les autres et d’avancer vers cette connexion au vivant.
Cet aspect de spiritualité est en train de s’intégrer au militantisme de pas mal d’écologistes, mais cela reste à la marge. En France, on est encore un peu suspicieux.
La spiritualité, c’est différent du psychisme, qui est ce qui compose à la fois nos pensées, nos émotions, nos sentiments, nos affects, l’inconscient. La spiritualité, c’est quelque chose de beaucoup plus profond, qui nous amène à notre dimension entière que j’ose appeler de transcendance humaine. Je ne confonds pas spiritualité et religion. La spiritualité est une dimension universelle de l’homme alors que la religion est un choix pour nourrir sa spiritualité. En France, la spiritualité, on a peur que ce soit religieux. La spiritualité, pour moi de dimension universelle, est très intéressante par rapport aux religions. À Parvis, on le sait bien pour la religion chrétienne en particulier, qui est très connotée, un peu dépassée… Ces religions ont moins d’audience auprès des jeunes et pourtant ce sont les moins de 50 ans qui sont les plus concernés par la crise mondiale actuelle.
Quel est le rôle de Pablo Servigne dans ses recherches sur la transition écologique ?
Il incarne la jeunesse actuelle, est sensibilisé à l’effondrement avec le réchauffement climatique, la biodiversité, l’effondrement systémique, économique et financier, l’augmentation des inégalités d’un côté et de l’autre côté le fait de « vivre autrement » en ne mettant pas le profit en premier, mais le vivre ensemble ; et sa spiritualité va être une spiritualité humaniste d’abord, du bien vivre ensemble, de respect de la vie sous toutes ses formes sans en revenir à la religion.
Sur le plan théologique, certains ont évoqué pour le covid un châtiment divin, comme lorsque pour le sida on a dit « Après tout ils l’ont bien cherché ! », mais avec le covid on ne peut plus dire ça !
Je crois qu’on peut le prendre pour un appel à repenser et à reprendre notre place d’humain et d’humanité sur la planète, de gardien de la terre et pas de dominateur de la terre !
Le jugement divin qui nous punit… On a vu ça resurgir : la terre se rebelle, etc. C’est largement dépassé ! Annick de Souzenelle, orthodoxe, rapproche le covid de la cinquième plaie d’Égypte, la peste. Pour elle, la symbolique du covid, c’est de nous rappeler que la société marchande fait de nous des objets alors que nous avons en nous un devenir d’Humain dans toute sa verticalité. Elle le voit comme un appel à nous sortir de l’avilissement provoqué par une société menée par l’argent, par la consommation… En tant que théologienne, je souscris totalement à ça.
Pourrait-il y avoir un retour des religions ?
Je n’y crois pas trop. José Arregi nous dit qu’il faut accepter de passer au-delà des religions dans une sorte de spiritualité transreligieuse. Le Dalaï-Lama parle de mondialisation, c’est-à-dire communauté des consciences. Ces formulations ne conviennent pas forcément à tout le monde et je crois qu’une spiritualité qui autorise chacun à garder son capital spirituel d’une religion et de ses écrits, cela me semble l’avenir. L’Évangile est pétri de « Aimez-vous les uns les autres, aimez votre ennemi » ! Il est pétri d’images végétales, de table, de sève, d’huile… Jésus n’était pas coupé de la nature comme on l’est dans notre civilisation. Si on lit les messages de fraternité humaine et universelle apportés par l’Évangile et Laudato si’, on a un christianisme ouvert et très spirituel et qui répond aux enjeux de la crise mondiale actuelle.
J’aime bien l’humanisme planétaire, la maison commune du pape François, ou bien Maurice Bellet qui, devant l’effondrement des religions, a écrit « Croire en l’humain ». Et je crois que c’est José Arregi qui dit : « Je suis un pessimiste avec de l’espoir. » L’espoir chrétien, c’est-à-dire humain.
Propos recueillis par Françoise Gaudeul et Jean-Pierre Schmitz
Notes :
[1] https://nsae.fr/2020/11/24/la-derniere-parution-des-reseaux-des-parvis-39/
[2] On peut lire :
https://nsae.fr/2016/12/23/preparer-lassemblee-generale-de-nsae-en-lisant-sengager-et-mediter-en-temps-de-crise-de-cecile-entremont/
https://nsae.fr/2018/03/27/remettre-en-cause-les-diktats-economiques-et-politiques-inscrire%e2%80%89la-fraternite-et-la-solidarite-dans-une-dynamique-devolution/
https://nsae.fr/2018/03/20/comment-ne-pas-rester-dans-limpuissance-dans-la-peur-de-lavenir/
Photo : Claude Naud