L’automne au potager et dans nos vies
Par Jacques Musset
C’est, au potager, la saison des dernières récoltes. Que reste-t-il ? De la salade bien sûr, des poivrons et des aubergines qu’on mangera farcis, des haricots verts issus d’une deuxième planche semée début août, de la mâche, des poireaux, des betteraves rouges, des céleris boules, des cardes, ces trois légumes qui nous régaleront tout l’hiver, crûs ou cuits, s’il ne gèle pas. Peut-on encore planter ? Oui, les éternelles salades d’hiver, des cornettes d’Anjou, qui donneront de décembre à mars. Mes plants, je les abrite sous un plastique, pour leur éviter les fortes pluies et les réchauffer avec les derniers rayons de soleil.
Malgré ces derniers dispositifs, le potager devient comme un théâtre de plein air qui ferme. Le spectacle est terminé, jusqu’au printemps prochain. Les poteaux de châtaigniers qui soutenaient les tomates sont retirés, lavés et remisés au sec, également les plus petits auxquels étaient attachés les pieds d’aubergine et de poivrons ; les arrosoirs rangés. Les feuilles des pruniers, du lilas et du saule tortueux qui servaient de décor tombent, je les ratisse et les verse dans le compost. Quant à l’herbe toujours encombrante et sans gêne qui prend possession des allées et des carrés inoccupés, je l’arrache une dernière fois avant de la retrouver quelques mois plus tard. Invincible compagne !
À quoi pense le jardinier lorsqu’il remise ses outils à la mi-octobre ? Pour ma part, j’éprouve un certain bonheur intérieur, celui d’avoir mené à bien la conduite du potager depuis le mois de mars, en dépit de quelques ratés : cette année, les poireaux n’ont pas beaucoup grossi et les céleris boule sont un peu maigrichons. Occasion de me rappeler une fois de plus que le jardinier ne maîtrise pas tout. Mais d’une manière générale je suis heureux d’avoir permis à tous les semences et plants si divers qui me sont passés par les mains d’avoir fait un valeureux chemin et fourni généreusement des légumes en quantité et qualité.
Récompensé des multiples efforts auxquels j’ai consenti quotidiennement, je vois, au terme de mon travail, tout son sens, je mesure mieux l’importance de tous les gestes quotidiens d’entretien, si petits soient-ils, qui ont permis la réussite du potager. Oh, le petit potager d’un petit jardinier amateur n’est pas l’une des sept merveilles du monde, mais pour lui, puisque c’est son œuvre, elle est tout de même merveilleuse ! Aucun journal, aucune radio, aucune télévision n’en parlera, mais le petit jardinier gardera, lui, d’année en année la mémoire vivante de son minuscule lopin de terre dont il fut à la fois le serviteur fidèle et le gérant avisé.
Automne dans nos existences rime avec vieillissement. Et ce n’est pas faux. Mais la vie ne s’arrête pas parce qu’on a franchi le seuil des soixante-dix ans. Comme le potager qui, abordant la morne saison, a encore la force de produire quelques légumes tardifs, ceux qu’on appelle les vieux ont encore en eux de belles ressources pour créer, échanger, découvrir le monde, et aussi – surtout peut-être – explorer et mieux comprendre ce vaste et mystérieux continent qu’ils sont eux-mêmes.
Le temps de la vieillesse est une période privilégiée pour se poser la question essentielle : qu’ai-je fait de ma vie ? Quel est son sens ? Que reste-t-il de consistant dans la manière dont je l’ai conduite ? Période privilégiée, car c’est la dernière de l’unique existence qui nous est donnée. En effet, à moins de pratiquer la politique de l’autruche, chacun sait qu’il est mortel. Pour terminer notre vie en demeurant un vivant, il ne faut pas craindre d’en entreprendre le bilan. Non pour nous autoaccuser ni nous autojustifier, car la culpabilité comme la suffisance sont toutes deux mortifères, mais pour tenter de discerner, à travers les méandres de nos cheminements, le fil secret qui les unifie, autrement dit non seulement les valeurs qui nous ont guidés, envers et malgré tout, parfois dans les plus obscures ténèbres, mais ce je ne sais quoi d’intime et de permanent qui nous accompagne à travers toutes les « impermanences » de notre existence. Impossible d’enfermer dans des mots cette essentielle expérience : on ne peut que balbutier de pauvres paroles qui, si nécessaires soient-telles, nous renvoient au silence. Paroles nécessaires, car nous sommes des êtres incarnés et sociaux, mais pauvres paroles, car elles ne sont que l’écho du souffle, de la source, du feu intérieur qui nous habitent au tréfonds de l’être. Les enseignements des voies spirituelles, fruits de la méditation et de la pratique des générations qui nous précédent, désignent cet indicible ; elles sont un chemin, jamais un but. Elles ont pour unique vocation de conduire chacun à l’expérience de l’ineffable dans le quotidien le plus quotidien de sa vie.
Personne ne peut faire ce travail de discernement à la place de quiconque. Personne ne peut parler en cet endroit pour autrui. Nous sommes renvoyés à notre solitude fondamentale. Il arrive toutefois que nous puissions partager, dans la confiance et le respect mutuel, avec quelques-uns, ce qui nous anime en nos profondeurs. Quel bonheur paisible lorsque, dans cette relecture exigeante et lucide de nos vies, nous percevons au long de nos histoires mutuelles, si différentes par ailleurs, un certain esprit commun qui a coloré peu à peu ce que nous sommes devenus et devenons. Nous n’ignorons ni nos failles, ni nos stagnations, ni nos fautes même, mais nous voyons comment à travers toutes ces scories d’humanité s’est tracé malgré tout un sentier d’authenticité. Dans une vie, rien n’est jamais perdu, même les éléments les plus crucifiants, si nous nous l’approprions personnellement. Certains lecteurs pourront penser qu’il s’agit là d’une artificielle reconstruction de sens qui met de la continuité entre une multitude de moments sans lien entre eux. J’ose affirmer le contraire par expérience, mais il m’est impossible cependant d’en faire la démonstration. C’est pourquoi on ne peut en la matière que témoigner.
Qui ne rêverait pas de terminer l’automne de sa vie dans cette paix du cœur et de l’âme, fruit de son existence qui n’a cessé d’être en marche vers l’essentiel !