Le « bon samaritain » ou la religion désavouée
Par Bruno Mori
Chaque fois que je me trouve devant ce texte de l’évangile de Luc, je ne peux pas m’empêcher de ressentir un énorme malaise et une forte sensation de honte, car je me reconnais pleinement dans les deux individus qui font semblant de ne pas remarquer le pauvre diable agressé et abandonné presque mourant au bord de la route et qui continuent tranquillement leur chemin comme si de rien n’était.
Je me demande, avec une certaine angoisse, pourquoi je m’identifie spontanément avec ces deux minables figures. Je cherche à comprendre qui, quoi, quelle éducation, quelles circonstances, ont fait de moi la personne lâche, craintive, attachée à mes aises, à ma tranquillité et à mon petit confort que je suis devenu, en contradiction avec tout ce que voudrais être, avec ce que je pense, avec ce que je prêche, ce que j’admire et ce que je ressens au plus profond de moi-même. Je cherche à saisir les causes de cette dichotomie et de cette inauthenticité. C‘est pour cela que la confrontation avec l’évangile me dérange, me fait peur et que je suis toujours très mal à l’aise en sa compagnie.
Finalement, que cela me plaise ou pas, je suis arrivé à la conclusion que moi aussi je suis le produit de mon temps et le lamentable résultat de la société et du monde occidental auxquels j’appartiens, qui m’ont formé et dont je respire, sans m’en rendre compte, la culture et la mentalité.
Il s’agit malheureusement d’une société construite sur l’individualisme, l’égoïsme, l’indifférence, sur la recherche du pouvoir donné par l’argent et le capital, sur le mythe et l’illusion de la consommation à outrance et du progrès sans fin acquis au prix de l’exploitation des personnes, du pillage et de la dévastation des ressources naturelles de la Planète.
Il s’agit d’un monde où l’oppression et la violence semblent être des phénomènes tellement normaux que non seulement nous sommes devenus insensibles à l’énorme masse de blessures et de souffrances que notre mode de vie occasionne ; mais il s’agit aussi d’un monde où nous nous sommes transformés en des personnes cyniques et éteintes intérieurement et spirituellement. Cela explique, d’un côté, pourquoi nous sommes incapables de voir et de nous indigner devant l’énorme quantité de dégâts et de misères causés par notre style de vie et nos politiques capitalistes prédatrices, stupides et suicidaires ; et de l’autre côté, pourquoi nous sommes tous devenus les complices lâches et irresponsables d’agissements (« géopolitiques ») insensés, barbares et inhumains.
Au travers de mes crises intérieures, j’ai découvert que, en réalité, ce n’est pas nous qui jugeons de la qualité des contenus de l’Évangile, mais que c’est plutôt l’Évangile qui juge de la bonne ou de la mauvaise qualité de nos actions et du contenu de notre vie. J’ai ainsi compris que c’est uniquement en nous regardant dans le miroir de la parole de Jésus et en nous confrontant à elle que nous pouvons connaitre de quel bois nous chauffons, la vérité de notre être, la qualité de notre personne et entrevoir les chemins que nous devrions emprunter pour atteindre notre pleine humanisation et le salut du monde. L’évangile alors, par une sorte de contraste, nous montre un mode d’être humain en ce monde immensément plus valable que tous les modèles offerts par nos sociétés modernes, mais, hélas, combien plus difficile à réaliser, étant donné qu’il va à contre-courant de tout ce que normalement nous désirons et nous faisons.
La parabole du « bon samaritain » constitue, à mon avis, la critique la plus amère jamais adressée à la religion. Le caractère explosif de cette parabole consiste dans le fait de présenter la religion comme une institution non seulement incapable de nous dire qui est et où se trouve notre prochain, mais aussi inapte à poser les gestes du soin et de la compassion sur lesquels elle fonde pourtant les raisons de son existence.
En effet, s’il y a des personnes qui par vocation, par devoir, par cohérence auraient dû secourir l’individu agressé, ce sont bien le prêtre et le lévite, qui pourtant passent outre avec indifférence. La parabole présente, par contre ce samaritain, qui pour les juifs est l’impie et le mécréant par excellence, comme le seul qui, en réalité, vit et pratique les exigences les plus fondamentales de toute vraie religion.
Dans ce récit, Jésus se sert de l’attitude du samaritain, capable d’éprouver empathie, tendresse et pitié, là où les représentants attitrés de la religion n’éprouvent qu’indifférence et mépris, pour condamner, d’un côté, les attitudes déshumanisantes et aliénantes de la religion et, de l’autre, pour faire comprendre quelles sont les vraies dispositions qui doivent animer le comportement de tout être humain et donc, à plus forte raison, celui de ses disciples.
Remarquons finalement que, pour l’évangile, le « prochain » n’est pas seulement l’autre dans le besoin, mais c’est surtout moi qui, comme le samaritain de la parabole, je me suis fait « proche » de l’autre, en me laissant atteindre par sa souffrance. Le prochain c’est ma vie et mon cœur posés près du frère en détresse afin que celui-ci puisse trouver en leur compagnie les motivations, le courage et l’espoir dont il a besoin pour se redresser, continuer à vivre et être heureux.
Dans cette parabole Jésus semble vouloir enseigner qu’il n’y a qu’une seule attitude qui compte dans la vie d’une personne : celle de l’amour. Pour Jésus, il n’y a pas un amour pour Dieu et un amour pour le prochain. Il n’existe qu’un seul amour : celui envers le prochain !
Ici Jésus veut faire comprendre que Dieu n’est pas dans les pratiques religieuses, dans les rites du temple, dans les fonctions sacrées des prêtres et des lévites, mais dans l’homme blessé sur le bord de la route et que notre unique et vraie religion consiste à le soigner.
Cette parabole, symptomatique du contenu de tout l’enseignement de Jésus de Nazareth, nous oblige à admettre que, finalement, l’évangile n’est pas vraiment un livre de religion, mais une école d’humanité. Avec cette parabole Jésus a fait sortir la religion de la synagogue, du temple, des églises, des mosquées, etc., pour la placer dans notre capacité et dans notre disponibilité à aimer comme lui-même a aimé.
Source : http://brunomori39.blogspot.com/
On n’imagine mal la somme de catastrophes
que chacun peut supporter dans l’indifférence,
pour peu qu’elles s’abattent sur autrui.
Georges Elgozy (1909-1989) – économiste
Jésus, qui m’as brûlé le coeur
Au carrefour des Écritures,
Ne permets pas que leur blessure
En moi se ferme.
(CNPL)