Le quatrième évangile. Récits d’un mystique juif chrétien
Les éditions Karthala viennent de publier un septième livre de John Spong intitulé Le Quatrième Évangile. Récits d’un mystique juif chrétien.
La thèse centrale de l’ouvrage est que l’auteur (ou les auteurs) est un mystique qui a écrit un récit de Jésus rempli de symboles, de figures et d’images conçus pour faire écho dans la mémoire de lecteurs juifs à leurs écritures et à certains de leurs héros et événements les plus mémorables, tels Moïse, Joseph le fils de Jacob, Élie et la libération de l’Exode. En outre, la plupart de ses personnages clés sont des « inventions ».
Spong ne croit pas que Jésus ait dit un seul des mots de l’Évangile de Jean, que les personnages soient des personnages historiques. Nicodème, la Samaritaine, le disciple bien-aimé, la mère de Jésus (qui reste anonyme dans cet Évangile) – tous sont purement symboliques. L’Évangile est une œuvre mystique de la fin du premier siècle, qui raconte de manière allégorique l’histoire de la communauté johannique et le développement du mouvement Jésus, et qui n’a jamais été conçue pour être lue comme un livre d’histoire.
Spong soutient que la communauté johannique avait une vision de Jésus comme quelqu’un qui a donné sa vie par amour pour les autres, quelqu’un à travers qui Dieu resplendissait sous la forme de l’amour. Cela contraste avec les évangiles synoptiques, dans lesquels Jésus est dépeint soit comme le messie juif, sauveur national, soit comme quelqu’un qui est mort pour racheter le péché, un exemple de rédemption sacrificielle. Selon Spong, l’Évangile de Jean présente une nouvelle vision de Jésus comme quelqu’un qui, dans sa vie, a révélé une façon « mystique » d’être dans le monde, celle de donner sa vie aux autres dans l’amour.
Spong interprète les histoires de Jean comme des présentations allégoriques de la nouvelle conception de Jésus. Par exemple, lorsque Jésus ressuscite Lazare d’entre les morts, il s’agit d’une allégorie de la capacité de Jésus à apporter une nouvelle vie aux gens par l’amour. Lorsque Jésus demande à Thomas de toucher ses blessures, c’est une allégorie pour les disciples qui ont fait l’expérience de Jésus, par opposition à ceux qui n’ont pas encore fait l’expérience de la vie d’amour dont Jésus est l’exemple. L’Évangile de Jean est une interprétation théologique : il ne prétend pas à l’exactitude historique, mais articule plutôt une manière particulière de comprendre qui était Jésus pour ses disciples.
L’une des conclusions : « Si vous donnez votre vie aux autres par amour, alors votre vie ne peut vous être enlevée. C’est une façon de comprendre la résurrection de Jésus, qu’il a vaincu la mort, sans prendre la résurrection physique au pied de la lettre ».
___________________________
Extraits de « Présentons le décor » par Spong
Évangile peu intéressant, disons même rébarbatif, voilà quelle était mon idée du quatrième évangile au cours de la majeure partie de ma carrière. À mon avis, il présentait un Jésus dont l’humanité n’est plus intacte. Le Jésus de Jean prétend à la préexistence : il dit venir d’un ailleurs, d’une autre vie, sur cette terre. Il est dépeint doué de clairvoyance, au courant de la vie des gens et de leur passé avant même de les rencontrer, supposé connaître leurs pensées avant de leur parler. Le Jésus de l’évangile de Jean semble aussi endurer la crucifixion sans souffrir. Il n’exprime guère d’angoisse face à sa destinée, pas de refus « de boire cette coupe » comme il le dit ; en fait, Jean lui fait affirmer que c’est pour cela qu’il est venu en ce monde.
Pour moi, l’impact le plus négatif de cet évangile était le rôle joué dans l’élaboration des credo et des dogmes imposés de l’Église. Censé exprimer « le vrai christianisme », l’évangile de Jean a aussi contribué à nourrir des événements aussi effrayants que la chasse aux hérésies et l’Inquisition. […] C’est ainsi qu’au cours de la plus grande partie de mon activité de prêtre et d’évêque, j’ai considéré l’évangile de Jean non pas comme un atout pour mon ministère, mais plutôt comme un problème. C’est pourquoi ma tactique consistait si possible à l’éviter, à ne pas en tenir compte quand je ne pouvais l’éviter, et simplement à me résigner au fait qu’il se trouvait dans le canon de l’Écriture. Quelquefois, je le contournais. D’autres fois, je le défiais ou du moins je prenais à partie ceux qui, à mon avis, comprenaient ou utilisaient mal son message. Pas question pour moi de passer beaucoup de temps sur cet évangile. Un grand ami m’avait donné, au début 1974, un commentaire par Rudolf Bultmann intitulé L’Évangile de Jean. Je l’avais placé sur une étagère et ce n’est qu’en 2010 que je l’ai ouvert, trente-six ans plus tard ! Pour un prétendu intellectuel, quel record !
Un certain nombre d’éléments ont remis en question mon point de vue. L’un a été ma désillusion concernant ce qui est appelé la théologie du salut ou de la rédemption.
Celle-ci insiste sur la faiblesse et la dépravation humaines et présente Dieu comme un « divin sauveur » dont nous sommes totalement dépendants. […] J’ai pris conscience, dans les dernières années de ma carrière, que la compréhension la plus courante du récit chrétien allait à la faillite ; et alors que mes écrits se tournaient vers un essai de formulation de ce que j’ai appelé Un Christianisme Nouveau pour un Monde Nouveau, plusieurs choses m’ont ouvert l’esprit et invité à regarder d’une manière nouvelle le quatrième évangile. D’abord, j’ai commencé à voir de plus en plus l’évangile de Jean comme un livre juif. Ce n’est pas, comme la plupart des spécialistes l’affirmaient au début du XXe siècle, avant tout un travail gnostique, un texte influencé par l’hellénisme, pas même un livre façonné par Philo [1], philosophe juif du premier siècle qui essayait d’amalgamer Jérusalem et Athènes. C’est plutôt, commençais-je à le découvrir, un livre authentiquement juif-palestinien. Dans un ouvrage précédent, j’avais élaboré une approche de Marc, Matthieu et Luc comme œuvres liturgiques façonnées par le culte de la synagogue et organisées en fonction de l’année liturgique des fêtes et jours de jeûne juifs [2]. J’en suis venu à me demander si je pourrais trouver un arrière-plan semblable qui m’aiderait à comprendre Jean.
Je suis alors tombé sur un livre édité en 1960, écrit par Aileen Guilding, Le Quatrième Évangile et le culte juif : étude de la relation entre l’évangile de saint Jean et le lectionnaire juif ancien. En dévorant ce livre, s’est ouverte pour moi une nouvelle fenêtre sur l’évangile de Jean. Pour autant, je ne savais encore que faire des revendications de préexistence divine, ou des idées de Jean présentant Jésus comme la parole de Dieu faite chair et donc un avec Dieu. […]
De là, j’ai porté un regard nouveau sur le mysticisme, sur les soi-disant nouvelles dimensions de la conscience dans l’expérience mystique, et plus particulièrement sur les formes du mysticisme juif au premier siècle. Sur cette base, l’évangile de Jean a commencé à m’apparaître comme une œuvre de mysticisme juif, et le Jésus de cet évangile est soudain devenu non pas un visiteur en provenance d’un autre univers, mais une personne en qui s’est fait jour une nouvelle conscience de Dieu. Avec cette nouvelle perspective, l’affirmation de l’unité avec le Père n’est pas le langage de l’incarnation, mais un langage mystique. Des affirmations johanniques telles que « Si vous m’avez vu, vous avez vu le Père », ou encore les « Je suis » par lesquels l’évangile de Jean attribue à Jésus lui-même le nom de Dieu, et même la volonté de ce Jésus d’apporter la vie en abondance, tout cela est stimulant dans la recherche d’un sens nouveau pour cet évangile.
Armé de ces éclairages provenant de sources multiples, je me suis lancé dans une étude de l’évangile de Jean qui m’a pris cinq années. Une expérience, parmi les plus riches de toute ma vie. En dehors du journal quotidien et des livres dont j’avais accepté d’écrire une recension ou une recommandation, je n’ai rien lu au cours de ces années sinon des documents sur le quatrième évangile. J’ai lu presque chaque commentaire important et reconnu de l’évangile de Jean, disponible en anglais, des XIXe, XXe et XXIe siècles. J’ai parcouru des comptes-rendus d’articles savants, bibliques et théologiques, sur Jean, publiés depuis un siècle. Malgré tout, je n’ai fait que gratter la surface de ce qui est disponible. Je n’ai aucune prétention pour cet ouvrage. Ce n’est pas un nouveau commentaire. Il existe pléthore de commentaires savants, mais ceux pour qui j’écris ne vont pas les lire. […] Mes lecteurs veulent du sens, non pas des données techniques ni une connaissance poussée des différentes étapes dans la rédaction du livre de Jean. C’est pourquoi j’ai lu pour eux les commentaires et j’essaie d’en distiller le sens. L’évangile de Jean a pour propos la vie, une vie largement ouverte, une vie abondante, et, ultime perspective, la vie éternelle, non pas cependant à la façon dont ces mots ont été compris dans un langage religieux. Je vois un nouveau paradigme se faire jour dans le christianisme et j’essaie d’exprimer ce paradigme et de l’enraciner dans la tradition en ouvrant une interprétation nouvelle pour cet évangile. J’y vois une œuvre à vivre autant qu’un livre à maîtriser totalement. […]
Je cherche à poser des bases pour un nouveau regard sur le christianisme et une nouvelle manière de lire l’évangile de Jean. Je peux vous assurer que pour moi la récompense a valu la peine. Je veux espérer qu’il en sera ainsi pour mes lecteurs. […] [Ils] vont apprendre dans ces pages que l’évangile de Jean a été écrit en plusieurs étapes par des auteurs différents, sur une période d’environ trente ans. En aucun sens donc, il ne peut contenir littéralement « les paroles de Dieu ». Ils apprendront aussi qu’aucune des paroles attribuées à Jésus dans cet évangile ne fut très probablement dite par le Jésus de l’histoire. Ils apprendront qu’aucun des miracles, appelés « signes » dans ce livre et attribués à Jésus, ne s’est réellement accompli. Ils apprendront que la plupart des personnages qui peuplent ces pages sont des créations littéraires de l’auteur et n’ont jamais été des gens qui ont réellement existé. Ils apprendront que le langage d’une divinité extérieure qui entre dans la chair de notre existence biologique, cette manière dont la plupart des gens comprennent le christianisme et cet évangile, n’est même pas dans l’intention de celui qui a écrit l’évangile.
Notes :
[1] Philo Judaeus ou Philon d’Alexandrie, né en 25 avant Jésus-Christ.
[2] John Shelby Spong renvoie ici à son livre Liberating the Gospels : Reading the Bible with Jewish Eyes / Libérez les Évangiles. Lire la Bible avec des yeux juifs, 1996. En cours de traduction.
Source : Golias Hebdo n° 650
Lire aussi :
http://protestantsdanslaville.org/john-s-spong/js158.htm
https://baptises.fr/content/john-shelby-spong-quatrieme-evangile-recits-dun-mystique-juif-chretien
« Tous les énoncés théologiques – à des niveaux différents et de différentes manières – sont des énoncés analogiques. Tous les théologiens catholiques le savent, mais – et cela me fait peur – cela finit toujours par être oublié ».
Karl Rahner. Expériences d’un théologien catholique.
https://nsae.fr/2021/01/02/le-langage-religieux-est-metaphorique/
Celui qui est capable de tuer la haine est capable de tuer la mort.